Dans le noir (nouvelle version)

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— Chut… Ne bouge pas, ma jolie.

Ses doigts agrippent mon coude ; ses ongles traversent ma veste pour se planter dans ma chair ; son autre main se pose sur ma nuque. Elle est glacée. Je crie, mais aucun son ne passe mes lèvres. Je me débats, mais mon corps est de plomb. La foule nous contourne comme la rivière évite les rochers. Personne ne viendra me sauver. Son parfum envahit mon nez. Une eau de toilette bas de gamme, une senteur écœurante de musc et de cuir, tenace, étouffante. D’un geste sec, il tire mon bras : je bascule, face contre terre. Il m’écrase de tout son poids, glisse sa main sur mon cou, mon menton, ma bouche… Si seulement je pouvais bouger ! Les larmes roulent sur mes joues en perles tièdes, il va me tuer, il va me tuer ! Son souffle brûle mon oreille, sa main s’est mue en lame d’acier, elle menace ma gorge…

— Là… c’est fini…

Un cri déchire la nuit. Mon cri. Enfin.

Mes draps sont trempés de sueur pourtant je suis frigorifiée. Recroquevillée sur le matelas, je tente d’apaiser ma respiration saccadée, de contenir les palpitations frénétiques de mon cœur. Quel cauchemar !

J’ai reconnu l’homme, bien sûr. Comment oublier une telle odeur ? Il s’agit du petit jeune qui m’a guidée ce soir, au retour de la clinique. Ses gestes étaient maladroits et rudes, ses questions un peu trop curieuses, mais enfin, il n’a rien tenté de mal. Il a accepté mon refus d’être raccompagnée jusqu’à ma porte, s’est excusé de son impolitesse et m’a souhaité une bonne fin de journée. Une rencontre ordinaire avec un homme ordinaire. Pour quelle raison mon cerveau l’a-t-il transformé en redoutable prédateur ?

Un souffle glacial caresse mon visage. Voilà pourquoi j’ai si froid : la fenêtre est restée ouverte. Je repousse la couette, pose mes pieds bien à plat sur le parquet, me lève. Trois pas. Mes mains tâtent le vide un instant avant de trouver le battant. La cour de l’immeuble est silencieuse ; il doit être encore tôt. J’inspire à grandes bouffées l’air humide dans l’espoir de chasser de ma mémoire le parfum de l’homme, encore bien présent à mon nez. Un dernier frisson et je referme la fenêtre.

Assoiffée, affamée et encore sous le coup du cauchemar, je m’autorise une petite pause dans le sommeil. Trois pas, contourner le lit, quatre pas, couloir, cinq pas, salon, cinq pas, cuisine. J’ai compté juste : mes mains trouvent aussitôt le plan de travail. Le pain de mie est à ma droite, à une longueur de bras. La pâte à tartiner, juste à côté. Les couteaux, dans le tiroir. Le désordre n’est pas une option lorsque l’unique moyen de retrouver un objet est de le toucher.

En provenance du salon, un bruit discret attire mon attention.

— Clovis ? Viens là, mon chien.

Le sandwich dans la bouche, je retourne au salon – quatre pas, deux pas à droite – et me laisse tomber sur le canapé. Il y a bien longtemps que je n’avais pas eu de tel cauchemar, j’en frémis encore. Et puis, tout est si… calme ! Si d’ordinaire j’apprécie le silence, ce soir, il m’oppresse. J’ai besoin de bruit, d’une preuve que je suis bien en vie. Je tends la main vers la table basse en quête de la télécommande mais saisis… le vide. Surprise, je parcours la table, caresse le bois lisse parsemé de miettes et de poils de chien. Toujours rien. Je tâte le sol autour, glisse mes mains entre les coussins du canapé puis sous le canapé, sans succès. De plus en plus agacée, j’avale ma dernière bouchée et me résigne à examiner chaque surface disponible : la table à manger, le meuble TV, les étagères du bureau, jusqu’à la console de l’entrée.

— Mais où est-elle, bon sang ?

L’odeur de l’homme n’a pas quitté mon nez et, à l’approche du portemanteau, je comprends pourquoi. Ma veste. Il l’a touchée, l’a contaminée avec sa puanteur chimique qui colle à tout. Un petit séjour dans la machine à laver lui fera le plus grand bien. Je plaque mon dos à la porte – cinq pas –, dévie pour éviter à mes tibias une rencontre douloureuse avec l’angle de la table basse – trois pas –, m’engage dans le couloir. Deux pas. Ma main gauche trouve l’encadrement de la porte de la salle de bain, la droite repère l’ouverture de la machine. J’y fourre la veste.

Snrrrf.

Qu’est-ce que c’était ? On aurait dit… un reniflement.

— Clovis, tu dors ? Cherche la télécommande. Clovis ? Télécommande !

Je quitte la salle de bain – droite, deux pas. Mon cœur s’arrête. C’est bref, mais net. L’odeur est plus forte ici. Dans ma tête, tout se met en place à une vitesse folle, j’en ai le tournis.

Clovis n’est pas à la maison. Il passe la nuit chez le vétérinaire ; c’est d’ailleurs pour cette raison que l’homme m’a aidée à traverser la rue. L’homme… Celui qui est là, tout près.

Dans la salle de bain, le couloir, la chambre ? Je l’ignore, mais son parfum l’a trahi. Mes jambes s’amollissent, je dois m’adosser contre le mur. Depuis combien de temps est-il ici ? Est-il entré par la porte, derrière moi ? Par la fenêtre, peut-être ? M’a-t-il observée toute la soirée ? Toute la nuit ? Mon cerveau mouline alors que mon cœur s’emballe. Que me veut-il ? Pourquoi se cache-t-il ? Et où ?

Je dois me reprendre… Tout de suite ! J’ignore s’il me voit d’où il se trouve, mais, quoi qu’il en soit, je ne dois pas éveiller ses soupçons. S’il n’a rien tenté jusqu’à présent, j’ai peut-être encore une chance de réagir avant lui. Sans un mot, je retourne dans le salon. L’odeur est puissante ici aussi, non ? Non, je me fais des idées, il était forcément près de la salle de bain, sinon, j’aurais senti son parfum en quittant la cuisine. Que faire ? Prévenir la police ? Mon portable est dans la chambre, hors de question que j’y retourne. Partir, alors ? Oui, je dois quitter l’appartement pour tenter de trouver de l’aide, me réfugier chez les voisins, appeler les flics. Peu importe qu’il me cambriole, qu’il vole la télé, l’ordi, la cafetière. Je dois sauver ma peau !

Aussi stoïque que possible, j’enfile mes chaussons. J’avance vers l’entrée, fouille la console ; je fais mine de chercher la télécommande, encore, mais, l’air de rien, je tends la main vers la porte puis la laisse glisser vers le trousseau de clés pendu à la serrure. Enfin… Qui aurait dû être pendu à la serrure. Merde ! Sans grand espoir, j’abaisse la poignée. La porte ne bronche pas.

Aux aguets, j’essaie d’entendre au-delà du tambourinement de mon cœur. S’est-il approché ? A-t-il assisté à ma tentative ? Comment savoir ? Je n’ai aucune chance de retrouver rapidement les clés, je ne suis déjà pas fichue de mettre la main sur cette maudite télécommande ! Il me faut envisager les autres issues. La plus proche est la fenêtre du salon mais elle se situe si près du couloir ! S’il m’observe de là, il aura tôt fait de me barrer la route. Ma seconde option est la cuisine. Elle est de l’autre côté, suffisamment éloignée de l’espace nuit, mais la fenêtre est étroite et je vais devoir escalader le plan de travail pour m’y faufiler. Quelle merde !

Bon, je dois faire un choix. Maintenant !

Le salon. Inutile de jouer à la plus fine cette fois, je vais devoir compter sur l’effet de surprise. Je connais cette pièce comme ma poche, je saurai en éviter les obstacles. Table, chaise, fauteuil, tout est cartographié. J’inspire. Et je m’élance. En six enjambées, mes mains cognent la vitre. Je tâtonne jusqu’à la poignée, la tourne, ouvre le ventail, lève le pied ; une main enserre ma cheville. Je tombe à la renverse. Ma tête heurte le sol et un poids colossal s’abat sur ma poitrine.

— Lâchez-moi ! Enfoiré !

— Chut, calme-toi. Une jolie fille comme toi, ça ne devrait pas parler aussi mal.

Mes mains cherchent son visage, toutes griffes dehors, mais je fourrage en vain.

— Arrête de bouger, j’te dis !

— À L’AIDE ! AU SECOU…

Je reçois une gifle. Deux. Mes pieds trouvent un appui sur le mur. Je lève les hanches de toutes mes forces. L’homme vacille. Je pousse encore, les bras tendus à la recherche de mon agresseur. Ils frappent en tous sens et atteignent enfin leur cible. L’homme bascule à ma dernière poussée. Je roule sur le côté, les jambes battant dans le vide puis contre la masse molle de son corps.

— Aïe ! Salope ! Tu vas me le payer !

Je rampe un instant avant de parvenir à me redresser. Au hasard, je tire un coup de pied devant moi. Une nouvelle exclamation de rage m’informe que j’ai visé juste. Je me précipite à gauche, vers la cuisine, m’écrase contre la cloison. Ma main trouve l’ouverture, je m’y engouffre et repousse la porte. Pas assez vite. Il a passé son bras et je dois presser le battant de tout mon poids pour l’empêcher d’entrer.

— Ouvre ! Petite pute !

Mon souffle est trop court pour m’autoriser un cri. Sa main frôle mon visage : je la mords, fort, sourde aux jurons qui giclent comme le sang qui emplit ma bouche. L’homme arrache sa main, et la porte claque au retrait de son bras. À tâtons, je cherche une prise au sommet de mon frigo. Les doigts plantés dans la grille arrière, je le fais basculer devant l’entrée ; je me jette sur le plan de travail, trouve la fenêtre, l’ouvre dans le vacarme des bocaux cassés et secoués dans le frigo, j’attrape le rebord, hisse mon corps à travers l’ouverture. Je m’écrase sur le bitume et hurle à la mort. Le silence me répond. Bon sang ! Personne ne viendra me sauver ?

— AU SECOURS ! AIDEZ-MOI.

Ma gorge est en feu, mes poumons éclatent, mais l’instinct est plus fort. Je dois m’éloigner, courir, courir, courir… J’ignore où je suis, où je vais, mais chaque mètre parcouru m’éloigne du danger, de la mort. Me suit-il ? A-t-il passé la porte ? Pas le temps d’y penser ! Je cours à en perdre la tête, j’entends des voix, enfin, une dernière foulée et…

— Oh là, attention ! Mademoiselle, tout va bien ?

— Qu’est-ce qu’il se passe, Eliott ?

— Mademoiselle ? Elle est couverte de sang, appelle une ambulance…

— Sauvez-moi…

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