47.2

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Cerise

Nous passons la matinée sur la plage. Nolwenn érige un impressionnant château de sable, guidée par les conseils architecturaux précis de Rosythia, qui s'efforce de répondre du mieux qu'elle peut aux fantaisies de ma sœur : des tours asymétriques, un grand escalier en colimaçon et un labyrinthe plutôt que des douves pour protéger l'entrée principale. Dolorès et moi nous éloignons au bord de l'eau pour ramasser des coquillages, afin de décorer leur improbable construction. D'abord, je n'ose parler ni de Nolwenn, ni de l'armée, de peur de buter sur un sujet sensible. Bizarrement, c'est Dolorès qui rompt le silence la première :

— Tu t'inquiètes pour Wennie, je suppose.

Je vois, elles en sont déjà aux petits surnoms. J'acquiesce.

— Tu sais, dit-elle, elle est vraiment débrouillarde. Elle n'a pas froid aux yeux. Mais tu n'as pas à t'en faire, je m'assurerai qu'il ne lui arrive rien.

— C'est gentil...

Sait-elle seulement que nous sommes menacées ? Le sommes-nous, en fait ? L'assassin de Papa n'a pas donné signe de vie depuis ce jour fatidique. Je commence à me laisser convaincre qu'il s'agissait d'un suicide, et j'en veux à notre père de n'avoir rien trouvé de mieux qu'une plante de la serre qu'il m'avait lui-même confiée.

— Quand est-ce qu'elle est devenue aussi courageuse ? demande Dolorès.

— Courageuse ?

Un instant, je doute, puis je remarque qu'elle désigne Nolwenn du coin de l’œil.

— Oui, m'assure-t-elle. Si ce n'est pas du courage, c'est peut-être de l'inconscience, mais je préfère croire qu'elle est courageuse. La personne la plus courageuse que je connaisse, en fait.

— Qu'est-ce qu'elle a fait, au juste ?

— Rien. Elle n'a rien fait pour essayer de plaire à qui que ce soit. Je ne pense pas que le regard des autres l'indiffère complètement. Mais elle refuse d'en avoir peur. Ce n'est pas du courage, ça ?

J'imagine que quand les autres c'était nous, sa famille, la question ne se posait pas. Alors, je commence à entrevoir la raison de mes premiers a priori sur l'amie de ma sœur. Une sorte de honte m'envahit. Comme pour me faire pardonner, je l'abreuve d’anecdotes sur cette plage, sur Nolwenn. Je lui raconte la fois où nous avions entrepris de construire un radeau pour jouer aux pirates, ou la bataille de boules de sable par laquelle nous avions un jour tenté de remplacer les joies d'un hiver neigeux, tel que nous nous les figurions alors, ou encore l'histoire du baleineau échoué que nous avions arrosé et remis à la mer. Je lui raconte l’impétuosité, la joie de vivre et la bonté désintéressée de celle qui nous a réunies aujourd'hui. Mais je ne lui apprends rien, elle connaît déjà Nolwenn, toujours fidèle à elle-même.

Nous retrouvons les apprentis bâtisseurs, des coquilles colorées plein les poches. Nous les aidons à décorer les murs sableux de l'élégante forteresse. Le château achevé, Nolwenn insiste pour que nous allions nous baigner. D'abord, je partage la réticence de Dolorès quant à la fraîcheur de l'eau puis, d'un accord tacite, nous prenons exemple sur son courage et nous mettons toutes trois nos corps à l'épreuve des flots frisquets. Éternelle turbulente, ma sœur nous engage dans une terrible querelle d'éclaboussures, à laquelle son amie et moi nous livrons sans pitié. Soucieuse de ne pas laisser l'une d'entre nous de côté, Nolwenn prend le soin de nous gratifier chacune d'autant de trombes d'eau salée, en changeant fréquemment d'alliée. Elle ne voit pas venir notre coalition finale, lorsque je l'offre de bon cœur en pâture à Dolorès, qui la soulève et la jette à l'eau, sans violence, juste suffisamment pour pouvoir jubiler. Prise à son propre piège, Nolwenn affecte un instant de bouder, avant de bondir dans le dos de la grande fille pâle pour s'agripper à elle, comme un petit singe à son parent. Sans ciller, Dolorès passe les bras sous les jambes de mon incorrigible sœur, enroulées autour de sa taille, et la transporte docilement jusqu'à la plage. Je les accompagne, à bonne distance, pour mieux les observer. Je ne peux m'empêcher de dénombrer les accolades, les échanges de regards, en attendant la suite. Une suite qui ne vient pas. Serait-ce à cause de moi ?

Dans le début de l'après-midi, le ciel se couvre et l'estomac de Nolwenn se met à émettre de monstrueux grondement.

— Vous entendez l'orage ? se moque Dolorès.

— J'ai plutôt l'impression qu'une bête sauvage a oublié sa collation du matin !

— C'est ça, rigolez de moi, marmonne-t-elle avant que la gourmandise ne la rattrape. On mange quoi, ce midi ?

— Midi est largement passé, remarque rationnellement Rosythia. Mieux vaudrait demander ce qu'on mange ce quatorze-heures.

Nous autres pouffons et Nolwenn, insensible à la logique sans faille de l'androïde, la félicite vivement :

— Oh, Rosie ! Tu as même appris à faire des blagues !

Dolorès et moi échangeons un regard amusé. Je me surprends à songer que je suis heureuse que Nolwenn l'ait rencontrée, elle, et pas quelqu'un d'autre. Elle, foncièrement bienveillante. Ma sœur est entre de bonnes mains.

— On mange quoi, alors ? insiste cette énergumène.

Je lui propose de préparer un en-cas chez nous et garde le mystère entier jusqu'à ce que nous atteignions la cuisine. Là, je tire des placards un grand saladier et tous les ingrédients nécessaires : la farine, le sucre, les œufs. Les narines de Nolwenn frémissent ; je sens qu'elle se retient de pointer le bout de son museau pour décupler ses sens.

— S'il te plaît, Nono, tu veux bien aller me chercher du lait de coco dans la réserve ?

— Des gaufres ! s'exclame-t-elle alors.

— Nolwenn a une bonne mémoire, la complimente Rosythia.

Debout dans un coin de la pièce, Dolorès nous regarde avec intérêt tandis que nous nous affairons en cuisine, Nolwenn, mon éternel commis, l'androïde qui a pris récemment l'habitude de m'assister, et moi. Ma sœur m'arrache la farine des mains pour la verser dans le saladier, sous l’œil avisé de la fille mécanique qui veille au respect des dosages. Je me tourne vers l'invitée :

— Tu veux nous donner un coup de main ?

— Je peux ?

Elle lâche ça timidement, comme étonnée ; comme si elle n'avait jamais participé de sa vie à la préparation d'un plat.

— Dolly est nulle en cuisine, la taquine Nono. Enfin, sauf quand sa fibre culinaire se réveille, à Puertoculto.

— C'est quoi cette histoire ?

— Tu vas voir si je suis nulle en cuisine !

Dolorès traverse la cuisine d'un pas décidé et s'empare du fouet pour mélanger frénétiquement les ingrédients que ma sœur ajoute dans le saladier, selon les instructions de Rosythia. Cette dernière peine à se faire respecter, dans le joyeux chaos de cette rivalité culinaire. Les deux autres se chamaillent, comme un vieux couple, au-dessus du plan de travail. Je les regarde, attendrie, le cœur pincé ; peut-être par un zeste de jalousie, peut-être car j'ai du mal à voir ma sœur grandir et s'épanouir ailleurs que dans le cocon de notre fratrie.

Une fois la pâte prête et remarquablement homogénéisée par Dolorès, je prends en main la phase de cuisson au gaufrier, de peur que le chambardement permanent de mes fougueuses convives. Puis, alors que nous nous mettons à table pour entamer le repas le moins équilibré que j'ai servi depuis longtemps – un déjeuner tout sucré, spécialement improvisé pour mon glouton de sœur – Eugénie émerge de sa grotte souterraine et, comme une bête au sortir de l'hibernation, se traîne d'un pas nonchalant jusqu'au réfrigérateur.

— Coucou Eugèn ! claironne Nolwenn. Je te présente Dolorès. Tu n'vas sûrement pas me croire, mais elle ne me trouve pas insupportable !

Eugénie récupère sa salade-kola et prend place à table parmi nous.

— Bonjour Nolwenn. Bonjour Dolorès, et félicitation pour ta patience avec ce monstre. Tu peux la garder, surtout, ne te prive pas.

Un éclair noir déchire les pupilles de notre invitée, sur le point de sortir de ses gonds. Mais Nolwenn la retient en apposant doucement la main sur son bras.

— Eugèn' me taquine, c'est tout ! Nous deux, on est comme chien et chat.

— Chien, je ne sais pas, rumine l'intéressée en entamant son repas.

Une drôle de tension a saturé la pièce. Je devrais m'en inquiéter, pourtant cette ambiance électrique me réjouit ; la sempiternelle ambiance moribonde des repas de famille, toute chargée des petites guerres puériles et de nos railleries les moins bien digérées. J'adresse un sourire insistant à Rosythia, à deux doigts de lui dire d'en prendre de la graine.

La journée se poursuit paisiblement. Eugénie ayant regagné son antre obscur, j'invite les convives dans la serre et leur montre fièrement tous les travaux effectués par Rosythia. Nous nous étendons dans un parterre de gazon et échangeons gaiement. J'écoute avec intérêt les récits que Nolwenn et Dolorès me livrent avec entrain de leurs dernières semaines. À force de les écouter narrer de concert, avec cette alternance naturelle, finir les phrases l'une de l'autre et s'esclaffer parfois d'un détail qui m'échappe, je me fais à l'idée.

La digestion nous rattrape et nous nous assoupissons sous le grand cerisier. En émergeant de ma sieste, je surprends Nolwenn plongée dans ses rêveries, les yeux grand ouverts. Dolorès somnole profondément. Je me lève sans un bruit et fais signe à ma sœur de m'emboîter le pas. Je la conduis discrètement dans le fond de la serre pour enfin éclaircir ce qui me stagne dans la tête.

— C'est fou comme elle dort ! rit Nolwenn. D'habitude, Dolly fait de ces cauchemars...

— Encore un sale tour du mauvais air de l'île ! Heureusement que nous sommes immunisées !

Je lui adresse un clin d’œil complice. Nolwenn rit de bon cœur. Je me demande si, il y a quelques temps encore, elle aurait saisi le second degré. Le sérieux retrouvé, je me lance sans attendre :

— Je peux te poser une question ?

— Bah, c'est ce que tu viens de faire.

— Dolorès et toi... Vous sortez ensemble ?

— Non...

— Mais elle te plaît, n'est-ce pas ?

Une moue de gêne bouffit ses joues rougies. Elle bégaye :

— Je... Comment je peux être sûre ?

Je reste sans voix, incertaine de ce qu'il convient de répondre. Les certitudes sont loin de m'étouffer. L'amour non plus, je n'y entend rien. Alors, comme un petit miracle, j'aperçois la silhouette laquée de Rosythia qui promène son escabeau entre les réverbères. Je l’interpelle.

— Rosie, explique donc à Nolwenn à quoi on reconnaît l'amour.

— Mais Cerise, je suis un robot.

— L'intelligence artificielle n'a-t-elle pas réponse à tout ?

— Je sais que tu n'es pas de cet avis.

Bien sûr que je ne le suis pas. Mais quelle piètre grande sœur je serais si je n'étais même pas capable d'aiguiller ma cadette dans ses mésaventures sentimentales ! J'imagine qu'une réponse implacable et sans âme vaut mieux que pas de réponse du tout. J'insiste pour que Rosythia nous propose sa vision logique et paradoxale de la chose.

— Certains chercheurs pensent que l'amour peut se réduire à une réaction chimique, hormonale. Cette réaction provoque un sentiment de bien-être que l'on nomme exaltation. Il y a des signes physiques. Le manque d'attention. Es-tu dissipée, Nolwenn ? Penses-tu tout le temps à quelqu'un en particulier ? As-tu du mal à trouver le sommeil ? Ressens-tu des palpitations ? Des tremblements ? Une excitation dans le bas du...

— Fort bien, on a compris !

En relevant les yeux sur le visage déconfit de Nono, je m'en veux presque d'avoir interrompu l'exposé ridicule de l'androïde. Mon esprit divague sur la nécessité d'installer un contrôle parental, quand soudain ma sœur sort de sa transe et lâche :

— Ça n'a rien de chimique. Enfin, je ne crois pas. Pas beaucoup. Mais je suis sûre d'une chose : si elle me demandait de la suivre au bout du monde, j'irai. Est-ce que ça compte ?

Avant d'en prendre conscience, je l'ai saisie par les épaules.

— Bien sûr que ça compte ! Ça alors ! Ma petite Nono, amoureuse !

Elle me fixe d'un air bêta, presque tétanisée. Ses lèvres se tortillent avant d'oser me demander tristement :

— Qu'est-ce que je dois faire ?

— Il vaudrait mieux lui dire.

— Et si elle me trouve idiote ?

— Elle se trouvera au moins aussi idiote que toi.

Un miaulement rauque coupe court à notre conversation. Dès qu'elle entend le cri familier de son fidèle compagnon, je cesse d'exister aux yeux de Nolwenn qui se rue dans la direction du bruit, vers le parterre où est demeurée Dolorès. Je lui emboîte le pas, Rosythia sur les talons. Nous découvrons notre invitée dans une position délicate, une main tremblante tendue en direction du matou qui la dévisage, l'air bougon.

— Sprinkles ! s'écrie ma sœur en soulevant le chat dans ses bras.

L'animal tord le museau, mi-agacé mi-apaisé, alors qu'elle le serre tout contre sa poitrine et enfouit son visage dans son manteau de poils. Intriguée, comme si elle n'avait jamais vu un chat domestique – quoi que l'embonpoint de Mr. Sprinkles ait de quoi impressionner – Dolorès avance une caresse timide sur le crâne de l'animal qui la gratifie d'un ronron chaleureux.

— Dolly, clame Nolwenn, je te présente Mr. Sprinkles, le plus précieux de mes amis !

Je hausse les sourcils, guettant avec un brin d'inquiétude la réaction de celle qui vient d'apprendre qu'elle passait après le chat. Mais Dolorès expulse un rire par le nez et se présente solennellement au félin, à demi assoupi sur l'épaule de Nolwenn.

— Bonjour Mr. Sprinkles. Je m'appelle Dolorès Escalones. Je suis née le 12 janvier 2088. J'ai vingt ans. Je vis parmi les pêcheurs de Puertoculto. Je suis... une très bonne amie de ta maîtresse. Tu en as un joli poil ! Tâchons de bien nous entendre.

Une très bonne amie. Même à elle, ces mots ont l'air de lui écorcher la gorge.

— Oh ! Il faut aussi que je te présente Fuzzy ! Cherry, où est Fuzzy ?

S'ensuit une étrange partie de cache-cache à sens unique, contre au félin malicieux qui fait le sourd lorsqu'on l'appelle. De retour à la villa, nous découvrons la chatte sereinement étendue sur un canapé du salon. Dolorès se présente à elle avec le même sérieux ; je me demande si elle se prête sans ciller aux jeux de Nono ou si elle ne serait pas de ces anti-spécistes qui mettent les animaux sur un pied d'égalité absolu. Je n'ai jamais su me prononcer sur de tels idéaux. Être la fille de Magnus Iunger m'a toujours confortée dans l'idée qu'il existait une différence indépassable entre l'homme et l'animal : le premier dissèque le suivant et écrit des livres à son propos, ce que le second ne fera jamais. À présent que je suis une plante, et ma sœur un petit chat, j'ignore si cette frontière, bien qu'établie, recèle encore un sens.

Les rires des deux autres me tirent de mes pensées. Nolwenn se moque tendrement de Dolly, qui craint de blesser Fuzzy d'une simple caresse. Rosythia les scrute, avec des yeux qui analysent, pendant que j'essaye de me convaincre qu'aucune technologie, pas même la plus perfectionnée, ne sera jamais capable de mesurer les sentiments. À cet instant, je me réjouis à l'idée que, pour une fois, ses yeux bioniques voient exactement la même chose que mon regard tranquille.

Quand le soir tombe, la maison a retrouvé son calme plat. Nolwenn et Dolorès ont repris le large en fin de journée, profitant que la pluie se calmait un peu. J'ai confié son sac-pastèque à ma sœur ; elle semblait ravie de le revoir. Elles m'ont promis de revenir. Je n'ai plus qu'à guetter la prochaine éclaircie.

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