Episode 73

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Cerise

Un murmure inquiétant remue les vastes artères d'Elthior. La ville tremble comme une fourmilière en crise, soit qu'un lézard s'y est faufilé, soit que la reine se meurt ou qu'une émeute a pris – chose rare chez les fourmis. Les annonces et l'existence-même de Fate ont ébranlé les citadins. Certains ont repris le flambeau tendu par la voix sans visage, ont escaladé les lampadaires ou pris d'assaut les places publiques pour clamer qu'eux aussi sont victimes du système. D'autres, à l'inverse, donnent des cordes vocales pour mettre en garde le peuple contre ce qu'ils qualifient d'une secte d'anarchistes.

Mes sœurs et moi avons réglé l'addition et quitté Century Ward avant que la clameur ne monte. Nous cheminons ensemble en direction du tramway. Ou, plus exactement, elles cheminent et je les suis. C'est à peine si j'avance, avec les yeux qui glissent sur le chaos naissant. Je tremble, comme la ville, témoin qu'un simple discours peut soulever les foules, réveiller les esprits, déchaîner les pulsions.

Luna ouvre la marche. Je n'aurais pas parié qu'elle connaîtrait la ville comme sa poche mais, en vérité, cela ne m'étonne pas : son tempérament solitaire et son goût pour l'errance ont dû l'engager dans de longues promenades. Faustine la suit, pas vraiment comme une ombre, plutôt comme une grappe de pollen qui se laisse porter, accrochée dans les poils d'un animal vagabond. La relation de mes deux sœurs m'apparaît souvent comme une tension contenue. Une sorte de respect mitigé. Luna prend la défense de Faustine en permanence et cette dernière, en retour, s'incline docilement. Mais leurs regards trahissent aussi un brin de défi. Les postures crispées dans lesquelles elles se toisent me laissent craindre, quelques fois, que la solidarité soit teintée d'autre chose. J'entrevois quoi sans le comprendre : de la culpabilité. Cela fait plusieurs années cependant, aujourd'hui, je m'en inquiète. C'est désormais flagrant, peut-être parce que Faustine paraît plus confiante, plus placide. Paradoxalement, la tension n'en est qu'intensifiée. Que peut-elle bien chercher à prouver ?

Sur leurs talons, Nolwenn et Dolorès reflètent l'harmonie parfaite. Main dans la main, une paire d'oreillettes partagée, elles avancent au rythme de la même musique. Derrière elles, Adoria débite à Eugénie dans un chuchotement contraint toutes les métamorphoses dont elle a fait l'expérience. Je suis rassurée d'entendre qu'elle trouve quelques façons d'apprivoiser son corps, elle qui avait si honte de voir verdir ses cheveux et dégouliner son œil. Sa teinture tient le coup et son bandeau de pirate lui donne un certain style. Quand elle évoque la fois où elle a sauté du troisième étage, mon cœur se serre puis, aussitôt, voyant l'excitation réjouie que cela lui procure, je me détends un peu – autant que je le peux dans la ville animée.

Emmanuelle me tient le bras pour m'éviter de défaillir. Elle me connaît mieux qu'aucune autre. J'ai beau savoir que nous ne partageons pas le même sang, j'ai toujours eu le sentiment que nous étions jumelles. Je crois qu'elle le partage, comme nous avions coutume de tout partager. Je la connais par cœur. Je reconnais ses émotions à de simples détails ; sa coiffure par exemple. Quand tout va pour le mieux, elle prend le temps de nouer ses cheveux en deux petits chignons. C'est ainsi, je le sais, qu'elle se trouve la plus jolie. Lorsqu'elle est préoccupée, elle les laisse détachés et, dès lors qu'elle entrevois une solution à son problème, elle fait mine de les attacher, soit en queue haute, soit à l'aide d'une pince. Et si, comme aujourd'hui, elle les a tressés, c'est qu'une affaire tortueuse la tourmente certainement.

Mes sœurs changent. Elles grandissent, mûrissement, s'épanouissent ou se gâtent. Quant à moi, je végète, telle une jeune pousse dans un mauvais terreau. Mes petites racines n'ont aucune incidence sur les plantes pleines de vie qui m'entourent. Je ne donne aucune fleur. Ma tige insignifiante n'ajoute rien au parterre où je fane, inutile. Autour de moi, les autres se développent et la fourmilière grouille. Je ne sais pas où m'étendre, où déployer mes feuilles, où plonger mon rhizome. J'ignore quel est ma place.

— Eh Risette, tout va bien ?

Emmanuelle resserre son bras autour du mien.

— Oui, oui. Dépêchons-nous avant que quelqu'un s'emporte.

Elle approuve d'un hochement de tête. Je ne veux pas l'inquiéter.

— Le tramway se trouve juste ici à gauche, annonce Luna.

— Tu ne viens pas avec nous ? l'interroge Eugénie.

Notre gothique préférée lui répond d'un sourire malicieux :

— J'ai un rendez-vous.

— Avec le flocon de neige ? hasarde bizarrement Faustine.

— Non, rit Luna (seule à comprendre). Avec quelqu'un d'autre. Quelqu'un d'un peu plus...

— T'as une petite copine, conclut Emmanuelle.

— On peut dire ça.

Au-delà du non-dit où elle noie ses mystères, ce ton détaché ne ressemble pas à ma sœur. Pour elle, les affaires du cœur doivent être passionnelles, désespérées, extrêmes, ou ne pas être. Quelque chose ne colle pas dans cette histoire d'amour, ou justement faute d’amour.

Luna s'écarte du groupe et tire la portière d'un étonnant véhicule stationné sur le bord de la route. La voiture a l'allure d'un vieux fiacre et le cheval à sa tête est un automate d'une précision saisissante. Chaque muscle de l'animal réel a été imité de sorte que l'hippoïde adopte tout ses mouvements, perçus comme naturels. Néanmoins, ce qui doit griser la plupart des artistos me crispe. Ce joyaux de la mécanique est à mes yeux une abomination, un caprice ridicule qui brille plus par son côté malsain que sa prouesse technique.

Mon regard dégoûté paraît régaler ma sœur, qui gravit le marchepied en présentant l'engin :

— Autofiacre : le petit luxe qu'une fille de gouverneur octroie à sa brave dame de compagnie.

— Ça en jette ! laisse échapper Adoria.

— On se la pète un peu, hein ? raille Emma.

Luna ouvre la portière et tournoie sur elle-même, agrippée à la poignée.

— J'avoue. J'ai honte. Mais j'aime quand la science s'esquinte à raviver un passé fantasmé. Quand elle ne se cantonne pas aux laboratoires froids, aux formules pragmatiques...

— Je ne me sens pas visée, assure Eugénie en roulant des yeux. Je passe ma vie à décrypter des chimères. Rien de moins pragmatique.

Luna s'esclaffe et s'apprête joyeusement à nous fausser compagnie, lorsque Faustine retient fermement la portière.

— T'as rendez-vous où ? demande-t-elle.

— Dans les faubourgs Nord.

— Je monte avec toi. Tu me lâcheras près de Red Hill.

Faustine s'impose dans la voiture et claque le battant derrière elle. On devine quelques signes de mains à travers la vitre dont le teintage lui a sûrement échappé.

— Je me demande bien ce qu'elles vont se raconter pendant le trajet ! se moque Emmanuelle.

— Et je suis ravie d'échapper à ça ! soupire Eugénie.

Nous embarquons dans le tramway sous la galerie couverte. Eugénie et Adoria partent de leur côté faire quelques expériences. Cette dernière dit connaître une plage tranquille, surtout par ce temps-là. L'idée seule qu'Eugénie va pouvoir étudier notre métamorphose en-dehors du labo me soulage tellement que j'oublie de les mettre en garde contre les promeneurs, l'orage, ou bien l'heure qui tourne. Nous devons regagner la villa avant la tombée de la nuit. Une tempête se prépare pour les jours à venir.

Il est encore tôt cependant et Dolorès suggère que nous allions au musée de paléontologie, pour honorer une promesse qu'elle a faite à Nolwenn. Emmanuelle et moi les escortons jusqu'à Little England. Nous les suivons de loin, dans les salles enchâssées du vieux bâtiment, les regardons débattre et s'enthousiasmer devant les vieux ossements.

— Elles se sont bien trouvées, remarqué-je.

Emmanuelle me dévisage et, comme je ne comprends pas ce qu'elle a à redire, elle finit par m'avertir :

— Dolorès nous mène en bateau.

— Qu'est-ce qui te fait dire ça ?

— Elle sonne faux, ça saute aux yeux.

D'un petit coup de tête, je désigne les amoureuses.

— Ça, pour toi, ça sonne faux ? Je sais que je ne suis pas très perspicace, Emma, mais là c'est toi qui es aveugle. Dolorès aime notre sœur, ça ça ne fait pas de doute.

— Ça n'empêche qu'elle est louche.

— C'est toi qui es louche, à te méfier de tout le monde. C'est nous qui sommes louches, dans notre genre. Avec le meur... avec tu-sais-qui dans la nature, on a plutôt de la chance d'avoir un soldat à la maison.

— Moi, ça ne me rassure pas. Avec ses réflexes de tueuse, elle pourrait vous trucider dans votre sommeil.

Le ton de la discussion nous a naturellement poussées vers une salle désertée où n'est exposé aucun squelette de dinosaure. De grandes frises sur les murs retracent les progrès de la paléobiologie. Une large table au centre présente sous une vitrine les nombreux instruments des scientifiques. Au-dessus, un holo interactif invite les visiteurs à parcourir l'ADN de l'iguanodon ou du tricératops.

— Luna fait confiance à Dolly, insisté-je une fois seules.

— Luna ne nous dit pas tout. Pour être franche, je crois même qu'elle me cache des choses.

— Rien qui nous mettrait en danger, et tu le sais. Et puis, entre nous, toi aussi, tu caches des choses.

Ma sœur serre les poings, tête baissée.

— Moi, c'est différent. C'est pour vous protéger.

Un léger gloussement m'échappe.

— Vous êtes pareilles, Luna et toi. Je ne comprends pas pourquoi vous êtes toujours à couteaux tirés, alors que vous voulez exactement la même chose.

— On ne veut pas la même chose, crois-moi.

— Vous n'employez pas les mêmes méthodes, c'est tout. En fin de compte, vous cherchez toutes les deux à nous préserver, à endosser toute seule le fardeau de la fratrie. Ne prétends pas le contraire.

Le silence qui suit en dit long. Emmanuelle tripote frénétiquement le génome du diplodocus. Sa stratégie est vaine et elle le sait, à en croire sa moue agacée. Ma sœur déteste devoir se remettre en question, ne pas toucher juste du premier coup, être contrainte d'assouplir ses propres idéaux. Je laisse son humeur décanter, les yeux perdus dans les photos d'archives de fouilles du siècle passé.

— Le monde portait déjà de sacrées créatures, dis-je d'un air distrait. Heureusement que c'est pas venu à l'idée de Papa, hein ! Tu imagines...

— Je fais confiance à Luna, me coupe Emmanuelle. C'est l'autre qui me préoccupe. Elle a intégré une prépa Élite super tôt. Tu sais ce qu'on raconte de ces classes, Cerise...

— Non Emma, je ne sais pas.

— On leur bourre le crâne. On leur lave le cerveau. J'ai qu'une peur, c'est que Roxane se soit fait enrôler par des recruteurs Spectus... Et ça m'angoisse de savoir qu'Adoria ne jure que par ça.

— C'est comme ça, c'est le système. Ce sont les meilleures places. C'est normal qu'il y ait des critères et des exigences, non ? Ça ne signifie pas qu'on reprogramme les gens. Pas comme des robots. Papa a bien étudié en Cosmos, lui...

— Ouais, justement. On sait où ça a conduit.

— Emma...

Tout ce qu'elle insinue me déplaît. Elle qui ne jure que par l'ordre, je m'étonne qu'elle méprise les Cinq Branches de l'Étoile sur lesquelles repose l'enseignement supérieur. Les classes Élite forment nos militaires, essentiels pour achever la Pacification. Tous les grands scientifiques sortent de classe Cosmos, les politiciens de classe Sophia et les hommes d'affaire des filières Alliance. La dernière branche, Spectus, prend en charge tout ce qui a trait au spectacle et au divertissement : les arts, le sport, la mode. C'est un système stable et efficace, dit-on. Aucune recrue, à ma connaissance, ne s'en est jamais plainte. Ceux qui accusent les Cinq Branches d'endoctriner les jeunes sont tous en bas de l'échelle sociale. On leur reproche de ne pas savoir, de ne pas comprendre de quoi ils parlent. J'ignore qui dit vrai. J'ignore seulement s'il existe un système qui n'use pas de la propagande, et je comprends à peine qu'Emmanuelle s'en offusque. Ce dont je suis certaine, c'est que mes sœurs et moi avons toutes suffisamment de jugeote et de caractère pour ne pas nous laisser influencer.

— Tu sais comme moi que si Papa n'avait pas fait ce qu'il a fait...

Je me tais.

— Je sais, Risette.

Emmanuelle me saisit à nouveau par le bras. Elle n'admettra pas regretter ses paroles, pourtant elle cherche à me rassurer. Les larmes me montent aux yeux et je clos les paupières pour leur faire barrage.

— S'il n'avait pas fait ça, nous n'existerions pas.

Je n'avouerai pas, moi non plus, à quel point mon existence me paraît alors insignifiante.

— Et vous... si vous n'existiez pas...

Ma sœur m'attire contre elle et me console. Elle me serre dans ses bras. Je ravale les sanglots. Je m'en veux de craquer alors que je vis recluse dans mon petit jardin, que je ne subis rien, que je me suis déchargée sur elle. Les mots débordent de mes lèvres.

— Si je ne vous avais pas... je n'aurais aucune raison de vivre.

Un bruit sec m'arrache au chagrin. Quelques notes de synthé tintent, puis la langue acérée de Yelena entonne le premier couplet.

En voyant la lumière, j'voulais faire marche arrière

Mais ma mère a pas permis que j'reste au stade embryonnaire.

Moi on m'a jamais d'mandé si j'voulais vivre comme un serf

Dont on célèbre l'obédience par une fête d'anniversaire.

On m'a dit : « Lève-toi et marche.

Reste dans les traces du patriarche. »

Mais les chemins d'antan s'effacent,

Alors pour pas perdre la face tout l'monde s'oriente au pile ou face.

Je relève les yeux, essuyés en vitesse sur le pull d'Emmanuelle. Nolwenn ramasse le téléphone qu'elle a laissé tomber, surprise sans doute de nous trouver ainsi, et s'empresse de couper le son.

— Qu'est-ce qui se passe ? s'inquiète-t-elle.

J'avale ma salive et adapte ma gorge au timbre le plus optimiste.

— Rien, Nono. C'est juste l'effet des retrouvailles.

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