Episode 22.1

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Roxane

Sancho était à l'heure, ce matin. Nous sommes partis avant le lever du jour. Il nous a fait monter sur son petit cargo, comme quand nous allions au marché d'Anakar ou à Elthior pour les congrès de Papa. Aujourd'hui, Papa n'est plus là. Quand nous sommes montées à bord, Sancho nous a demandé où était Magnus. Luna lui a raconté qu'il était sur le point de faire une découverte monumentale et qu'il n'avait probablement pas quitté son laboratoire de la nuit. Luna est la plus douée d'entre nous pour ce qui est de mentir. C'était déjà le cas quand nous étions enfants. Le mieux – ou le pire, je ne sais pas – c'est qu'elle ne rechigne jamais à prendre la charge de nos mensonges collectifs, ni même de ceux qui ne la concernent pas directement.

Un jour, j'ai volé la carte bleue de Papa pour m'acheter une robe de soirée. J'en avais absolument besoin pour le bal de fin de séjour organisé par une compagnie d'autrichiens en vacances sur notre île. Papa ne consultait pas souvent ses relevés bancaires. Il n'était pas vraiment près de son argent. Il faut dire qu'il gagnait bien sa vie, en tant que chercheur. Je ne sais pas trop, en fait, qui lui versait son salaire ni à combien il s'élevait. Dieu sait comment, pourtant, il s'est rendu compte de mon petit stratagème. Moi, quand j'ai su qu'il savait, je me suis démontée. J'avais tellement honte. Je ne pouvais pas avouer que c'était moi, la coupable. Pourtant, j'avais bien l'intention de porter ma robe, et je l'ai portée le week-end suivant. C'était inévitable, il allait savoir que je l'avais volé. À ce moment-là, j'ai demandé à Luna d'inventer quelque chose. Ce n'était pas le moment d'être privée de sortie ! Elle n'a pas accepté. Elle n'a pas refusé. Quelques minutes plus tard, elle racontait à Papa que c'était elle, qui avait pris la carte, acheté la robe pour me l'offrir, parce qu'elle voulait s'excuser auprès de moi suite à une dispute. Et de toute façon, avait-elle ajouté, il y avait une réduction qu'on ne pouvait pas manquer. Rien dans tout ça n'était vrai.

Luna a été punie, pas moi. Je ne pense pas que Papa ait jamais cru à cette histoire. Il nous connaissait trop bien. Mais il l'a punie, elle, et ne m'a jamais rien reproché. Je me suis toujours demandé pourquoi il avait agi de la sorte. Pas pour moi, en tout cas. Je pense qu'il voulait lui apprendre que les mensonges ne sont pas sans conséquence, et peut-être voir jusqu'où elle était prête à aller dans cette comédie-là. Luna, elle, elle ne s'est pas démontée, à aucun moment. Je pense qu'elle ferait une bonne actrice. Fort heureusement pour moi, ce n'est pas dans ses plans.

Le soleil se lève seulement. Une grosse sphère orange comme un agrume bien mûr émerge de la ligne d'horizon par-delà l'océan. Les traînées de nuages qui zèbrent le ciel sont teintées de son éclat rose. Une fine brume flotte au-dessus des vaguelettes devenues oranges, comme l'infini au-dessus de nos têtes. Le vent dans les cheveux sur le pont du bateau, j'admire la poupe qui fend l'écume. Mon avenir se trouve de l'autre côté de cette mer. Un avenir qui, j'en ai la certitude, sera radieux.

Le vent se lève et le ciel s'éclaircit. Les nuages se dissipent et dévoilent l'azur profond dans un étrange dégradé, tout bardé de lumière. Dans la lueur du jour, je me sens briller comme sous le feu des projecteurs. J'ai hâte de remonter sur scène. En ville, la célébrité sera à portée de main.

Au loin, le Dôme de Luçon scintille sous les rayons du soleil. Il s'agit d'une immense structure en verre qui sort de l'océan à environ cinq kilomètres des plages des îles Lucile et Nicole. Le dôme recouvre les Sœurs Mauriel et les protège des tempêtes durant toute l'année. Je soupire :

— Ça doit être bien, de vivre sur une île où il ne pleut jamais.

— Il pleut parfois, tu sais, sur les Sœurs Mauriel, me corrige Emmanuelle, accoudée près de moi sur la balustrade. Le verre du dôme est parcouru d'une multitude de micro-capillaires transparents qui permettent de récupérer l'eau de pluie. L'eau est stockée dans des réservoirs, à la base du dôme. Elle est réutilisée pour créer une atmosphère artificielle. Les capillaires diffusent la pluie dans des zones précises à des horaires précis. C'est pareil pour le vent ou pour l'ensoleillement. Il y a des systèmes d'aération qui permettent de créer une petite brise, histoire que la chaleur ne soit pas insupportable. Les rayons du soleil sont redirigés par des miroirs vers les plus belles plages et les terrasses des restaurants. En bref, tout est calculé et contrôlé pour assurer le bonheur des touristes toute l'année.

— Comment on entre dans le dôme ?

— Il y a deux portails aériens, quatre portails maritimes et même un portail sous-marin. Certains de ces portails sont à double entrée.

— Et les oiseaux ? Et les poissons ? Comment ils entrent dans le dôme ?

— Oh, mais ils restent dans le dôme. La faune et la flore sont protégés à l'intérieur. La chasse et la pêche sont ultra réglementées. Ils n'y a que les indigènes qui les pratiquent, de toute façon.

— Il y a des indigènes sur Lucile et Nicole ?

— Oui. Les Andbakh sur Lucile, les Kormes et les Nantals sur Nicole. Les Kormes, ce sont eux qui ont perpétué les traditions de chasse et de pêche. Ils ont gardé leurs coutumes, mais ils sont pacifiques et cohabitent très bien avec les touristes. Les Nantals ont été très marqués par l'influence coloniale. Le Colonel Roes, celui qui a découvert les Sœurs Mauriel, il a été très bien accueilli par les Nantals. Ils ont sympathisé avec lui. Ils ont construit un port, une ville, et pendant des siècles les Nantals se sont occupés de l'accueil des colons. Ils se sont tournés vers le tourisme à la fin du vingtième siècle, et ils ont fait fortune. Les Andbakh, eux, étaient plutôt hostiles à la colonisation. Il y a eu pas mal de grabuge sur Lucile, jusqu'à la fin du dix-neuvième. Et puis, les Andbakh se sont mis à envier les richesses des Nantals et ils ont fini par suivre le même modèle qu'eux.

— Ils ont eu raison, pas vrai ? C'est pas des hommes des bois qui auraient construit un dôme pareil !

Emmanuelle m'explique que le dôme a été imaginé il y a huit ans par le Docteur Luçon, biologiste et climatologue de profession, sur une idée de sa femme Selena, une native d'origine métisse, Andbakh par son père et Korme par sa mère. Finalement, les natifs, ce sont eux qui connaissent le mieux leur île.

Une nouvelle fois, un long soupir m'échappe :

— T'en sais des choses, Emma !

Je n'ai pas l'habitude de poser autant de questions ; je m'impressionne moi-même. En temps normal, ce serait bien le genre de Nolwenn, de faire sa curieuse, de demander encore et encore des détails, des pourquoi, des comment. Alors je me souviens qu'on l'a laissée là-bas, toute seule, ou presque. Tout est allé si vite.

Hier après-midi, alors que je descendais au salon pour montrer aux autres les prodiges que j'avais accompli sur les cheveux d'Adoria, elle et moi avons croisé Emmanuelle et Eugénie qui remontaient du laboratoire avec un drôle de robot. Elle est tellement mignonne, RF5, que j'ai mis un moment à me faire à l'idée que c'était une machine. Cerise, elle, était déjà dans le salon, et l'androïde ne la rendait pas franchement enthousiaste. À ce que j'ai cru comprendre, pourtant, RF5 lui appartient. Moi, ça m'aurait plu, d'avoir ce genre d'esclave à mon service.

Luna a fini par nous rejoindre, mais je ne pourrais pas dire quand. Elle sort toujours de nulle part, comme une sorte de fantôme. À un instant, elle n'est pas là et l'instant d'après, elle se tient à côté de vous comme si elle était présente depuis le début. On finit par s'habituer, selon Adoria. Moi, je crois bien que je ne m'habituerai jamais. Tout ce qu'il faut savoir, c'est que c'est avec Luna que ça a commencé. Là non plus, je ne pourrais pas dire comment. En allant vers la fenêtre, il me semble l'avoir vue glisser quelque chose à l'oreille d'Emmanuelle. J'ignore ce qu'elle a bien pu lui dire. Le fait est qu'Emma a ouvert les yeux tout rond et nous a pondu cette grande idée :

— Vous ne pensez pas qu'il serait temps qu'on aille en ville ? Je veux dire, pour étudier. On est toutes douées pour quelque chose. On serait toutes prises, à l'Académie.

Emmanuelle a avancé un bon nombre d'arguments : la menace que représentait le meurtrier de Papa, l'environnement rassurant que constituait l'Académie et la possibilité de se construire un avenir. Sur le moment, ça ne me disait trop rien. Adoria, au contraire, a approuvé tout de suite. Elle attendait ça depuis longtemps. Elle a eu comme un sursaut de joie, ses yeux se sont mis à briller, et elle a commencé à s'emballer en imaginant sa future classe, ses futurs camarades, sa future équipe de sport et tous les trophées qu'elle pourrait remporter. Là, j'ai commencé à me dire que l'Île d'Elthior était pleine de perspectives. Il y a sûrement un paquet de beaux garçons à l'Académie et les plus grandes agences de mannequins ne se trouvent pas ailleurs qu'en ville. Ma décision était prise. C'est alors que Luna a soulevé un problème majeur :

— Vous n'oubliez pas un détail ?

Elle a déployé ses grandes ailes de chauve-souris. Ça m'a donné froid dans le dos. Là, Eugénie a sorti de sa poche un flacon plein de pilules. Elle nous a dit qu'il y en avait pour un mois. Passé ce délais, il faudra se débrouiller pour contrôler la métamorphose. Je ne me suis pas sentie concernée. Mis à part ces migraines incessantes, rien n'a changé pour moi depuis que ma chambre s'est animée sous mes yeux. Je ne l'explique toujours pas. Si Adoria n'avait pas été là pour le voir elle aussi, je croirais bien que c'était juste une hallucination.

— Ce n'est pas de ça dont je veux parler, a dit Luna. Pour ma part, ce nouveau corps me va très bien. C'est vrai qu'il ne faudra pas être vues dans cet état, mais chacune est responsable de ses petits secrets, après tout.

Elle a lancé un drôle de regard en coin à Eugénie. Je n'ai pas compris pourquoi.

— Non, le vrai problème, c'est de payer l'Académie, c'est de continuer à dissimuler la mort de Papa. Tu as songé à tout ça, Emma ?

Il y a eu une discussion, une discussion interminable. J'ai bien cru qu'elles n'allaient jamais réussir à se mettre d'accord. Finalement, il a été convenu qu'Eugénie resterait là pour poursuivre l'étude de nos génomes, les recherches de Magnus, se faire passer pour lui et recevoir son salaire. Personne d'autre qu'elle ne pourrait le faire. Moi, je me suis dit que tout était réglé. Mais Cerise a refusé de quitter l'île. Elle n'a pas voulu abandonner sa serre. En vrai, tout le monde le sait, elle déteste l'Île d'Elthior. Elle déteste la ville. Personne n'a essayé de lui forcer la main. Eugénie a même appuyé son choix, en disant qu'elle aurait bien besoin de quelqu'un pour l'aider à s'occuper de la maison. À ce moment-là, tout semblait en ordre. Mais quand Nolwenn l'a appris, ça ne lui a pas du tout plu. Aucune de nous ne s'attendait à cette réaction. Aucune de nous n'a su la retenir. Je ne vais même pas prétendre que j'ai essayé. Moi, ça m'est bien égal, que Nolwenn vienne ou pas. Pourquoi aurait-elle moins le droit de rester que Cerise ?

Ce qui m'a surpris, c'est d'apprendre que Nolwenn avait une amie sur l'île. Plus tard, Eugénie a dit en se moquant que c'était sans doute une amie imaginaire. Moi, je n'y crois pas. Nolwenn est différente, depuis quelques temps, depuis la gifle d'Eugénie, depuis qu'elle est revenue ce soir-là. Je l'avais déjà senti. Elle reste Nolwenn, bien sûr, mais elle est plus calme, elle se fait moins remarquer. Avant, elle avait tendance à rester dans nos jambes, à chercher de la compagnie, quelqu'un pour la regarder, pour partager ses jeux. Nolwenn n'a jamais supporté la solitude. Mais ces derniers temps, elle était toujours dehors. C'est à peine si on la voyait encore. Dolorès, je pense qu'elle est réelle. Avec qui d'autre Nolwenn passerait tout son temps ? Je me demande bien à quoi elle ressemble.

— Rox ?

On me touche le dos. Je me retourne dans un sursaut. Emmanuelle se moque quand je laisse échapper un petit cri. Faustine écarte son doigt et fixe son regard vide sur moi. Je frissonne.

— Elles sont où, les pommes ?

— Qu'est-ce que j'en sais, moi ? Demande ça à Ad'.

Faustine s'éloigne.

Après la fugue de Nolwenn, je me suis dit que Faustine, nous ne pourrions jamais la convaincre de partir. J'ai été la première surprise, quand elle a haussé les sourcils et hoché la tête. Au petit sourire qu'elle a eu, je me suis même dit qu'elle avait l'air contente. Pour être honnête, j'ai peur de ce dont Faustine est capable. J'ai peur qu'elle nous cause des ennuis, une fois à l'Académie. J'espère qu'elle va se tenir à carreau. Nous avons emporté avec nous les fléchettes tranquillisantes. Mais au milieu de la foule d'Elthior, qui sait ce que Faustine pourrait avoir en tête. Qui sait si nous pourrions intervenir.

— J'espère qu'elle va bien se tenir...

— Qui donc ?

Je sursaute, une fois de plus. Luna vient d'apparaître dans mon dos. Bon sang, mais qu'elle arrête de me faire des frayeurs pareilles ! Cette fois aussi, Emmanuelle éclate de rire. Je baisse la tête, sentant mes joues virer au rouge.

Luna vient s'accouder à côté de moi.

— Cesse donc de te faire du mauvais sang, me dit-elle.

— Hmm. Je vous préviens, si Faustine pète un câble à l'Académie, moi, je ne la connais plus !

— Allons, pourquoi veux-tu que ça arrive ?

Je me tourne vers Luna et la regarde avec insistance.

— Tu ne viens pas sérieusement de me poser cette question ?

Emmanuelle et elle éclatent de rire. Pourquoi j'ai l'impression d'avoir encore loupé un épisode ? Je me sens toujours stupide, entre elles deux.

— De toute façon, Luna, s'il arrive quelque chose, je te tiendrai pour responsable.

— Pourquoi moi ?

— C'est toi qui n'étais pas d'accord pour faire placer Faustine.

— Roxie marque un point, reconnaît Emmanuelle.

— Très bien, tranche Luna, j'endosse la responsabilité de tout ce que fera Faustine.

Garder un calme et une confiance comme la sienne en prenant cette décision ; je dois dire que j'ai de l'admiration pour Luna. Et en même temps, je la trouve stupide. Si elle passe sa vie à porter sur ses épaules les erreurs des autres, elle ne sera jamais heureuse, n'est-ce pas ? Je lui ferais bien remarquer, si je n'avais pas peur qu'elle me trouve simple d'esprit.

— Dites, si un jour je deviens riche, célèbre et plus comblée que vous toutes, vous ne m'en voudrez pas, les filles ?

Toutes les deux se mettent à glousser. Je savais que ça aurait cet effet. Je suis plutôt contente de moi.

— Je suppose que je serai un peu envieuse, reconnaît Luna, mais je ne t'en voudrai pas.

— Au contraire, m'assure Emma, on sera contentes pour toi !

Leur réaction me touche, mais je dois le leur dire. Je dois être honnête envers elles.

— Vous savez, si un jour je dois tout laisser derrière pour réaliser mon rêve, vous y compris, c'est peut-être égoïste, mais...

— Non, me coupe Luna. N'en dis pas plus. On ne t'en voudra pas, tu sais. Tu auras fait ton choix, en ton âme et conscience, voilà tout. Si c'est ça le bonheur pour toi, alors ne laisse rien te retenir, même pas nous. Et si tu réalises que tu t'es trompée de voie, on sera encore là pour te tendre la main. Pas vrai, Emma ?

Emmanuelle hoche la tête. Je me demande quand la conversation a pris un tournant aussi sérieux. J'aurais peut-être dû me taire. J'ai toujours du mal à savoir, avec Luna, à quel point elle est sincère, mais je pense qu'elle se soucie réellement de nous. J'en ai la certitude. Moi, je n'ai jamais su donner beaucoup aux autres, à moins d'obtenir quelque chose en retour. Je me demande bien ce que j'apporte à Luna. Elle poursuit :

— On est tous égoïstes, à notre façon. C'est humain. On recherche tous une forme de bonheur, une forme de paix. On poursuit des rêves et des idéaux. On a besoin d'être égoïste pour vivre dans ce monde-ci. Mais personne n'est rien que cela, un égoïste, pas vrai ? Tu m'as beaucoup impressionnée, hier, Roxane. Je t'ai trouvée futée. J'ai apprécié que tu partages avec nous ton petit secret. En ce qui me concerne, j'aurais probablement gardé ce genre de choses pour moi.

Moi aussi, j'aurais préféré garder tout ça pour moi. J'aurais aussi probablement apprécié qu'on ne remette pas cette histoire sur le tapis.

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