Episode 10

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Adoria

Le Costello est dans le port depuis maintenant près d'une heure. Il est encore plus grand que le bateau de Sancho. Ce soir, les derniers touristes quittent l'île avant la saison des pluies. Il nous faudra attendre l'année prochaine pour que la coque blanche du Costello amarre ici à nouveau. Une fois par semaine, six mois par an, ce titan d'acier dépose de nouveaux vacanciers et en reconduit d'autres sur l'Île d'Elthior. De là, chacun reprend l'avion jusqu'au lointain pays dont il nous est venu.

Le dernier week-end du mois de juin est toujours un moment douloureux pour moi. Tout le monde quitte l'île et personne ne débarque. C'est l'heure de dire adieu aux amis de vacances, aux amis de longue date, et d'entamer la vie monotone que l'on mène ici l'autre moitié de l'année. Les pluies tomberont, les unes après les autres, jusqu'au mois de décembre. Il faudra passer le temps, coincés dans la villa.

Si seulement je pouvais monter à bord, moi aussi, et mettre les voiles pour de nouveaux horizons !

— Ad' ! Adoria !

Sur le quai, parmi la foule qui se presse vers le pont d’embarquement, une silhouette accourt dans ma direction. Je reconnais Stephen. Il a retiré ses lunettes et se jette sur moi pour me prendre dans ses bras. Mon buste se crispe. Je serre les poings dans le vide.

— Du calme, Steph. On se revoit l'année prochaine.

— Oups, désolé, bafouille-t-il en reculant d'un air gêné. Je sais que t'es pas trop tactile. Ray et toi êtes vraiment pareils, en fait !

— Mouais, à cela près que j'ai pas encore d'asticot entre les jambes.

Il secoue la tête d'un air amusé.

— Grande classe ! Se moque-t-il. Évite ce genre de blagues, si tu viens à la maison un de ces jours. Mon père rirait jaune.

— Ça a pas l'air très fun chez vous, dis-moi ! Enfin, ne t'en fais pas, j'apprendrai à manger en levant le p'tit doigt.

Ray, qui vient de descendre du Costello, s'approche de nous à pas lents.

— Steph, lance-t-il sur un ton grognon, tes affaires traînent partout dans la cabine. Va mettre un peu d'ordre avant que Mère voie ça.

— Euh... Bien sûr... Je fais ça tout de suite. À l'année prochaine, Ad'. Je t'appelle en rentrant !

Stephen me fait une bise en vitesse avant de se hâter vers le bateau.

— On marche un peu ? propose Ray.

Je fais oui de la tête. Nous longeons le port en silence et nous avançons sur la plage. Ray retire ses chaussures, ses chaussettes, et plonge les pieds dans la mer. Je m'empresse d'en faire autant. Nous continuons notre marche au bord de l'eau. Les vaguelettes nous caressent les orteils, le vent se lève sur la côte à mesure que la nuit tombe. Déjà les premières étoiles se mettent à scintiller dans le ciel dégagé.

— Ça va me manquer, lâche Ray.

— Tu n'as pas la mer, par chez toi ?

— Pas tout près, non. Mais on peut s'y rendre en moins de deux avec le jet. Ce n'est quand même pas la même mer. On ne s'y baigne pas tellement.

— Bah, tu retrouveras celle-là dans un an ! Et puis, tu sais, ils annoncent déjà de la pluie pour la semaine qui arrive. Pour le coup, c'est moi qui voudrais bien être ailleurs quand ça tombera. Six mois de mousson, crois-moi, c'est l'enfer !

— J'imagine...

Ray se montre laconique, parfois. Mais ce soir, je ne peux pas m'empêcher de remarquer qu'il est particulièrement peu bavard. Le départ l'attriste, c'est normal. Pourtant, il garde les yeux rivés au sol, comme s'il évitait mon regard, au point que je commence à me demander si je n'ai pas fait une bourde.

— Ray, t'es sûr que tout va bien ?

— Oui, c'est juste de devoir quitter cet endroit paradisiaque...

J'essaie de le réconforter :

— C'est la fin des vacances pour nous aussi, tu sais. Je te l'ai dit, ça va se gâter, ici aussi. Et puis, il y a sûrement un tas de trucs que tu aimes par chez toi. T'as une grande maison, des domestiques, un tas d'amis. Tu vas intégrer une putain d'Académie, sérieux ! Tu peux faire ce que tu veux, quand tu veux. Tu...

Ray s'est arrêté. Il fixe la ligne d'horizon, par-delà l'océan, les mains au fond des poches.

— Tu m'écoutes ?

Il baisse la tête. Il a l'air énervé. Malgré l'obscurité, je devine qu'il serre la mâchoire. Alors je me résous à faire profil bas. Je viens me planter à côté de lui, face à la mer, et je regarde les étoiles sans donner l'air de m'inquiéter de cette mauvaise humeur.

— Ce n'est pas la mer, le problème, lâche Ray. Tu ne comprends pas ?

— Franchement, je fais de mon mieux, mais j'ai du mal à te suivre. Si j'ai fait quelque chose qui te contrarie, dépêche-toi de me le dire, sinon je n'aurai même plus le temps de m'excuser !

— Comme si tu pouvais me contrarier, rétorque-t-il mi-rieur mi-acerbe.

Et puis, comme pour me signaler que cette remarque n'était pas destinée à me blesser, il amène ses doigts contre les miens et serre ma main dans la sienne.

— Chaque année, c'est un peu plus difficile de quitter cette île. Chaque année, le poids que j'emporte avec moi est un peu plus lourd. Parce que les souvenirs sont de plus en plus forts. Ce que j'ai le plus de mal à laisser derrière moi à la fin des vacances, c'est toi, Adoria.

J'ouvre la bouche mais, pendant un instant, aucun son n'en sort. Ses paroles tournent en boucle dans ma tête, sans que je parvienne à comprendre ce qui pousse Ray à se montrer si émotif.

Je cherche les mots qui le rassureraient.

— T'es le meilleur de mes amis, quasi un frère ! Peu importe la distance ! Tu sais que pour moi, ça ne change pas...

— Non, me coupe-t-il. Ce n'est pas ce que je voulais dire.

Je tourne la tête pour l'interroger du regard. Au même moment, il pose ses yeux sur moi, télescope les miens. Sans que je m'y attende, il approche son visage, ses lèvres frôlent les miennes. Un pas en arrière. Je me dérobe à son baiser.

— Je t'aime, dit-il.

Tous mes muscles se crispent.

C'était donc ça, ces silences et cette gêne. Dire que je n'ai rien remarqué ! Sa déclaration me tombe dessus comme un parpaing d'une tour de quarante étages. Personne ne m'a jamais dit ce genre de choses ; je n'ai aucune idée de ce qu'il faut répondre. Au final, je ne peut que bredouiller :

— Tu sais, Roxane me parle souvent de toi. Elle n'en a pas l'air, comme ça, mais c'est une fille sensible et plutôt attachante.

Ray me dévisage, incrédule.

— Qu'est-ce que Roxane vient faire là-dedans ?

— Elle est amoureuse de toi...

— Et alors ? C'est ça qui t'empêche de me répondre ? Tu as peur qu'elle soit jalouse ? Si elle est aussi sensible que tu le dis, elle comprendra, non ? Je ne parle presque jamais avec Roxane. C'est toi que j'aime, Ad'. Ça fait des années que je le sens, mais aujourd'hui j'ai besoin que tu le saches.

— Eh bien tu l'as dit, maintenant je le sais.

J'ai lâché ça froidement. Ray est au bord des larmes.

— C'est tout ce que tu as à répondre ?

Sa voix se casse. Moi aussi, dedans, je m'effondre. Je ne voulais pas de ses aveux. J'aurais tabassé n'importe qui lui briserait le cœur ; il a fallu que ce soit moi. Je bégaye.

— Je suis désolée, vraiment... T'es mon meilleur ami. Ça compte énormément pour moi, c'est tout ce qui compte en fait. J'aurais préféré que tu gardes tes sentiments pour toi, parce que j'suis incapable de te donner la réponse que t'attends.

— D'accord.

Tête baissée, il tourne les talons. Sans que je puisse dire s'il est plutôt vexé ou blessé, il reprend la direction du port. Je le suis, je l'interpelle, mais Ray ne se retourne pas. Il regagne le quai sans plus m'adresser un regard et embarque. Le père Dalton attend sur le pont de pied ferme ; son fils est le dernier passager. Il est en retard. Aux sourcils froncés de M. Dalton, je devine que mon ami va se faire passer un savon.

Le Costello est sur le point de lever l'ancre. Sur le pont, Stephen m'adresse de grands saluts. À côté de lui, Mme Dalton me fait un léger signe de la main, un sourire aimable aux lèvres. Ray m'ignore royalement. Le sermon terminé, il se dirige d'un pas rageur vers l'intérieur du paquebot. Pour la première fois depuis que nous nous connaissons, Ray a refusé de me dire au revoir. Je ne devrais pas lui en vouloir pour si peu. Mais, malgré moi, je boue. Je lui en veux tellement !

Qu'est-ce qui lui a pris de tomber amoureux de moi ? Tout était simple, jusque là. Maintenant, je serai à tout jamais la fille qui l'a rejeté. Il ne percutera pas. Ce n'est pas lui que je rejette, mais cet amour à la noix. Ces sentiments-là, je ne les accepte pas, je ne les digère pas. C'est comme une trahison. Je sais que c'est puéril, mais je n'y peux rien, je suis furieuse contre Ray.

C'est lui qui a tout gâché.

Je claque la porte de la villa derrière moi. Je suis à peine rentrée quand Roxane me bondit dessus.

— Qu'est-ce que tu fichais, Ad' ? crie-t-elle. Ne me dis pas que le Costello a déjà levé l'ancre ?

Ma vois n'est qu'un murmure. C'est ça, sinon je chiale.

— Si.

— Et Ray, alors ? Avoue que tu ne lui as même pas parlé de moi... Je te faisais confiance, Ad' !

Je la fusille du regard. Je déteste qu'on mette ma parole en doute. Quand je la donne, je fais en sorte de la tenir. Comme si je n'étais pas déjà assez chamboulée pour ce soir, il faut que Roxie enfonce le couteau dans la plaie et remue la pointe jusqu'à arracher la croûte... Sans m'adoucir, je me défends :

— J'ai parlé à Ray. D'accord ? Il vient de se prendre un râteau, alors laisse-lui un peu de temps.

— Alors il était vraiment amoureux de quelqu'un d'autre...

Je hoche la tête.

— Il t'a dit qui c'était ?

Cette fois, la vérité est trop difficile à déballer. Roxie serait capable de me piquer une crise de jalousie. C'est carrément sûr, elle me détesterait, si elle apprenait que Ray vient de me bazarder son amour en pleine face. Comme si j'avais demandé quelque chose !

Incapable de mentir, je hausse juste les épaules.

— Je suppose qu'il s'en sera remis d'ici l'année prochaine, soupire Roxane. Et là, il n'y aura plus qu'à le cueillir !

— Oui, c'est ça...

Je préfère ne pas la contrarier. Au fond de moi, je sais bien que Roxane et mon meilleur ami sont de parfaits opposés. Même avec la meilleure volonté du monde, même si ça m'arrangerait bien, là, tout de suite, je ne pourrai jamais pousser Ray dans ses bras. Surtout si c'est pour moi qu'il a le béguin. Bordel ! Dans quel pétrin je me retrouve ?

Je traverse le salon. Cerise est assise dans le canapé, Faustine allongée sur ses genoux. Je n'ose pas poser de question. La télé est allumée sur la chaîne Nature et toutes deux paraissent complètement absorbées par le reportage sur les Fjords. Dans l'autre sofa, Emma est plongée dans un bouquin. Visiblement, les commentaires des pêcheurs ne l'empêchent pas de se concentrer.

Je grimpe l'escalier jusqu'au balcon circulaire qui surplombe la pièce de vie. Je passe devant la porte fermée d'Eugénie sans m'attarder sur la petite détonation de sa dernière expérience. J'avise les palettes déballées et les vêtements balancés sur le lit par celle grand ouverte de Roxane. J'ai comme l'envie de me cloîtrer dans ma chambre, mais je sais ce qui me fera vraiment du bien, alors je passe mon chemin.

Je me hâte à pas de loup pour que Nolwenn ne m'entende pas depuis la sienne et me rue dans notre salle de bain, sous l'escalier du deuxième. Papa dispose de la sienne, dans la petite suite qu'il s'est aménagée en bas.

Je passe un coup d'eau fraîche sur mes joues échaudées, le débit chasse mes larmes. C'est mon remède à tout : un coup de mou et je bois, un coup de sang et je nage, un coup de blues et je plonge. Je ressors de là un peu moins dévastée.

Au moment même où je rejoins la mezzanine, Papa sort de la chambre de Nolwenn.

— Ah, te voilà ! se réjouit-il, soulagé. Nono t'attend pour jouer. Il faut que tu sauves mon honneur, Ad'. Je viens tout juste d'essuyer ma troisième déculottée... J'ai joué le dragon, le chevalier, le mage noir... Pas moyen de la battre !

— Elle a pris quoi ?

— La sorcière du désert, celle qui a des oreilles de chat.

— Un cyborg, ça devrait le faire !

Je lui lance un clin d’œil qui dissimule tout juste l'une de mes larmes rebelles, puis me précipite auprès de ma sœur. Une bonne partie de jeu vidéo, il n'y a rien de mieux pour se requinquer après une dure journée !

Comme la totalité des jeux qui sont sortis ces dernières décennies, Métamutants utilise la réalité augmentée. D'ailleurs, mis à part Nolwenn, assez peu de personnes en dehors des collectionneurs possèdent encore des jeux des siècles passés. J'ai tendance à considérer Nono comme une collectionneuse qui s'ignore. Les jeux vidéos sont loin d'être la seule chose qu'elle amoncelle. Le nombre de peluches qui s'entassent dans sa chambre est assez explicite à ce sujet. Mais on pourrait facilement en dire autant des coquillages qu'elle ramasse sur la plage et stocke sans raison dans des bocaux, des tickets de la supérette estivale accrochés à son mur, ou encore de la grosse malle dans laquelle elle amasse un tas d'objets trouvés dont elle-même ne semble pas connaître l'utilité.

Pendant que nous sommes assises sur le lit, nos avatars numériques s'affrontent au milieu de la pièce. Fidèle à elle-même, Nolwenn incarne la sorcière du désert. Par soucis de stratégie, j'ai opté pour un monstrueux cyborg. À ses multiples sorts, je réponds avec les poings. La sorcière évite agilement mes attaques. Elles saute d'un coin à un autre de la pièce avec une rapidité hallucinante.

Nos mains glissées dans les manopatchs, nous contrôlons nos avatars grâce aux capteurs de mouvements. Les gants sans doigts sont si fins qu'on a vite fait de les oublier. Maladroite et peu disciplinée, Nolwenn est une piètre sportive mais, avec cet attirail-là, elle fait preuve d'une dextérité remarquable. Cela dit, il en faut plus pour me voler la victoire !

Ma sœur utilise un sort de restauration et revient à l'assaut avec une tornade de sable. Je cligne des yeux. Bien qu'il s'agisse d'hologrammes, le degré de réalisme déclenche encore chez moi des réflexes primaires. Mon cyborg encaisse les coups. En plus de ses puissantes attaques physiques, ce personnage bénéficie d'excellentes statistiques de défense. La sorcière ne me laisse plus le choix. Faute de pouvoir la toucher, je recours aux lasers dont est truffée la carcasse de robot. Une pluie de rayons lumineux fuse à travers la chambre. La sorcière-chat bondit, encore et encore, mais mon attaque spéciale a finalement raison de son taux d'esquives. Ses points de vie dégringolent. Il ne me reste plus qu'à lui donner le coup de grâce.

Alors mes yeux balayent la chambre, je tombe sur une série de photos instantanées suspendues à une corde. C'était l'été dernier, quand on traînait dans la crique. Même Luna avait daigné se joindre à nous, ce jour-là. Il y avait quelques vacanciers, et les jumeaux bien sûr. Je suis là, sur l'un de ces clichés, assise entre Ray et Stephen. Ce dernier prend la pose, mais son frère regarde ailleurs. Il me regarde moi...

Je passe mon tour, pour remonter la force de frappe du cyborg à son maximum. Même si l'ennemie utilise un sort de guérison, un seul coup suffira à vider sa barre de vie. Nolwenn serre les poings, puis elle dirige les manopatchs en avant et écarte les doigts. La sorcière du désert lance son attaque spéciale. En un rien de temps, une nuée de griffes d'acier percent la carapace métallique de mon cyborg, j'éclate en mille morceaux. Mon hologramme disparaît. La sorcière aux oreilles de chat effectue sous nos yeux sa danse de la victoire.

Nolwenn se tourne vers moi, un sourire moqueur aux bord des lèvres.

— Tu m'as laissé gagner, avoue !

J'ai perdu. Pourquoi ? Pourquoi est-ce que je n'ai pas attaqué quand j'en avais l'occasion ? Pourquoi est-ce que ça me met autant en rogne de perdre un simple jeu ? Je prends sur moi pour rester calme, j'étouffe la colère dans un rire.

— Tu m'as pas attendue pour t'entraîner, j'te rappelle ! C'est normal que tu remportes le premier combat. Mais crois-moi, maintenant que j'suis échauffée, j'vais t'en faire baver !

— Ad', tu pleures ?

Nolwenn s'en est aperçu avant moi. Elle tire un mouchoir de la boîte sur sa table de chevet et, comme ma main tremble trop, comme mes doigts manquent leur cible, elle me tapote les joues comme on éponge une flaque. C'est un peu ridicule.

— Est-ce que tu veux en parler ?

Je secoue la tête, incapable d'articuler. Nono tend un bras hésitant : elle sait que je ne suis pas très câlins. Coupant court à sa tentative, je m'effondre sur ses cuisses et j'explose en sanglots. Je ne comprends pas pourquoi. Elle, sans rien demander, joue avec mes cheveux. Ça me coûte de l'admettre, mais sa tresse me réconforte un peu.

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