La guilde du Chagrin Nocturne

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Oublier, oui. C’était possible pour un instant. Mais une fois la station loin derrière eux, et le plan de vol décidé – une rapide mise au point avec les deux ældiens les avait apparemment fait renoncer à visiter leur oncle pour l’instant – Kael se retrouva seul pour affronter ses démons. Le premier, c’était celui du désir, ce désir lancinant qu’il ressentait en permanence, lové dans le fond de son ventre comme un serpent vicieux et prêt à mordre. Pendant le repas, le jeune perædhel se tint en retrait des conversations animées entre ses amis et des disputes entre Anguel et Aodhann pour observer Yamfa et Omen. Sur la dernière, il rêvassait depuis longtemps : le regard troublant de la jeune psyonique hantait ses nuits, et il s’imaginait régulièrement en train de lui servir de chevalier, et même, de lui faire l’amour dans quelque lit douillet (généralement, celui d’Aedhen) ou de courir avec elle dans le pré rempli de fleurs de chez ses parents (en la portant, bien sûr, dans les bras). Mais Yamfa ? Kael la connaissait depuis l’enfance. Keita avait été le premier humain à devenir son ami, puis, plus tard, il avait connu Yamfa. Jamais il ne l’avait vu autrement que comme une sœur, ou un bon copain. Et pourtant… En se remémorant du goût de ses lèvres, Kael passa le bout de sa langue sur les siennes, essayant de le retrouver. Ses yeux étaient posés sur la jeune fille, dont il détaillait les cheveux noirs et bouclés, les petites oreilles rondes, le cou élancé et les épaules fines et bien dessinées. Son regard croisa le sien à nouveau, et cette fois, elle le soutint.

« Dis donc Yam’, sonna soudain la voix rieuse d’Anguel au-dessus de toutes les autres. Tu t’y es vraiment bien pris en embrassant Kael pour le soustraire à l’attention des mouchards. C’était vraiment bien pensé, très malin ! »

Le bégaiement de la jeune fille, ainsi que l’oeil concentré, rusé et observateur d’Aedhen n’échappa pas à Kael. L’ældien déplaça ses pupilles rubis sur lui sans bouger, et un léger sourire, presque imperceptible, fit remonter le coin de sa lèvre ourlée, en accentuant le pli cruel.

Elle n’attend que ça, l’entendit-il dire comme s’il lui parlait de vive voix. Emmène-là dans ma cabine ce soir… Et je te montrerai ce que doit savoir un mâle.

Kael sentit ses oreilles chauffer. C’était une chance, finalement, qu’il rougisse de là et pas du visage. Présentement, ses oreilles étaient couvertes par ses cheveux. Personne ne pouvait voir.

Le sourire d’Aedhen s’élargit, et il ferma les yeux, félin. Kael le vit ricaner discrètement dans son poing.

Allongé dans son lit, les bras croisés sur le ventre et les yeux fixés sur les lumignons en forme d’étoiles que sa sœur lui avait collé au plafond, Kael se repassa les derniers évènements avant de plonger dans sa rêverie. C’était son père qui lui avait instruit de faire cela. Mais Ar-waën Elaig Silivren n’avait pas précisé quel genre de souvenir il fallait revoir.

Le comportement nouvellement fraternel et parfois embarrassant d’Aedhen. Les révélations sur son avenir et celui de sa mère. La défection d’Indis. L’aveu du prénom de La Brute. Le baptême de leur vaisseau. Leur fuite, au nez et à la barbe du SVGARD. La langue mouillée de Yamfa forçant ses lèvres, trouvant la sienne et venant s’enrouler autour.

Kael laissa échapper un grognement étouffé en sentant la tension revenir dans son caleçon. Le goût salé de la langue de Yamfa… Est-ce que toutes les langues avaient ce goût ? Ou était-ce juste les humains ? Il ne pouvait pas dire pour Aedhen, dont il avait surtout senti les dents. Mais Yamfa… Sa langue avait le goût inoubliable de ce cœur sanglant de daurilim que son oncle lui avait permis de manger sur Nuniel. Tu l’as mérité. Ce myocarde dégoulinant d’ichor rubis, du même rouge que le piwafwi du prince dorśari, régulièrement trempé dans le sang… Ce liquide grenat coulant sur la peau caramel de Yamfa. La nuque fine de Yamfa… Mordre la nuque fine de Yamfa. Mordre sa langue. Sentir le sang couler sur la sienne. Mordre. Lécher.

Le jeune perædhel étouffa son grognement dans son oreiller. Cela devait arriver. C’était dégoûtant, mais il se sentait bien. Pantelant, il resta un moment à rêvasser, le temps de laisser son coeur retrouver un rythme normal. Lorsque cela fut fait, il se leva, et alla prendre sa douche.

Il était à peine sorti que son récepteur de communication se mit à vibrer. Il se dépêcha de décrocher : il avait besoin des informations apportées par son père.

Mais ce ne fut pas la silhouette de ce dernier qui apparut dans sa cabine. C’était celle d’un filidh inconnu, dans toutes ses régalia. À la couleur des motifs de son costume, ainsi qu’aux glyphes qu’il arborait, Kael réalisa qu’il ne faisait pas partie de la guilde qu’il connaissait, celle du Chemin Voilé. Il portait un masque au rictus triomphant et aux dents acérées qui paraissait à Kael d’autant plus inquiétant qu’il savait, pour l’avoir vu sur sa sœur et son mari, et même celui de son autre sœur, dissimuler le visage d’un ædhel au visage austère dont le regard était lourd de secrets concernant l’avenir de leur peuple tout entier. C’était ce savoir qui les faisaient porter la marque de la larme de Narda sur leur joue gauche. Narda, la seule ældienne qui pouvait pleurer, le faisait pour tout leur peuple. Et l’Amadán, lui, riait.

« Caëlurín Rilynurden, fit la voix basse et sans âge du barde. On m’a fait savoir que tu cherchais à rencontrer le Chagrin Nocturne. »

Kael savait qu’il était vain de poser des questions aux filidhean, mais en comptant trois de cette obédience là dans sa famille (quatre, si on considérait que Śimrod en avait été un), il en était moins effrayé que le reste de son peuple.

« Qui vous a prévenu ?

— Qui ? L’incarnation d’Arawn nous a prévenu. Notre troupe s’enorgueillit de compter dans ses rangs l’Étranger, intronisé il y a des éons de cela par l’un de nos anciens meneurs. C’est lui qui nous a prévenu. Lui seul décide de qui doit recevoir la grâce de l’Amadán. »

L’Étranger… Voilà que ce nom mystérieux revenait.

La rumeur disait que Śimrod était l’Étranger.

« Euh… Je dois seulement recevoir une nouvelle sauvegarde, fit Kael en serrant son cristal entre ses longs doigts. La mienne est brisée.

— La marque de l’Aonaran est sur toi. Si l’Amadán le veut, tu seras appelé, toi aussi. Rends-toi sur le pont des soupirs sous la coupole de cristal du nouveau royaume de Mebd, dans la Cité des Oubliés, dans trois cycles, au moment du crépuscule. Là, un émissaire de chez nous te donneras ce que tu recherches. Sois-là en temps et en heure. »

La communication se coupa d’un coup. Kael s’aperçut avec stupeur que son appareil avait également été éteint, de son côté, sans qu’il y touche. On prêtait aux filidhean une maîtrise des configurations bien plus élevée que la moyenne des hiérarques, et une science du combat égalant au moins celle des aios. Même si sa sœur Angraema prétendait que c’était au-dessus de la réalité, que seuls des voués à Lamh Deargha Naeheicnë maîtrisaient réellement l’art de la guerre, posséder les deux qualités – celle du mage et celle du guerrier – à parts égales suffisait à faire d’eux des êtres redoutables. Si on y rajoutait le sens de stratégie, la manipulation et le rouage de l’Amadán… Alors, il y avait véritablement de quoi les craindre.

Et il avait rendez-vous avec eux, dans moins de trois cycles.


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