Episode 62

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Eugénie

J-39.

J'observe les métamorphoses successives de Nolwenn, assise sur la paillasse. À mon commandement, elle sort où rétracte ses attributs félins : oreilles pivotantes, rhinarium humide, pupilles verticales, vibrisses faciales, griffes incurvées, queue en balancier. Un métabolisme aussi fonctionnel que si la Nature elle-même l'avait conçu, perfectionné par le génie génétique.

Puisqu'il me faut m'accommoder du retour de ma sœur à la villa et supporter ses allées et venues turbulentes, je me débrouille pour tirer profit de la situation. Nolwenn constitue un sujet d'étude acceptable. Étant donné que la métamorphose de Cerise est conditionnée par le soleil – pas franchement au beau fixe – je ne peux l'étudier à ma guise. En revanche, le génome très basique de Nolwenn a fait de sa maîtrise un jeu d'enfant. Elle le prend comme un jeu, d'ailleurs, lorsque je lui demande de donner de son temps pour la science.

Pendant les exercices, je contrôle sa tension et son rythme cardiaque. Un jour je teste sa vue, le lendemain je mets à l'épreuve son agilité. Les rétines de Nolwenn sont des merveilles biologiques : elles lui confèrent une acuité visuelle remarquable, sans nuire apparemment à son appréciation des couleurs. Ses prouesses acrobatiques sont loin d'être aussi remarquables. Certes, elle peut bondir à une hauteur d'environ deux fois et demi sa taille, ou bien grimper aux arbres au moyen de ses griffes. Mais Nolwenn n'en demeure pas moins Nolwenn, égale à elle-même en terme de maladresse. Ce chat-là ne retombe pas toujours sur ses pattes. Elle n'a ni moins de bleus, ni moins de pansements qu'avant.

— Est-ce que ça t'arrive, de ronronner ? je la questionne.

Elle hausse les épaules et roule des yeux, les pupilles rondes et incrédules. Je soupire.

— Ça lui arrive, lance Dolorès depuis le coin du labo où elle campe pour nous épier.

Cela doit bien faire une semaine qu'elles ont débarqué sans prévenir, pour le plus grand bonheur de Cerise et à mon grand désarroi. Je mentirais si je prétendais que Nolwenn m'a manqué. J'étais soulagée qu'elle ne soit pas dans mes jambes, tout ce temps. Pourtant, je dois admettre qu'elle me tape moins sur les nerfs désormais. C'est bien la seule chose que je dois à Dolorès. Cela aussi, ça me fait mal de l'admettre.

C'est déjà surprenant que Nolwenn ait une petite copine. Que celle-ci se trouve être une ex-militaire taciturne, c'est carrément suspect. Qu'est-ce qui lui plaît chez mon excentrique de sœur ? Même au vingt-deuxième siècle et malgré les miracles de la technologie actuelle, il reste des questions auxquelles la science n'a pas de réponse. Par fierté, néanmoins, j'accuserais les hormones.

Objectivement, nous n'avons aucune raison de faire confiance à Dolorès. Je ne lui fais pas confiance. Or, dans la mesure où Nolwenn a décidé sur un coup de tête de lui révéler le secret qui pourrait condamner notre existence même, nous n'avons plus le choix : nous devons composer avec cette étrangère, la tenir à l’œil tout comme elle nous surveille et se tenir sur nos gardes.

J-38.

Le décrypteur de mots de passe tourne sans relâche depuis deux semaines, sans succès. Septembre est déjà là. J'ai eu le temps de retourner le laboratoire trois ou quatre centaines de fois depuis que je l'ai investi. Je n'y ai presque rien déniché. Dans le recoin désordonné d'où l'on a tiré l'androïde, je n'ai trouvé qu'une quantité de feuillets sur des expériences inabouties. L'une d'elles devait avoir les ailes d'un oiseau. Je m'étonnais jusqu'alors que Magnus n'ait pas eu cette idée. J'ai aussi mis la main sur un petit coffre-fort, légèrement oxydé mais impossible à déverrouiller. La serrure est une fente de quelques millimètres. Je ne possède pas la clé. Je doute que même Emmanuelle saurait la crocheter car, à ce que je devine, il n'y a pas de goupilles.

J'ai laissé de côté le génome insipide de Luna. Un chiroptère des plus communs. J'imagine qu'un mammifère volant constituait un choix d'hybridation moins ardu qu'un oiseau. Tout comme j'imagine que la grande diversité et la profusion des arthropodes ont motivé la création d'Emmanuelle. Néanmoins, j'en ai conscience, Magnus n'était pas homme à préférer la facilité. En témoigne ce qu'il a fait d'Adoria ou Faustine. Pourquoi pas un oiseau, alors ? Beaucoup d'autres questions me trottent dans la tête et restent insolubles.

Dernièrement, mes recherches portent exclusivement sur les gélules. Faute de pouvoir identifier clairement l'origine du principe métamorphe, je me suis contenté de l'isoler. J'essaye par tous les moyens de le synthétiser. Jusqu'à présent, une longue série d'essais infructueux.

— Il reste du curry dans la marmite, Eugénie ! me crie Cerise depuis le rez-de-chaussée.

Elle me materne moins, maintenant qu'elle a quelqu'un d'autre à couver. Ces derniers jours, des éclats de rire ponctuent de nouveau le calme de la villa. Un bruit de fond routinier qui sonne comme un retour à la normale, qui me détend les nerfs. Je m'étais oubliée dans le silence de ce sous-sol tant convoité. Pourtant, il y a quelque chose de rassurant à constater que le monde continue de vivre, au-delà. Les petits cris aigus qui avant m'agaçaient m'aident à me concentrer. J’œuvre pour la surface. Je la regagnerai un jour. Moi, ou le fruit de mes travaux.

Lorsque je monte prendre mon repas, je les trouve toutes les trois affairées dans le salon, autour d'un gros manuscrit rapporté par Nolwenn. Elles ont entrepris de le traduire en espagnol, pour une gamine du village. Je m'amuse en les écoutant débattre de l'emploi de tel ou tel syntagme. Nolwenn a toujours eu de l'aisance pour apprendre des dialectes rien qu'en les écoutant. Dolorès est hispanophone. Toutes deux appliquent des règles de grammaire sans les connaître et leurs justifications sont chaque fois plus alambiquées et approximatives. En raisonnant par l'absurde, on hocherait la tête à toutes les énormités qu'elles débitent. C'est de loin plus distrayant que n'importe quel programme télé, surtout quand Nolwenn joue les miss je-sais-tout et contredit ce que propose le module de traduction automatique de RF5. Il faut dire que l'androïde manque souvent le contexte. Un robot ne comprend pas l'épuisement d'un marin dans la tempête, ni comme exulte un explorateur qui découvre enfin ce qu'il a passé sa vie à chercher, ou ce que c'est qu'écrire tout ce qu'on espère transmettre avec les mains crispées par l'agonie.

J-37.

Un énième essai raté me fait grincer des dents. Si seulement je pouvais comprendre d'instinct le principe métamorphe, comme Cerise comprend les plantes, comme Nolwenn décrypte les langues, ou comme Dolorès a cerné ma sœur.

La porte du labo s'ouvre avec fracas. Je sursaute. Dolorès descend quelque marches, ses bottines cognent contre les planches.

— On va faire une partie d'un de vos jeux vieux d'un siècle. Tes sœurs veulent savoir si tu te joins à nous. J'imagine bien que t'as mieux à faire, mais je demande quand même...

Elle connaît ma réponse, donc elle pourrait se contenter d'attendre en haut que je la lui confirme. Mais Dolorès poursuit la descente jusqu'au sous-sol. Les bras derrière le dos, je m'appuie au bureau pour cacher mes travaux.

— À quoi on joue ?

— Un truc de gosses avec des ouistitis, je crois. J'avoue que je saisis pas bien le but...

— Non, toi et moi Dolorès, à quoi on joue ? Qu'est-ce que tu espères trouver dans mon labo ?

Je suis sur la défensive. Elle conserve un calme exemplaire.

Ton labo ? C'était celui de Magnus, non ?

— Qu'est-ce que vous savez de lui, au juste, à Puertoculto ?

— Ne t'inquiète pas, Eugénie. Les villageois n'imaginent même pas ce qui se trame chez vous. Vous représentez tout ce qui les inquiète : de riches colons qui brandissent le drapeau de la science et piétinent leurs traditions. Mais vous n'êtes pas en croisade et ils ont trop peur pour vous chasser... Je sais de quoi je parle.

— Tu espionnes pour leur compte ? Ou bien...

— J'aime ta sœur. C'est clair ? Je n'ai pas l'intention de vous causer du tort.

Tout bien considéré, je suis soulagée qu'elle m'ait interrompue. J'allais m'emporter. J'allais lui demander si, par hasard, elle n'aurait pas quelque chose à voir avec la mort de Magnus. Elle est apparue dans la vie de Nolwenn peu après. Les croisades, évidemment que ça la connaît : elle a dû abattre plus de monde qu'elle ne peut s'en rappeler. Nolwenn est trop naïve. Cerise ne voit pas le mal. Moi, je ne suis pas dupe.

— En fait, explique Dolorès en s'avançant vers moi, c'est ce coffre.

Elle pointe du doigt le caisson verrouillé. Ses mains paraissent trop délicates pour une tueuse. Une réflexion idiote : on n'a nul besoin de poignes d'acier pour crever les yeux ou distiller du poison.

— Qu'est-ce qu'il a, ce coffre ?

— L'autre jour, je t'ai vue essayer de le forcer. J'en déduis que tu ne sais pas.

— Que je ne sais pas quoi ?

— Ce n'est pas une serrure, affirme-t-elle. C'est un lecteur de matricule.

— De matricule ?

— Quasiment tous les militaires authentifiés disposent d'un coffre matriculaire. On y stocke des documents confidentiels de moindre importance. Tu penses bien, le verrouillage à reconnaissance oculaire ou digitale, ça expose au risque de la mutilation : quelqu'un veut se procurer vos informations, alors ils vous arrache l’œil ou vous tranche la main. Le coffre matriculaire s'ouvre sur présentation de la plaque d'identification militaire. Le pendentif. Pour un soldat, c'est tout aussi difficile à arracher qu'un membre, mais nettement moins douloureux à perdre.

— Alors la clé...

— Tu me prends toujours pour une fouineuse ? J'essaye d'aider, je t'assure.

Son ton mielleux garde toujours un petit goût caustique. On ne sait pas quand son dard nous piquera. Je m'en méfie.

— Merci, dis-je cordialement.

— Pour les ouistitis, j'en déduis que c'est non.

— Non. Tu sais quoi ? Je vais vous rejoindre.

La partie est sans intérêt. Nolwenn perd patience et perd, tout court. Dolorès nous bat à plate couture, Cerise et moi. Sa minutie m'inquiète. Le jeu terminé, je prends le chemin de la chambre-froide et les autres me suivent avec curiosité. Je retire le collier de Magnus sans prêter trop d'attention au cadavre. Dolorès est surprise que nous l'ayons conservé.

— Si quelqu'un se pointait, ça pourrait mal tourner, remarque-t-elle.

Je suis bien obligée de lui donner raison. Dolorès se propose de creuser une tombe, Cerise l'accompagne vers un « bon emplacement ». Pendant ce temps, je regagne le labo escortée par Nolwenn. Bien sûr, elle est curieuse de savoir ce qu'il y a dans le coffre. Nous insérons le matricule et la porte se déverrouille. Dedans, cependant, il n'y a rien de très exceptionnel : une vieille liseuse portable, une carte postale vierge et un petit boîtier contenant des cartes mémoire. Des sauvegardes de RF5, apparemment. Je parcours leur contenu depuis l'ordinateur. Parmi les données conservées, je ne découvre que quelques modules de langues spécifiques, plusieurs programmes d'assistance scientifique et un autre ridiculement nommé Instinct Maternel. Qu'un androïde ait pu me donner le biberon, voilà qui me fait rire jaune ! Un seul des autres programmes retient mon intérêt : le protocole d'exécution de l'hybridation, qui me confirme surtout ce que j'avais appris dans les notes de notre créateur. J'en apprends seulement plus sur un incubateur qu'à ma connaissance nous ne possédons plus, qui fut notre matrice de substitution.

— Eh ! s'exclame Nolwenn. C'est qui ça ?

Elle me tend la liseuse. Magnus s'en servait manifestement aussi d'album photos. Sur le cliché affiché, il est jeune et blond. On le reconnaît à peine. Et près de lui, se tiennent deux jeunes filles, des jumelles, un peu plus jeunes. En les voyant, je comprends immédiatement ce qui a frappé Nolwenn : elles sont son portrait craché !

Plus tard dans la soirée, nous mettons Magnus en terre, dans la serre, près d'un bosquet de brugmentias criards. Nous nous remémorons la façon qu'il avait de mimer la trompette avec leurs grosses fleurs. Nous sourions en pleurs. Dolorès nous épargne en rebouchant le trou.

Quand les autres montent se coucher, je me réfugie dans le laboratoire. Je prends mes capsules. Je rumine. Les questions ne cessent d'affluer. Les réponses tardent, quant à elles. Où est l'incubateur ? Qui étaient les jumelles pour notre soi-disant père ? Tout cela ne m'avance pas.

J-36.

Bientôt, je ne serai plus qu'un corps plasmique luttant pour se recomposer. Et si je n'y arrivais pas ?

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