Défection

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La vente de l’ayesh se déroula sans anicroche. La cargaison fut prise en main par des transporteurs artificiels dans les strates réservées au commerce extérieur de la mégastructure, et le paiement crédité directement sans que Kael ou son équipage ne rencontre un seul être organique. Les gains furent partagés, et déposés sur les convertisseurs de chacun. Comme les deux ældiens n’en possédaient pas, il fut décidé que ce serait Kael qui leur garderait leur part.

« Garde-le, lui proposa Aedhen. Nous n’avons que faire de la monnaie adannath. En échange, tu nous repaiera d’un service ou d’un objet chacun le jour où le besoin s’en fera sentir.

— Je préfère vous payer en bonne et due forme, insista Kael.

— Non non, tu nous paieras plus tard. »

Cette situation était loin de plaire au jeune perædhel : il ne voulait être redevable de rien. Voilà pourquoi ils n’ont pas plus insisté pour augmenter leur part lors du partage, comprit Kael intérieurement.

Mais il n’avait pas le choix. En effet, l’argent humain, complètement dématérialisé, n’avait aucune valeur dans les sociétés ældiennes, où l’on s’échangeait des services, et, à la rigueur, des matières nobles comme le cristal et le métal.

Suite au succès de leur première entreprise, l’équipage de Kael reçu un premier grade. Ils passèrent de Classe B-10 à B-10’, ce qui leur permettrait, de passer à 9, puis à 8, et ainsi de suite jusqu’à la classe B-1. La classe au dessus était A, c’est à dire un vaisseau de type militaire, pouvant être équipé d’armement (et donc conduire des entreprises plus dangereuses).

Cependant, les bureaucrates qui géraient les comptoirs de commerce de l’Holos reprochèrent à Kael de ne pas avoir nommé sa compagnie. Il leur imposa de déposer une appellation pour leur vaisseau sur le champ, sous peine de voir leur licence annulée. Au lieu de repartir discrètement comme il l’avait souhaité, Kael fut obligé de débarquer dans les zones habitées du skyhook pour prendre rendez-vous avec un agent gouvernemental. Là, il convoqua tout son staff dans un bar de nautes juste en face du comptoir. Il y en entra avec plus de décontraction que sur Thriton : il était un vrai nauclère à présent, un capitaine d’équipage qui avait déjà mené avec succès une entreprise, lointaine et dangereuse qui plus est.

« Bon, je suis convoqué au Bureau des Nautes à 15h10, fit Kael une fois toute la troupe attablée. On a cinquante minutes pour trouver un nom. Des idées à soumettre ?

— Pourquoi ne pas appeler tout bêtement notre vaisseau Entreprise ? proposa Keita. Puisque c’est ce qu’il fait. Des entreprises.

— C’est déjà pris, grogna La Brute. Moi je propose La Communauté de Kael, parce que c’est lui qui nous réunit, nous tous qui venons d’horizons si différents.

Kael, embarrassé, secoua la tête.

— Non, ça ne va pas. Et puis ça fait trop penser à ce film, là…

— Ah oui, intervint Yamfa. Celui qu’on a vu chez toi !

— Voilà. Non, je pense quelque chose dans lequel tout le monde se retrouve… Peut-être un truc composé des premières lettres de nos prénoms.

— Ah, bonne idée ! fit Keita. Alors, voyons ce qu’on a… K, Y, K… La Brute, c’est quoi ton vrai nom ?

Le vétéran secoua la tête, ennuyé.

— Ah non, je peux pas vous le dire.

— Allez !

— S’il te plaît ! insista Yamfa.

La Brute se passa la main sur ses cheveux drus, qui repoussaient déjà sur son crâne rasé.

— Bon, si vous insistez… Ok. Je m’appelle Anguel.

— Anguel ?

— Qu’est-ce que ça veut dire ? C’est de quelle origine ?

— J’en sais rien… Anguel, voilà. C’est mon nom.

— Bon. Un nouveau A, alors. Avec ceux d’Aodhann et d’Aedhen, fit Keita en regardant les deux ældiens qui suivaient la discussion d’un œil vif et intéressé, sous la capuche de leurs piwafwi – ça nous fait trois A. K, Y, K, A, A, A… O… Et I…

— Ne me comptez pas, fit soudain Indis, qui était restée silencieuse jusqu’ici. J’ai apprécié cette entreprise avec vous, je pense que vous êtes une chouette équipe, mais… Je ne vais pas rester. »

Un silence de tombeau suivit cette annonce. Le regard de Kael se posa sur elle, aussi incisif que celui d’un oiseau de proie.

« Quoi ? Tu nous lâches ? »

Indis baissa le nez. À côté d’elle, Yamfa la regardait, une expression de dégoût intense sur le visage.

« Je suis désolée, Kael. T’es un super capitaine, je le pense vraiment.

— Alors où est le problème ? » répliqua ce dernier, plus vertement qu’il ne l’aurait voulu.

La jeune femme releva ses yeux bleus.

Eux, fit-elle en désignant les ældiens. Et une moitié de toi. »

Cette explication lui amena un regard indigné de la part de Keita et Yamfa. Le vétéran, pour sa part, affichait seulement de la curiosité sur son visage habituellement fermé.

« Mais je croyais que t’étais d’origine ældienne… commença-t-il.

Indis leva les yeux au ciel.

— Allez, vous saviez tous que c’était faux, fit-elle en posant ses deux mains sur la bakélite de la table.

— Et tu voulais rester sur le cair de Sheod ! continua Keita.

— J’étais victime de leurs enchantements. C’est comme ça, avec eux. Et ça le sera toujours. (Elle jeta un regard haineux aux deux ældiens, avant de se tourner vers ses anciens amis). Désolée les gars, mais je peux pas rester. Merci pour tout. »

Elle se leva, face à un Kael impassible, ramassa sa veste de vol et quitta la table. L’assemblée la vit traverser le bar hâtivement – presque en courant – puis quitter les lieux.

Personne ne parla pendant un long moment. Ce fut Aodhann qui rompit le silence le premier, avant de se lever.

« Voilà comment sont les adannath. Des briseurs de serments ! Cela a toujours été.

Puis il regarda Kael, vissant son regard incarnat sur le perædhel.

— Je ne te l’avais pas dit ? lui lança-t-il en ældarin. Des traîtres ! »

Et, à son tour, il vida les lieux.

« Eh ben, fit La Brute – Anguel. Je dois dire que je ne m’y attendais pas ! »

Kael était plus sonné par cette désaffection qu’il ne l’aurait cru. Mais il resta impassible, et c’est d’une voix égale qu’il reprit la parole.

« Bon, ça au moins c’est fait. Mieux vaut maintenant que plus tard, et elle a fait son choix. Aedhen, toi ou ton frère, un des deux, devra prendre le poste d’Indis… Ça ne te dérange pas ?

— Pas le moins du monde, sourit l’ældien, plus suave que jamais. Aodhann s’intéresse de près à la navigation : c’est donc lui qui remplacera la blonde humaine.

— Ok, ça c’est réglé, continua Kael. Le nom du navire, maintenant. Faut se dépêcher : il y a encore la queue au Bureau à faire, et ils ferment dans trente minutes.

— Pourquoi pas Ayaka-ko ? proposa Yamfa, sortant de son mutisme stupéfait. Ou O-Kayaka ? Ce sont des prénoms féminins dans la langue de la communauté d’origine de Keita et de ta mère, non ? Ça marche aussi dans celle d’origine de mes parents, et ça reprend toutes les lettres de nos prénoms.

— Faut rajouter le suffixe – maru derrière, alors, proposa Keita. C’est comme ça que s’appellent les vaisseaux dans notre communauté.

— Ayakako-maru ? C’est pas un peu long ? intervint La Brute.

— On peut aussi décider d’éliminer les lettres doubles, proposa Keita. Ça fera Ayako-maru, c’est plus cohérent.

— Et facile à dire et à retenir », renchérit La Brute.

Le jeune mercenaire se tourna vers Kael, qui avait gardé le silence pendant toutes leurs tractations. Visiblement, il n’était pas d’accord.

« T’en penses quoi ?

— Ça ne va pas, fit Kael. Je pensais plutôt à un truc plus fort. Comme… Ama no kawa.

— La Voie lactée, en ancien japonais, observa Keita pensivement. Je trouve que ça claque. Un bon nom de vaisseau. Qui est pour ?

Tout le monde leva la main, sauf Aedhen.

— Tu es contre ?

— Je m’en fiche, répondit l’ældien. C’est votre navire, un navire humain. C’est vous qui choisissez.

— Et ton frère ?

— Mon frère dira comme moi.

Kael hocha la tête, puis il se leva.

— C’est décidé, alors. Je vais enregistrer le vaisseau. Vous pouvez m’attendre ici. »

Le jeune semi-ældien sortit du bar, rabattant la capuche de son sweat-shirt sur sa tête. Dans les super-structures de très grande taille du type de celles qui composaient l’anneau du skyhook où ils avaient accosté, la condensation des zones de cultures hydroponiques provoquait de mini-orages, encore aggravés par les éclairs électroniques dus aux interférences entre le hardware de la Crypte et la réalité basique. Le skyhook avait une structure en mille-feuilles, où chaque couche, chaque zone – qu’elle soit résidentielle, technique, agricole, gouvernementale – était séparée par une megastructure incorporant les centaines de milliards de kilomètres de câbles qui formaient à la fois le système nerveux de la Crypte et le squelette de la Ville. Parfois, ces zones soigneusement compartimentées entraient en collision les unes avec les autres. C’est ce qui provoquait les orages électroniques. Exactement comme ce qui se passait entre les différentes zones de l’Ethereal. Après tout, c’était bien cette dernière qui avait inspiré les humains pour construire cette immense dimension virtuelle qu’on appelait la Crypte.

Une fois dehors, Kael tourna son visage vers le haut, espérant qu’un peu d’eau de pluie – même pas très propre et sentant le silicium fondu – laverait son visage de la tristesse incompréhensible qu’il ressentait. Pourquoi le départ d’Indis Reiss, qu’il ne connaissait que depuis trois cycles et dont il ignorait tout, l’atteignait-il autant ? Il avait l’impression d’avoir reçu un coup de poignard, appuyant douloureusement sur la même plaie ouverte par la conversation qu’il avait surprise entre Keita et Anguel.

Je prends tout mal, se dit Kael en laissant la pluie baigner son jeune visage. Je suis trop susceptible. Trop fragile. Faut que je me blinde. Que je me fortifie.

Et que je détermine qui sont mes vrais amis.

Kael ouvrit ses yeux verts d’eau. Finalement, et contrairement à ce qu’il aurait cru au départ, les humains lui en avaient plus mis dans la tronche que les ældiens. Au moins, les ældiens annonçaient la couleur directement – enfin, la plupart du temps. Mais surtout, leur dureté n’était qu’une façade, une armure pour dissimuler et protéger ce liquide jaune et pailleté comme une corne de carcadann qui s’agitait dans le verre translucide de leurs cœurs. Mais les humains… Les humains… Ils étaient mous à l’extérieur et horriblement durs à l’intérieur. Ils vous juraient par tous les dieux pour mieux vous abandonner, vous critiquer ou vous trahir par la suite. Ils dissimulaient leurs véritables pensées, vous souriaient tout en pensant : monstre. Jamais un membre de sa race, même le plus machiavélique et malveillant des « déchus » de Dorśa, n’aurait fait ça. Leur nature ignée les faisait sauter en l’air et tomber le masque trop vite. Même le sourire du « faux-visage » des filidhean n’était pas factice, c’était celui, désespéré, d’un tempérament sentimental et passionné qui préfère rire devant l’horreur et le fait en serrant les dents.

Je vais me méfier, maintenant, décida Kael. On ne m’y reprendra plus.

Fort de cette nouvelle détermination, il poussa de nouveau la porte du Bureau des Nautes.

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