La brute et la sibylle

5 minutes de lecture

Ce fut moins facile pour les deux autres postes. Ils eurent beau rester plusieurs heures attablés au Phare, aucun autre volontaire ne se présenta. Ils quittèrent donc le bar et s’enfoncèrent plus loin dans l’astroport.

« Où est le vaisseau ? s’enquit Indis en remarquant que les trois compères s’enfonçaient dans le quartier louche.

— Il est amarré au dock F, lui répondit Kael. Mais on a besoin de recruter encore deux personnes avant d’y aller. »

La jeune femme hocha la tête. En passant devant une enseigne dont le commerce était explicite – de la chair fraîche, cent pour cent organique, qu’elle soit clonée ou « d’origine » – Indis fut prise à partie par un homme aux cheveux longs, noués en catogan, arborant implants de barbe et tatouages de gang spatial.

« Eh la blonde ! l’interpella-t-il avec un sourire vulgaire. Tes cheveux, c’est naturel ? Tu ferais une belle biopute ! »

La jeune femme se retourna, soudain agressive.

« De quel droit tu me parles comme ça, connard ? »

Sa sortie figea le groupe, peu habitué à ce genre d’échange. Sur Pangu, les fermes étaient éloignées les unes des autres de plusieurs dizaines de kilomètres parfois, et la communauté des exploitants agricoles, peu nombreuse, se croisait régulièrement au marché. Impossible de s’insulter ainsi, alors que tout le monde se connaissait.

« Si tu me parles pas mieux, je t’en colle une, répliqua le type au catogan, menaçant. Les filles me respectent, ici. Suce-moi la queue et on parle plus ! »

Choqués, Keita et Yamfa regardèrent leur capitaine. Jamais ils n’avaient été confrontés à une telle situation. Pour Kael, c’était pareil : tous ceux qu’il avait côtoyés, que ce soit sa famille ou ses voisins, traitaient les femmes avec respect.

Kael se sentit obligé d’intervenir : non seulement il était mâle, et donc le protecteur désigné des femelles de son clan, mais surtout, il se prétendait capitaine.

« Holà compadre, dit-il en utilisant une expression solarienne qui lui semblait cool. Laisse mon employée tranquille. On ne fait que passer, on ne veut pas d’ennuis ! »

Mais l’homme lui jeta un regard torve.

« Pas d’ennuis, et tu viens mettre ta putain sur mon trottoir ? »

Indis rugit, et sans crier gare, elle se rua sur le type, genou armé et enfoncé droit dans ses parties. L’altercation dégénéra très vite. Kael s’en mêla, le sang agité par le bouillonnement qu’il sentait monter chez Indis comme chez l’homme qui l’avait agressée verbalement. C’était plus fort que lui : n’y étant plus obligé par son père, il n’avait pas médité une seule fois depuis son départ de la maison. La colère de la jeune femme émanait d’elle comme d’une vague, venant lui chauffer la peau et les veines. Son coeur s’accéléra, et il se jeta sur le type.

Ses deux amis, effarés, essayèrent de retenir leur capitaine et la nouvelle navigatrice. Dans l’histoire, tout le monde prit des coups. Et contrairement à eux, le maquereau n’en était pas à sa première bagarre. C’était un voyou patenté, un rejet des bas-fonds d’astroports. Une lame en titanium cranté brilla, le sang perla, mais pris par la transe du combat, Kael ne sentit rien du tout. Ce ne fut qu’en entendant le glapissement inquiet de ses amis qu’il réalisa qu’il s’était pris un coup de couteau.

« T’as compris, le joli coeur ? Maintenant, donnez-moi vos convertisseurs de devises, et en vitesse ! »

Une voix posée, mais contenant une nuance de menace, sortit alors des ténèbres.

« Laisse-les tranquilles. »

Un grand gars, du type grosse brute, apparut dans l’encadrement de la porte du bordel. Visiblement, c’était le videur, le type qui était chargé de la sécurité de ce bouge. Son crâne était rasé, et il avait l’air jeune, mais quelque chose, dans son regard et sa carrure, dissuadait de contre-argumenter.

« Qu’es’tu dis ? T’es viré, crétin ! » tonna celui qui les avait agressés.

Le grand type ne réagit pas. Il laissa son ancien employeur retourner à l’intérieur de l’enseigne louche et se tourna vers Kael.

« Fais voir.

— Non, ça va, j’ai rien », maugréa Kael, réticent.

Mais l’autre ne l’entendait pas de cette oreille.

« Fais voir, j’te dis. »

Et il s’imposa, attrapant Kael par l’épaule et dégageant sa blessure.

« Ça va, confirma l’autre après un petit silence. C’est pas profond.

— Je te l’avais dit », grogna Kael, embarrassé de s’être fait humilier devant son équipage.

L’autre le regarda un moment, plantant ses yeux marron dans les siens, puis tourna la tête.

« Faites gaffe, la prochaine fois, les mit-il en garde. Se jeter dans la baston comme vous le faites… Ça peut vite rapporter des ennuis. De sérieux ennuis. Je serais vous, je quitterais ce quartier au plus vite.

— On n’a pas l’intention de s’éterniser », grimaça Keita.

Le regard du type flotta sur lui.

« Ok… »

Et, sans un geste ni un mot d’adieu, il se retourna et s’éloigna.

Les trois amis d’enfance se regardèrent. Oui. Ils pensaient bien la même chose.

« Attends ! l’interpella Kael. On cherche un gros bras pour notre bord… Je suis nauclère, capitaine de vaisseau. Tu ne veux pas nous rejoindre ? »

C’est ainsi que la seconde nouvelle recrue, surnommée « La Brute », fut recrutée.

***

Quant à la troisième, elle arriva plus vite que prévu. Sur le conseil de La Brute, qui les suivit silencieusement sans rien ajouter de plus qu’un « ouais » laconique à la proposition de Kael, ils s’empressèrent de quitter le quartier et de retourner aux docks d’embarquement. Le psyonique, ils le trouveraient ailleurs.

Mais devant le vaisseau, une silhouette encapuchonnée les attendait. Lorsqu’ils s’approchèrent, elle s’avança vers eux, révélant un visage pâle et un regard gris de lune, hanté.

« Je suis là pour l’annonce, dit-elle d’une petite voix. Celle que vous avez laissée dans la salle des pas perdus de la Crypte. »

Kael et ses amis se regardèrent.

« Comment t’as su que c’était celui-là, notre navire ? demanda Kael, surpris.

— Et qu’il s’agit bien de nous, surtout, précisa Keita.

— On pourrait être des gens mal intentionnés, ou des pirates, précisa Kael en se croisant les bras. Peut-être même des maquereaux ! »

L’altercation qu’il venait de vivre l’avait marquée.

La jeune fille releva son regard pâle sur lui. Ce regard, qui semblait le fixer sans le regarder vraiment, transperça Kael, le prit aux tripes.

« Je suis psyonique. Si je ne suis pas capable de voir des choses aussi basiques, alors, je ne suis pas capable de m’embarquer sur un navire qui compte naviguer dans l’Ethereal. »

Keita fit un pas en avant, venant se positionner au niveau de Kael.

« On n’a jamais dit qu’on voulait naviguer dans l’Ethereal… »

La jeune fille les regarda en silence, un sourire flottant sur ses lèvres décolorées.

« Non, mais votre capitaine le pense très fort. »

Keita comme Yamfa se tournèrent vers leur ami.

« La Trame ! C’est une blague, j’espère ?

— On en reparlera plus tard, coupa Kael. En attendant, et bien… Souhaitons la bienvenue à… Comment tu t’appelles, déjà ?

— Je ne vous l’ai pas encore dit.

— Mais tu t’appelles… ?

— Omen. »

Yamfa fronça les sourcils.

« Omen ? C’est un surnom ?

— C’est mon nom.

— Et ton nom de famille ? »

La fille garda le silence.

« Ok, c’est pas nécessaire, un nom de famille ! décida finalement Kael. Bienvenue à bord, Omen. Moi, c’est Kael, et elle Yamfa. Lui, Keita. C’est nous qui avons posté l’annonce dans la Crypte. Et nos deux nouvelles recrues : Indis et celui qui a un peu l’air d’une brute, là...

— La Brute ira très bien », précisa le susnommé.

Annotations

Vous aimez lire Maxence Sardane ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0