36.4

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Nous arrivons à l'hôtel, une vieille bâtisse de briques noyée dans une ruelle sombre. Conformément à la politique de la maison, l'employé du Peccant Passage nous demande de payer d'avance, sans décliner nos identités.

— Ambiance cosy ? Électrique ? s'enquit-il. Une chambre d'époque, peut-être ?

Ce sont probablement nos vêtements désuets qui nous valent cette dernière proposition.

— Vous n'avez rien d'un peu plus... agressif ?

— Oh, je vois. Veuillez me suivre, mesdames.

Awashima m'emboîte le pas sans dire un mot, sans qu'aucune expression furtive ne trahisse sur son visage un possible étonnement, une minuscule appréhension. Elle me suit tranquillement vers les ténèbres dans lesquels je nous entraîne. Bientôt, nous voilà seules dans la chambre.

La pièce est plongée dans l'obscurité, d'épais rideaux noirs tirés devant les fenêtres. Au centre, trône un lit circulaire paré de draps de satin et d'oreillers moelleux. Un petit coffre a été déposé sur le matelas. Une grande cage occupe la moitié de la chambre, celle où la faible lumière du jour ne parvient à pénétrer. L'ébauche de prison renferme un canapé en cuir noir et, clouée à la cloison, une lourde croix en bois laquée du même coloris. Deux néons rougeoyants baignent la cellule d'une lueur inquiétante.

Je m'assieds sur le bord du lit et, tandis que je passe sensuellement une main dans mes cheveux, j'invite Awashima à ouvrir le coffre. Elle s'avance machinalement et défait le loquet. Impassible, elle fixe sans rien dire l'intérieur de la boîte, dans laquelle sont soigneusement rangés une paire de menottes, un bâillon et un fouet. Néanmoins, malgré la tournure que prennent les événements, elle ne laisse poindre aucun signe de réticence.

— Si tu connais ne serait-ce que le nom de cet établissement, je n'ai probablement pas à t'expliquer à quoi servent ces jouets.

— Qu'est-ce que tu attends de moi ?

Certes, elle conserve un visage admirablement inexpressif. Néanmoins, je suis convaincue de l'avoir désarçonnée, ne serait-ce que légèrement.

— Les règles du jeu sont les suivantes, annoncé-je. Une fois passée la porte de cette chambre, je suis ton esclave dévouée. En tant que maîtresse, tu as le pouvoir d'exiger de moi absolument n'importe quoi. Tes désirs sont des ordres et, quoi que tu me commandes, je te satisferai sans protester. Cela te semble-t-il convenable ?

Awashima reste de marbre.

— Ce n'est pas une plaisanterie ? s'assure-t-elle. Je peux vraiment te prendre au premier degré ?

— Au premier, voire sans degré du tout.

À peine ai-je attesté de mes dispositions que ma partenaire entreprend de défaire mon corsage.

— La prochaine fois, souffle-t-elle, tâche de mettre quelque chose qui puisse être arraché.

— Bien, maîtresse.

Profitant qu'Awashima est occupée à me dénuder, je lui rappelle avec précaution les fondements du jeu auquel nous nous livrons. J'ose espérer qu'elle est suffisamment instruite pour ne pas s'imaginer que quiconque puisse prendre du plaisir à se faire maltraiter. À l'inverse de ce que laissent penser la plupart des romans pour collégiennes dont se nourrissent compulsivement de jeunes femmes complexées, en mal d'atouts de séduction, l'essence même d'un jeu de domination sexuelle est la confiance. La confiance en soi, sans doute, mais avant tout la confiance que l'on accorde à son partenaire ; celui entre les mains duquel on feint de s'abandonner et qui, sous couvert de nous malmener, s'efforce en réalité d'éveiller en nous l'excitation la plus intense. La domination n'est rien de plus qu'une illusion destinée à augmenter le désir de ceux qui s'y livrent. Celui à qui revient le rôle du dominé se délecte d'autant plus de sa perte totale de contrôle qu'il a conscience, au fond de lui, que le maître proclamé par le jeu ne lui fera jamais le moindre mal, que les ordres qu'il soumettra ne seront en définitif que des fantasmes partagés. En outre, il suffit d'un mot au serviteur pour mettre fin à l'action.

— Quel est ton mot de passe, Awa ?

D'abord, elle ne semble pas comprendre à quoi je fais allusion. Pourtant, comme je l'avais prévu, ma demande lui devient subitement limpide et elle m'énonce, comme une étrange partition :

2458 – 2478 – 246 – 28 – 26.

Je ne peux réprimer un rire amusé.

— Je ne suis pas capable de retenir autant de chiffres.

— Tu vas les retenir, parce que c'est mon mot de passe.

Le jeu m'oblige à acquiescer. Tandis qu'Awashima me retire soigneusement mon corset, je prie pour avoir eu raison de m'en remettre à elle ; je prie pour qu'elle ne me fasse pas ressentir le besoin d'utiliser un code dont je ne serai même pas en mesure de réciter les quatre premiers chiffres. Mon appréhension s'intensifie lorsque, ayant achevé de m'ôter mes bas, Awashima défait les boutons de sa propre chemise. Le tissus impeccablement repassé de son vêtement dévoile un corps tout aussi lisse, sans la moindre tache de naissance, sans la moindre adiposité – un corps tout entier taillé pour la perfection.

Awashima se penche sur moi dans toute sa suprématie et, à l'instant où ses lèvres rencontrent les miennes, un frisson sans précédent me traverse. Constatant qu'elle m'a passé les menottes aux poignets et ainsi attachée aux barreaux de la cage, je me figure d'abord que le contact du métal sur ma peau a provoqué mon frémissement. Mais alors son buste frôle le mien et je m'aperçois, non sans surprise, que c'est son corps tout entier qui est complètement froid.

— Tu es froide comme la mort !

— Je suis la Mort. Ne m'oblige pas à te punir.

Je juge préférable de me taire pour laisser ma maîtresse disposer de mon corps comme bon lui semble. Je la connais encore trop peu pour oser prendre le risque d'être châtiée.

Très vite, j'oublie les appréhensions qui me troublaient quelques minutes auparavant. J'oublie les raisons mêmes de mon inquiétude. Déjà alors, je me doutais que, tel l'être de glaise façonné par les dieux, la belle serait dotée d'un certain savoir-faire. Je la pensais capable de jouer de ses charmes, je la savais capable de prendre les rênes et sans doute de procurer quelque plaisir. Jamais je n'aurais pu envisager qu'elle serait incroyablement habile.

Chacune de ses caresses est d'une efficacité invraisemblable. À mesure qu'elle prend possession de moi, elle parvient avec précision à savoir quelle partie de mon corps titiller pour me faire frémir, où passer la langue pour provoquer un gémissement et quand appuyer pour m'arracher un cri.

Son corps se réchauffe au contact du mien. Du moins, j'aime à le croire, même si je suis intimement convaincue qu'elle en a délibérément augmenté la température. Je ne peux pourtant m'empêcher d'imaginer qu'elle l'a fait par égard pour moi. De l'égard, je ne peux nier qu'elle m'en témoigne. Les marques du sang qui afflue en bordure de mes tétons en attestent, de même que les coulées poisseuses qui s'étendent de plus belle au creux de mes cuisses.

À aucun moment Awashima ne cherche à me ménager. Son unique but, lorsqu'elle feint de me laisser un bref répit, n'est autre que de me faire languir. Ses attouchements sont une violence, en ce qu'ils découlent d'une minutie robotique. Cependant, ma véritable torture débute lorsqu'elle se retire et m'abandonne un instant à l'incertitude de voir mon désir assouvi. Privée de mes mains, trop obéissante pour m'aventurer à lui réclamer la plus modeste gâterie, je ne peux que me tordre sur place et supplier du regard. Awashima me fixe, impassible. Il me faut endurer son éloignement aussi longtemps qu'elle juge que je n'ai pas assez souffert. Alors, comme un automate à l'arrêt qui, une fois remonté, reprendrait indifféremment la suite de ses mouvements, ma maîtresse revient machinalement à la charge.

Je goûte à nouveau à la raideur de sa peau et à l'implacable exactitude de son doigté. Ce n'est pas à cela que ressemble l'amour, mais à un tâtonnement craintif, que la maladresse rend ridiculement tendre. Awashima n'a rien de ridicule. Elle n'a pas non plus idée de ce qu'est la tendresse. Bien qu'elle ne se méprenne pas sur la nature de sa domination, elle ne semble pas éprouver une quelconque satisfaction à l'exercer. Il faut pourtant qu'elle soit satisfaite, sinon j'aurais mal tenu mon rôle. Sinon, ce jeu n'aurait aucun sens. Je me risque à l'amadouer :

— Si vous me détachiez, maîtresse, je pourrais peut-être vous contenter autrement.

— Je te trouve bien sûre de toi, et un peu trop effrontée à mon goût.

Je dois l'admettre, elle joue son rôle à la perfection. Je ne m'attendais pas à ce qu'elle assimile aussi rapidement un caractère qui, par nature, lui est opposé. Malgré tout, Awashima me libère les poignets, sur lesquels les liens métalliques ont laissés leur empreinte. Je me tourne vers elle pour l'enlacer, mais elle arrête mon geste d'un nouveau commandement :

— Puisque tu as les mains libres, mets-toi à quatre pattes.

— Vous êtes sûre ? Je pourrais...

— Ne discute pas mes ordres !

Je m'exécute servilement. Je ne peux que deviner ses mouvements derrière moi. Awashima pioche un jouet dans le coffre. Avant même d'entendre claquer le fouet, j'ai ressenti l'effet de sa lanière sur mes fesses.

— Est-ce que ce petit avant-goût de ta punition a calmé tes ardeurs ? Est-ce que tu vas cesser de me répondre ?

— Oui, maîtresse.

Elle assène un nouveau coup sur ma croupe.

— Insolente.

Je garde le silence.

Par soucis de discrétion, je demande à Awashima de quitter l'hôtel la première. Avant de passer la porte, elle se retourne sur moi.

— Est-ce que nous nous reverrons ?

— Est-ce que tu as envie de me revoir ?

— Je crois que oui.

— Je t'appellerai, alors.

Elle quitte la chambre sans m'embrasser. Je demeure quelques instants nue dans les draps de satin, dont la douceur me réconforte. Ces draps ont mon odeur, pas celle d'Awashima. Je roule sur le bord du lit, confuse. J'ignore quel sentiment l'emporte au fond de moi : la jouissance vers laquelle ma partenaire m'a menée ou l'aversion que m'inspire la mécanique parfaite de ses gestes. En fin de compte, peut-être est-ce la culpabilité qui me domine à ce moment précis. Comment pourrais-je ne pas me sentir coupable, moi qui, pécheresse, ai atteint l'orgasme dans la décadence la plus totale ? Mes idéaux n'ont de cesse de se heurter à ma conscience de leur amoralité.

J'étire mes bras, laissant se déployer mes longues ailes duvetées. Seule dans la pénombre, je me laisse aller. Je redécouvre avec le même bonheur que d'habitude mon être véritable, mon âme tortueuse libérée de ma chair. De grandes oreilles velues prennent le dessus sur la peau de mes pavillons. Deux canines pointues se frayent un chemin hors de ma gencive. Douloureuse dans les débuts, cette transformation quotidienne est peu à peu devenue aussi nécessaire que le sont le sommeil ou la nutrition. Ainsi métamorphosée, je m'élève au-dessus des tracas qui me tiraillent. Dans cet état de grâce, il me semble être en mesure de transcender la perfection. Comble de mon hybris. Qu'importe ; en me donnant les attributs du vampire, mes créateurs m'ont apparentée aux immortels. Mes dons ne font que le confirmer : le temps n'exerce pas sur moi sa pleine emprise. Si le portrait de Dorian Gray subissait à sa place la corruption de l'homme, je dispose quant à moi d'un substitut d'enveloppe charnelle voué à endurer le vice. Et si seule j'avais le pouvoir d'échapper au jugement divin, ne serait-il pas de mon devoir de pécher pour autrui ?

— Pardonnez-moi, jeune fille.

La voix d'un inconnu m'interpelle à la sortie de l'établissement. J'accorde un regard discret à mon interlocuteur : un homme dans la fleur de l'âge dont le bleu éclatant des yeux contraste avec les cheveux grisonnants. Richement vêtu, l'inconnu ne passe pas inaperçu. Sa veste d'officier d'un rouge extravagant ne manque pas d'attirer l'œil ; l'élégant haut-de-forme qui coiffe son crâne et son bouc rigoureusement taillé ne retiennent qu'à peine moins l'attention.

— Désolée, Monsieur. Vous êtes un peu trop âgé pour moi.

Il m'adresse un sourire amusé.

— Vous vous méprenez, jeune fille. Évidemment, nous nous rencontrons devant le célèbre Peccant Passage. Mais ceci ne peut être qu'une fâcheuse coïncidence, parce que ni vous ni moi ne fréquentons cet hôtel peu recommandable. N'est-ce pas ? Permettez-moi de me présenter. Lord Herman Orsbalt, pour vous servir.

Mes joues s'enflamment et j'ai conscience de rougir sans pouvoir rien y changer. Terriblement gênée d'avoir rabrouer l'homme le plus éminent de l'île comme un pervers de bas étage – quoique manifestement les deux ne soient pas incompatibles – je ne puis cacher ma honte et balbutie sottement :

— Lord Orsbalt ? Le gouverneur d'Elthior ?

— En personne. Loin de moi l'idée d'importuner une élégante jeune fille mais, voyez-vous, il se trouve que ma propre fille est à la recherche d'une... Comment dire ? Dame de compagnie. Seulement, nous n'avons pas encore eu la chance de trouver la perle rare et, en vous voyant, j'ai eu le sentiment que vous pourriez lui plaire. Si le cœur vous en dit, je vous propose donc de faire un saut, à l'occasion, au manoir de Whistlestorm. Ma fille n'en sort jamais, elle sera donc sans doute en mesure de vous recevoir.

J'en reste abasourdie. La seule éventualité d'obtenir une place au sein de la prestigieuse demeure des gouverneurs de l'île me remplit d'une joie grotesque, toute mêlée d'inquiétude.

— Sur ce, déclare Lord Orsbalt, j'ai à faire. Je vous prie de m'excuser et j'espère vous revoir chez nous.

Je le salue poliment. Je me garde bien de laisser exploser ma joie, par crainte qu'il s'imagine que j'éprouve quelque intérêt pour lui. Certes, je suis la moins bien placée pour juger quiconque ressortirait du Peccant Passage après quelques divertissements d'un genre particulier. Néanmoins, j'ai l'intuition que je ne peux pas me fier au gouverneur. D'une certaine manière, je ne suis pas mécontente de l'avoir repoussé au premier abord. Si je baissais ma garde, qui sait ce qu'un homme de sa condition pourrait entreprendre.

Alors que je remonte les rues de Red Hill en direction du Rocher, la pluie se met à tomber. Je m'abrite sous un porche et compose le numéro d'Emmanuelle. Ma sœur sait que je traque toujours l'assassin de notre père. Pour sa part, elle suit la piste de ce qu'elle pense être une série de meurtres déguisés. Elle ne m'écouterait probablement pas si je lui disais qu'elle fait fausse route.

Emmanuelle m'interroge sur l'avancée de mes recherches. Elle se moque ouvertement de moi lorsque je lui raconte que je suis devenue l'apprentie d'une voyante.

— À quoi ça pourrait bien te servir ?

— Je ne sais pas. J'ai juste la conviction que je dois le faire.

Le silence règne quelques secondes.

— Emma ? Je vais probablement quitter l'Académie. Je dois œuvrer en ville. Je pense avoir trouvé un emploi stable.

— Où ça ?

— À Whistlestorm.

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