La tribu de Sheod

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Les trois garçons quittèrent la salle d’eau, afin de laisser les filles sortir de l’eau et se rhabiller. Mais ils n’avaient pas fait trois pas dehors qu’ils se retrouvèrent nez à nez avec l’un des chasseurs dorśari.

C’était le plus âgé, celui qui commandait aux deux autres. En voyant son regard sombre et autoritaire, Kael baissa immédiatement la tête.

L’ældien les contempla en silence, longuement. Impossible de lire quoi que ce soit sur son visage.

« Comment êtes-vous sortis de la soute ? » finit-il par demander en Commun.

L’entendre parler la langue officielle des humains – et s’adresser directement à eux, par-dessus le marché – surprit les trois jeunes.

« Vous parlez notre langue ? » s’étonna La Brute.

Mauvais, ça, pensa Kael. Il trouvait son comparse trop familier avec ce vieux mâle à l’air sévère.

« Qui êtes-vous ? demanda encore le chasseur. Comment êtes-vous sortis de la soute ? »

Les trois jeunes gardèrent le silence. Du coin de l’oeil, Kael remarqua que Keita le regardait avec insistance : il voulait qu’il se manifeste, et revendique ses origines ældiennes.

Mais toujours, Kael doutait de la pertinence de cette option.

Les quatre continuèrent à se regarder en chien de faïence, la tension devenant un peu plus palpable à chaque seconde. Et soudain, les deux autres ældiens firent leur entrée.

« Père, annonça l’un des deux en ældarin en entrant dans la salle. Regarde ce qu’ils ont fait à Grigsterm ! »

C’est donc un père et ses deux fils, réalisa Kael.

L’un des jeunes mâles portait le sluagh inanimé dans ses bras. Il le montra à son père, qui, après avoir passé sa grande main griffue sur le visage plissé de la créature, tourna un regard noir de colère contenue vers les trois humains.

« Vous êtes des barbares, siffla-t-il avec un guttural accent des Cours Sombres, qui ressortait davantage sous le coup de la rage. Vous avez presque tué notre vieux majordome. Vous savez quel âge il a ? »

La Brute eut l’air un peu étonné. Puis il regarda Kael.

« Désolé. Mon capitaine ici présent – il montra Kael – m’avait demandé de ne pas le tuer, mais dans l’urgence, j’ai peut-être frappé un peu fort. »

L’ ældien fronça les sourcils.

« Frappé fort ? Grigsterm avait préparé et amené vos repas lui-même, en dépit de la souffrance provoquée par ses vieux os fatigués. C’est lui qui a insisté pour qu’on vous les présente aussi bien. Si cela n’avait tenu qu’à moi, je vous aurais jeté une de ces vieilles rations en cube de cette matière ignoble que vous affectionnez tant, vous, les humains !

La Brute releva son regard sombre et déterminé sur son interlocuteur.

« Il ne fallait pas vous attaquer à nous. Vous nous attaquez, on se défend ! »

Le jeune à la fourrure se tourna vers son père.

« Père, tonna-t-il en ældarin, ces faux-singes sont trop insolents. Laissez-moi les châtier ! »

Mais son père le calma d’un geste.

« On ne vous a pas attaqué, dit-il en Commun. On vous a secouru.

— Pour nous prendre nos femelles !

Vos femelles ? C’est donc ainsi que vous considérez les trois autres membres de votre équipage ? »

Cette répliqua coupa la chique à La Brute. Kael en profita pour lui glisser un mot.

Ne dis plus rien, maintenant, lui chuchota-t-il en aparté. Tu ne fais que les rendre fous de rage. Laisse-moi parler : c’est moi le capitaine.

Il lui fallait bien prendre ses responsabilités.

« Excusez mon homme de main, dit-il en s’adressant directement au père, en Commun. Il ne connaît pas les usages, et il est zélé à son poste. »

Le jeune ældien – celui qui avait le panache – le désigna d’un geste impérieux du menton.

« Et toi, le couvert-de-boue, tu les connais, les usages ? » siffla-t-il, ses pupilles d’onyx fixées sur Kael.

Encore une fois, son père le calma d’un mot.

« Quel est ton nom, jeune humain ? lui demanda-t-il. Et celui de ton vaisseau ?

— Mon vaisseau n’a pas de nom, répondit Kael, se félicitant de ne pas l’avoir encore baptisé. Et mon équipage m’appelle Capitaine Srsen.

— Capitaine Srsen… Srsen. Et ton prénom ?

— Je vous le donne si vous me donnez le votre », répliqua Kael du tac au tac.

Un fin sourire se dessina sur le visage énigmatique du père. Mais ses deux fils, chacun d’un côté, plissaient les yeux, les épaules ramassées.

« Je vois… Bien. Mon nom est Sheod Uathna. Pour ce que ça vaut à vos oreilles… Et voici mes deux fils, Aedhen (Il désigna celui qui avait les cheveux lâchés) et Aodhann (Il montra celui au panache). Vous connaissez déjà ce pauvre Grigsterm… À nous quatre, nous formons l’équipage du cair Bearach. »

Kael acquiesça d’un signe de tête poli. À l’écoute de leurs noms, les deux jeunes mâles, d’abord surpris, avaient légèrement incliné la tête.

« Je m’appelle Kael Srsen. Mon second est Keita Yanami, ma responsable du fret Yamfa Dibate… Ma navigatrice s’appelle Indis Reiss, ma psyonique Omen… Et vous connaissez déjà La Brute.

— La Brute le bien nommé, sourit Sheod, dont les crocs luisirent dans l’ombre.

— Il ne faisait que son travail. Je regrette que votre majordome soit dans un tel état.

— Il s’en remettra. Et qu’est-ce qui vous amène par ici, Kael Srsen ? »

Kael sentit le regard de La Brute sur lui. Effectivement, les ældiens avaient l’art de retourner les choses. Qu’est-ce qu’ils faisaient ici, eux ?

« Nous sommes venus pour l’ayesh, répondit Kael. Nous sommes des commerciaux, et arpentons la Voie pour trouver et revendre des marchandises dans les dix mille mondes qui forment la République de l’Holos.

— Les dix mille mondes qui forment l’empire ultari, le corrigea Sheod.

— Si vous voulez. Mais nous vendons aux humains.

— Evidemment ! Je vois mal comment vous feriez pour vendre aux ædhil. »

Kael garda le silence. Tout au fond de lui, il se sentait testé par ce Sheod Uathna.

D’un regard rapide, il avisa la position – et l’expression – des deux féroces guerriers qui lui servaient de fils. Ils étaient nettement hostiles. Mais le père, lui, ne l’était pas : il était juste malicieux, un peu méprisant, et moqueur.

Ældien, quoi, dut admettre Kael.

« Et si je peux me permettre… Tenta-t-il, retrouvant le goût du challenge. Que faisiez-vous, vous, sur Rvehk ? »

Le regard outré que s’échangèrent les deux fils – avant de regarder leur père – lui indiqua qu’il était peut-être allé trop loin.

« Père, fit Aedhen, que dit ce faux-singe ?

— Père, depuis quand les ædhil ont à se justifier devant les adannath ? Depuis la nuit des temps, notre race est libre d’arpenter l’océan des étoiles ! Partout où se pose notre cair, nous faisons notre territoire. »

Les deux fils, fiers et visiblement impétueux, bouillonnaient de colère. Kael leur jeta un regard rapide, tout cela pour rencontrer celui, incandescent, du dénommé Aodhann, le mâle au panache. Ce dernier l’avait nettement pris en grippe.

C’est lui le plus chaud, entendit-il penser La Brute dans sa tête. C’est lui dont il faudra se débarrasser en premier, s’il y a du grabuge.

Pense moins fort, lui signifia Kael mentalement, espérant que le message lui parviendrait. Alors, une toute petite voix se fit entendre :

Je relaie, capitaine Srsen.

Omen. Rassuré, Kael ne put s’empêcher d’afficher un grand sourire. Même avec de petits moyens, leur équipe assurait !

« Pourquoi ris-tu, iblith ? » cracha Aodhann dans un Commun hésitant, mais néanmoins très agressif.

Cette fois, Kael répliqua. Les mots sortirent d’un seul coup, sans qu’il puisse les contrôler.

« Tu me traites d’esclave, et après, tu prétends avoir des intentions pacifiques ? s’emporta-t-il. Deux poids, deux mesures ? »

Le dénommé Aodhann recula, choqué. Sa longue queue noire s’était déroulée et redressée, immense. Avec un petit poinçon au coeur, Kael dut admettre qu’elle était magnifique.

« Tu comprends notre langue ? s’étonna Sheod.

— Un peu, oui, admit Kael en courbant le dos.

— Il a des notions, intervint La Brute.

— De très bonne notions, seigneur », ajouta Keita.

Le regard de nuit de l’ ældien passa de l’un à l’autre, très vite, avant de se fixer sur Keita.

« Un qui a des notions de notre noble langue, et un qui connaît un peu mieux les usages que celui qui prétend les connaître… Drôle d’équipage, Kael Srsen. Enfin. Vous voulez repartir, donc ?

— Le plus tôt possible, admit Kael. Nous vous sommes très reconnaissants, et aurions aimé profiter un peu plus de votre merveilleuse hospitalité, mais nous avons beaucoup de route à faire et nos familles nous attendent. Personnellement, j’ai promis à ma mère de la contacter tous les trois cycles, et la date approche bientôt…

— Ta mère. Oui. Effectivement, on ne fait pas attendre une mère », admit l’ældien.

Sheod Uathna les contempla en silence, un peu radouci. Puis, soudain, ses yeux aigus tombèrent sur la queue de Kael, couverte de boue et enroulée autour de sa taille, serrée au dernier degré. Kael avait espéré qu’elle passerait inaperçue. Il avait cru qu’elle passerait inaperçue.

Les yeux de l’ældien s’étaient focalisés dessus, et il fixait l’appendice de toute son attention, penché en avant comme un terrible prédateur. L’intensité de son regard, s’il mit les humains extrêmement mal à l’aise – le jeune perædhel sentit une peur âcre émaner de ses comparses, sourdant de leurs pores – attira surtout l’attention des deux autres ældiens. Le dénommé Aodhann – celui au panache – bondit devant Kael, et avant même que personne n’ait pu faire un geste pour l’arrêter, il avait saisi le misérable appendice entre ses longs doigts griffus.

« Rhach ! jura-t-il en ældarin. Fer et cendres… Je n’ai jamais vu une chose aussi laide ! »

Impitoyablement, sans se soucier de la grimace de Kael, il tira bien haut le panache miteux et couvert de boue, le montrant ainsi à toute l’assemblée.

« Père, s’écria-t-il, la voix vibrante d’horreur contenue. C’est une queue de femelle, un panache sans sa livrée ! »

Sheod recula, choqué, comme si on venait de lui annoncer la pire des atrocités.

« Un panache sans sa livrée ? » s’étrangla-t-il.

Kael ne s’était jamais senti aussi honteux de sa vie. Les sourcils froncés et les oreilles basses, il fixait le sol, le coeur battant à cent à l’heure. L’humiliation était totale.

Voyant qu’on agressait son capitaine, La Brute s’interposa.

« Laissez-le ! Pourquoi humiliez-vous mon capitaine, bande de suprémacistes ? Il est semi-nekomat ! En tant que citoyen de la République Sapiens, il a droit au respect !

— Oui ! Laissez-le tranquille ! s’indigna Keita. On ne vous a rien demandé, nous !

— Est-ce qu’on se moque de vos oreilles pointues ? » ajouta La Brute.

De nouveau, les yeux acérés des ældiens se focalisèrent sur eux. Ils étaient furieux.

« Débarbouillez-moi ce Kael Srsen », ordonna Sheod Uathna à ses fils.

Aussitôt dit, aussitôt fait. Kael fut impitoyablement traîné dans la salle d’eau. Il eut beau se débattre comme un diable, les deux jeunes mâles le maîtrisèrent sans effort. Il réussit tout de même à donner un coup bien placé dans le visage arrogant d’Aodhann, aidé par La Brute et Keita qui s’étaient précipités à la rescousse. Mais d’un geste, sans même les toucher, Sheod les envoya valdinguer quelques mètres plus loin. Et Kael fut jeté à l’eau, dans le bassin où se tenaient les membres féminins de son équipage quelques instants plus tôt.

Il ressortit de l’eau immédiatement, humilié et envahi d’une rage si intense qu’elle lui coupait la respiration. Heureusement, il n’y avait plus trace des filles. Elles avaient du s’enfuir en entendant les ældiens.

« Les nekomat détestent l’eau, c’est bien connu, murmura La Brute d’un air inquiet, en constatant le regard incandescent de Kael.

— Arrête, le tança Keita d’un air résigné. Plus la peine de jouer la comédie. Tu sais comme moi qu’il n’est pas nekomat. »

Kael sortit du bassin lentement, attrapant d’une main ses longs cheveux blancs pour les essorer. Lavée de la souillure de la fange, sa queue pendait derrière lui, les plaques de fourrure noire et blanche nettement visibles, dégouttant sur les dalles. Ses oreilles pointues ressortaient de sa chevelure collée à son crâne, plus visibles qu’elles ne l’avaient jamais été.

« Un perædhel, souffla Aedhen.

— Traître ! attaqua immédiatement son frère. Pourquoi nous as-tu caché que tu étais perædhel ? As-tu honte de ton sang ? »

Kael ne répondit rien. Il jeta un regard glacial à Aodhann en passant, puis attrapa une serviette de lin que les filles avaient laissé traîner pour se sécher.

Sheod, qui jusqu’ici fixait Kael, fasciné par la révélation, s’arracha à sa contemplation pour se tourner vers ses fils.

« Laissez-les. »

Puis il regarda les trois comparses.

« Vous pouvez utiliser cette salle pour vous laver, leur dit-il en Commun. Vos compagnes sont dans les appartements qu’on leur a octroyé, à côté. Nous nous reparlerons plus tard. »

Il regarda pensivement Kael.

« Je pense que vous avez des choses à vous dire », ajouta-t-il d’un ton entendu.

Et il les laissa.

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