Episode 59 - Genèse

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Magnus

Je n'ai jamais été très mystique. Ni ma famille ni mes amis n'étaient croyants et la science me semblait à même de rationaliser jusqu'aux lubies les plus délirantes, à commencer par la théorie de l'hybridation. Pourtant, depuis quelques décennies, le monde était en proie à une crise de foi. Mais, parce que ces considérations ne m'avaient jamais interpellé, je ne l'ai compris que tardivement.

C'est en classe Cosmos que j'ai fait la connaissance de Tuuli Olesk, à l'occasion d'une conférence sur l'extrasensorialité. Tommy m'y avait traîné, presque de force. Depuis le début de notre deuxième année, il portait beaucoup d'intérêt aux individus à haut potentiel psychique, sur qui il supposait que l'hybridation aurait de meilleures chances d'aboutir. Pour ma part, je voyais en l'hybridation la possibilité pour chacun de prétendre à l'extraordinaire. La seule idée de collaborer avec des HPP me rebutait, d'autant plus que je soupçonnais la plupart d'entre eux de feindre leur supposé don.

Tuuli Olesk s'était découverte distorseur sur le tard et venait témoigner de la façon dont, parfois, elle parvenait à maîtriser le défilement du temps. Je n'en croyais pas un traître mot. Tommy lui-même demeurait sceptique. Malgré la précision de ses exemples, lorsqu'elle nous a expliqué étendre les nuits pour taper ses articles ou accélérer légèrement le temps dans une situation qui l'ennuyait, Tuuli passait pour une excentrique à nos yeux. Contrairement à Tommy, cependant, ma curiosité avait tendance à prendre le pas sur mon bon sens élémentaire. Aussi, au sortir de la conférence, je suis allé trouver l'intéressée pour discuter avec elle.

Tuuli était plus âgée que nous, de dix ans environ, et exerçait en tant que journaliste. Elle avait l'art de parler, et surtout de convaincre. Nous nous sommes revus, plusieurs fois, et même livrés à quelques expériences. Elle nous a raconté n'utiliser son pouvoir que dans un champ restreint, sur elle-même uniquement. Un jour, elle a accéléré son temps pour déclamer des exercices de diction à une vitesse hallucinante, impossible à dire vrai. Tommy et moi l'enregistrions et, en décélérant la bande, nous avons été frappés de constater que chaque syllabe s'y révélait parfaitement audible. Tuuli ne bluffait pas.

S'il lui importait tant qu'on la prenne au sérieux, c'est car elle militait pour la reconnaissance de ses pairs. Aux yeux de beaucoup, les psykos, comme on les surnommait, passaient pour des sorciers, des démons que l'on chassait plus ou moins cruellement. Ils étaient exclus, marginalisés, tabassés à mort. Quand on les acceptait, c'était généralement pour les enrôler dans une armée quelconque, abuser de leurs dons, voire même les disséquer. Leurs facultés exceptionnelles demeuraient un mystère pour la science et, pour nombre d'entre eux, un fardeau.

Tommy et moi étions souvent invités à manger chez les Olesk, lorsqu'ils vivaient à Berlin. Tuuli habitait avec son mari, Hiram. Ils avaient deux enfants, encore très jeunes à l'époque. Seule la mère présentait un HPP et, à sa connaissance, aucun de ses ancêtres n'avait de don particulier. Ils menaient une vie somme toute normale. Hiram s'occupait des enfants et de leur éducation. Il adorait son potager. Tuuli et lui se chamaillaient souvent, parce qu'elle refusait qu'il extermine les insectes qui saccageaient ses récoltes. Elle adorait les insectes.

Je me rappelle que cela nous a surpris, qu'une séduisante trentenaire, active et épanouie, puisse se passionner pour les pucerons et les scarabées. À Ystad, mes sœurs et Inger hurlaient de terreur à la seule vue d'une araignée. Tuuli prétendait que beaucoup d'insectes développaient eux aussi des capacités extrasensorielles. Nombre d'entre elles étaient connues, de mêmes que les organes particuliers qui en étaient la source. Mais elle clamait aussi que, comme elle, la papillon ou la libellule trompaient l'écoulement du temps. Rien de tel n'avait ni n'a jamais été démontré depuis.

À ma connaissance, Tuuli Olesk était la première sanfaute que je rencontrais. Sa religion me paraissait une aberration, mais je ne l'en ai jamais blâmée, et je me l'expliquais ainsi.

Dans la première moitié du vingt-et-unième siècle, le développement des parasciences avait révélé de nombreux types de HPP et leur avait permis d'être reconnus comme tels. Parallèlement, la multiplication des réseaux sociaux avait facilité leur rencontre : ils s'étaient reconnus entre eux, puis ralliés en une communauté solidaire. On aurait cru, dès lors, que le monde progressait vers une paix durable, en acceptant toute une variété d'humains aux caractéristiques diverses.

Pourtant, comme je l'ai découvert plus tard en côtoyant Tuuli, dont les détracteurs se comptaient par millions, les psychiques sont globalement demeurés ostracisés. La plupart se cachaient, par crainte du regard que l'on porterait sur eux.

Des fédérateurs ont surgi en leur sein. Des gourous, diront certains. Une rumeur s'est répandue, aidée par les réseaux, puis a pris de l'ampleur pour devenir une légende, adoptée par certains comme un mythe fondateur. Ce que la science n'avait pu expliquer, ce qu'aucune politique n'avait su intégrer, la croyance s'est chargée de lui donner du sens. Les prophètes anonymes colportaient une genèse bricolée sur le tard : un jour, un dieu magnanime avait béni des élus en leur conférant des pouvoirs prodigieux. Ils l'ont appelé l'Irréprochable.

Chaque oracle inconnu y allant de son épître, ce récit sur-mesure s'étoffait. Bientôt, on ajoutait que le pouvoir était une gratification divine, octroyée aux plus justes, ceux qui n'auraient pas fauté. C'est ainsi que se sont nommés les adeptes de l'Irréprochable, les sanfautes. Séduits par l'appât d'une récompense divine, des individus de tous bords, sans le moindre HPP, se sont convertis au Dogme. Ce que tant de chercheurs avaient tenté de rationaliser a été relégué à de la magie pure. Chaque diagnostic de HPP a pris l'ampleur d'un miracle. Le monde s'est divisé, une fois de plus, entre les sceptiques et les adorateurs. Inévitablement, ces derniers ont prêché leur foi, jusqu'à employer la force.

C'est dans ces années-là que la Grande Guerre a débuté, au sud de l'Oural, quand le prophète Alban Klach a appelé ses fidèles armés à saccager tout ce qu'il restait des institutions croulantes de l'Altzarvie, affaiblie par des décennies d'émeutes populaires. Pendant que je m'acharnais sur des prototypes d'hybrides non-viables, pendant que Tommy recherchait désespérément la manifestation génétique du HPP, pendant que Tuuli et les siens honoraient paisiblement leur pseudo-dieu imaginaire, nous entrions sans le savoir dans l'ère de la discorde.

En Europe du Nord, un certain nombre de lois protégeaient les psychiques et cette guerre lointaine, que les médias nous rappelaient quotidiennement, nous préoccupait moins que nos perspectives personnelles.

J'ai vécu entre Ystad et Berlin jusqu'à mes vingt ans, jusqu'à ce que la réalité nous rattrape et anéantisse notre insouciance. Les derniers mois m'ont laissé jusqu'à la fin un souvenir douloureux. Mais si cette chute tragique a marqué nos vies, à mes amis et à moi, d'une douleur aussi vive, c'est probablement parce que les années qui ont précédé ce drame ont été particulièrement heureuses. Nul n'aurait souhaité que ce bonheur touche un jour à sa fin.

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