Astres en fusion et planètes roulantes

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Kael s’éveilla en plein milieu du cycle de nuit, tiré de sa rêverie par une sensation très désagréable. Ouvrant les yeux dans le noir total, il mit un angoissant moment avant de s’habituer à l’obscurité. D’habitude, les petites loupiotes que lui avait confectionnées sa sœur Lalaith pour « décorer son cair » et lui « rappeler la maison » étaient allumées, les minuscules cristaux qu’ils contenaient libérant leur charge luminescente une fois que tout était éteint. Mais là, pour une raison inconnue, elles étaient éteintes.

Kael était assoiffé et trempé de sueur. Il retira ses écouteurs d’un geste rapide et se redressa sur sa couchette. Tout le long de sa rêverie, très désagréable, il s’était senti observé.

Pourtant, elle avait bien commencé. Partant des exploits supposés de son oncle Lathé, il s’était vu, lui, dériver dans l’espace, toucher du doigt les astres et toutes les beautés que la galaxie décelait. Puis soudain, il avait senti une présence, de plus en plus envahissante. Une présence insidieuse, caressante, néanmoins énorme. Et là, le cours de son rêve avait basculé, sans qu’il puisse rien faire pour s’en extraire. Il avait foncé dans un système à l’agonie, au milieu duquel brûlait une étoile en fusion. Autour de lui, d’innombrables planètes noires roulaient sur elles-mêmes dans une sarabande effrénée, éclatant de l’intérieur les unes après les autres. Le spectacle l’avait ravi et époustouflé, au départ, comme l’avait fait celui des nébuleuses et des géantes gazeuses qu’il avait effleuré lors de son vol psychique. Puis, lorsqu’il s’était rendu compte qu’il fonçait droit sur l’énorme étoile en fusion, le voyage l’avait effrayé. On aurait dit la gueule énorme et rugissante du dieu de la guerre, tel qu’il l’avait vu lors de la cérémonie d’intronisation de sa sœur comme sidhe. Très petit à l’époque, il avait eu très peur lors de cette cérémonie, et n’avait pas osé le dire à ses parents, par crainte de passer pour « faible », surtout comparé à sa demi-sœur aînée si guerrière et si forte, Angraema-Lune-Noire. Mais l’image l’avait marqué. Et voilà qu’il la retrouvait.

Ce n’est qu’un rêve, s'était-il dit en se voyant foncer vers la boule de feu. Une projection de mon esprit dans l’espace.

Il n’avait plus aucun contrôle sur sa trajectoire. Et lorsque sa silhouette dématérialisée s'était approchée de la surface du soleil en fusion, il avait senti la chaleur des flammes. Elles l'avaient brûlé. Il avait voulu s’en extraire, se soustraire à cette sensation de plus en plus désagréable, mais il n’y était pas parvenu. La chaleur l'avait consumé, et il avait brûlé, comme si son corps avait été véritablement projeté dans cette boule de feu. Il avait vu sa peau se couvrir de cloques, ses cheveux s’embraser, sa chair fondre, ses os noircir et brûler. Le cristal autour de son cou avait craquelé sous les hauteurs démentes de la température. Et il avait hurlé, hurlé ! Il avait hurlé à travers l’espace, de mille voix amplifiées qui couvraient le bourdonnement fracassant de l’astre en fusion et des planètes qui explosaient.

C’est ce hurlement silencieux qui l’avait sorti de là. Kael resta là un instant, essayant de calmer les battements de son coeur. Ses draps étaient trempés, et son short de pyjama aussi, raidi d’une matière visqueuse qui collait à la peau. Pendant un moment, il crut s’être fait dessus, comme un hënnel apeuré. Mais le spasme qui lui scia le bas-ventre quasi immédiatement lui apprit ce qui s’était passé de manière intuitive, sans qu’il eût à puiser dans ses expériences ou à réfléchir beaucoup. C’était les fièvres pourpres, la preuve qu'il était désormais adulte.

Kael se débarrassa de son pyjama, le jeta au sol d’un geste las et se laissa retomber sur sa couchette en soupirant.

Par réflexe, il toucha son cristal. Il était bouillant. Plus tard, une fois qu’il eut allumé la lumière, Kael réalisa qu’il était fissuré.

Comme la veille, Kael arriva au mess en retard. Tout le monde était déjà attablé, en train de petit-déjeuner en discutant. D’un coup d’oeil, il aperçut Yamfa en grande conversation avec Indis et La Brute. Finalement, ils semblaient bien s’entendre. Il repéra Omen qui mangeait sa ration de porridge de soja reconstitué en silence, sa minuscule bouche rose s’ouvrant et se refermant lentement sur sa cuillère à chaque bouchée, ses joues blanches se gonflant comme celles d’un petit animal. Kael la regardait, fasciné, jusqu’à ce qu’elle déporte son regard pâle sur lui. Alors, il détourna le sien, se sentant aussi embarrassé que s’il avait été pris sur le fait de quelque action honteuse ou criminelle.

« Que ça ne devienne pas une habitude, lui murmura Keita près de la machine à Nes, suscitant un regard vif et alarmé de son ami. Tu te lèves de plus en plus tard !

— J’ai vraiment passé une nuit de merde », lui répondit Kael avec mauvaise humeur.

Pendant un instant, il n’avait craint que son ami ne fasse allusion à la façon dont il avait bloqué sur Omen.

« Même ! répondit Keita. Tu es le capitaine.

— Une vraie nuit de merde », insista Kael.

Passant une main rapide dans ses cheveux argent, il prit sa tasse de nes et alla s’installer sur la table, à côté de Yamfa. Il fit un bref signe de tête à la compagnie, et porta la tasse à ses lèvres, le regard posé sur le mur devant lui, essayant de faire le vide dans sa tête et d’ignorer la nausée qui refluait par vagues, lui donnant l’impression que le vaisseau tanguait. Il laissa la conversation fuser autour de lui sans s’en mêler, ne cherchant à percevoir qu’un bourdonnement diffus.

« Ça va, Kael ? » murmura Yamfa en le regardant.

Il répondit par un grognement évasif.

« Mhm. »

Yamfa n’insista pas. Elle retourna à la conversation, détournant l’attention des autres de Kael, qui releva la capuche de son sweater sur sa tête et s’enfonça dans le fauteuil rembourré du mess. Du coin de l’oeil, prudemment, il surveilla Omen. Elle venait de terminer son porridge et avait dirigé sa frêle silhouette vers la bouilloire : visiblement, elle ne buvait que du tchai.

« C’est la première fois que je vois un capitaine de vaisseau boire son nes dans une tasse à motif de licorne », se moqua Indis en l’arrachant à son nouvel objet de fascination.

Sans bouger, Kael déplaça son regard aigu vers la jeune femme.

« C’est pas une licorne, c’est un carcadann, grogna-t-il en réponse.

— Un carca quoi ?

— Un carcadann », répéta Kael en s’efforçant à la patience.

Mais Indis laissa de nouveau éclater son rire ironique.

« C’est une licorne, capitaine Kael Srsen. C’est comme ça que ça s’appelle. Il s’agit d’un animal terrien imaginaire, très prisé des petites filles, à ce qu’il paraît ! »

Elle termina par un clin d’oeil moqueur.

« Imaginaire ? Tu n’as jamais vu de carcadann, apparemment. Mes parents en élèvent, sur Pangu. C’est le hobby de mon père, qui ressemble à tout sauf à une petite fille : c’est lui que t’as vu hier, quand t’as décroché cette comm’ que je ne voulais pas prendre ! »

Dans sa vision périphérique, Kael aperçut que la mention de son père avait attiré l’attention de La Brute. À cause de la taille hors du commun d’Ar-waën Elaig Silivren, le jeune vétéran devait le prendre pour un légionnaire d’élite réformé, comme le faisaient les 99,9 % de gens qui ignoraient qu’il était ældien. Kael nota également qu’Omen avait quitté la pièce, ne laissant derrière elle qu’une tasse de tchai vide, retournée dans le bac à vaisselle.

« Et donc, tes parents t’ont offert cette tasse avec ce dessin ridicule ? » attaqua de nouveau Indis.

De nouveau, Kael se sentit déplaisamment ramené à la réalité. Mais le mess lui paraissait désormais vide de tout élément intéressant, et l’insistance de sa nouvelle navigatrice à l’agresser alors qu’il se sentait aussi mal, de corps comme d’esprit, fit naître une étincelle de colère dans son coeur.

« Ce dessin ridicule, c’est ma petite sœur Elarya qui me l’a fait, répliqua Kael, dont la patience commençait à s’effriter. Ma petite sœur de douze ans. Tu faisais mieux à ton âge, peut-être ? »

Indis s’excusa du bout des lèvres.

« C’était pas une insulte envers le talent de ta petite sœur, Kael, murmura-t-elle.

— J’espère bien ! »

Kael replaça son regard sur le mur. La maison ne lui avait jamais autant manqué qu’à cet instant. Une soudaine envie de pleurer le saisit, et il prit une grande inspiration pour la refluer.

« Tes parents sont de vrais fanatiques de culture ældienne, on dirait », fit La Brute d’un ton observateur.

Appelé par la soudaine alarme qu’il sentit s’allumer dans l’esprit de ses deux amis, Kael fut obligé de se replonger dans la conversation. L’heure était venue de se justifier.

« Mes parents sont fanatiques de tout ce qui a plus de quarante bons millénaires, leur apprit-il. Animaux disparus, prénoms anciens, tech’ antique, musique vieille-terrienne… C’est leur truc, tout ça. »

Les autres ne firent aucun commentaire. Il n’est jamais bon de critiquer la famille de son capitaine, même lorsqu’il a dix-huit ans.

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