Episode 27.1

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Adoria

Le réveil sonne et vole aux pieds de la table de chevet. Le coup est parti tout seul. Dans le lit voisin, à l'autre bout de la chambre, Roxane est encore emmitouflée dans ses couvertures. Je m'approche et la secoue par l'épaule.

— Debout, la Belle au Bois Dormant ! Si tu ne te brosses pas les dents, aucune chance qu'un prince vienne te réveiller !

Roxane pousse un grognement et roule sur son matelas. Quand j'ouvre grand les rideaux, elle enfouit sa tête dans son oreiller en grognant de plus belle. Je bondis sur sa couette et lui pince la nuque.

— Allez, Boucles d'Or, lève-toi ! T'as l'air d'un ours mal léché, tu sais. Plus tu traînes au lit, moins t'auras de temps pour te ravaler la façade !

Ma sœur finit par s'extirper de ses draps, les cheveux en bataille autour de son crâne. Ses yeux sont fatigués et les poches creusent ses joues. Elle a vraiment mauvaise mine ! Ça, c'est à cause de ses migraines. Presque tous les soirs, Roxie se tord de douleur sur son lit. Je lui apporte du linge humide à poser sur son front, je reste près d'elle pour lui parler, histoire de lui changer les idées. J'ai même téléchargé une compilation de musiques soi-disant relaxante, mais il n'y a rien à faire. Sa migraine revient tous les soirs et lui pourrit ses nuits.

Ça fait deux semaines qu'on partage cette chambre à l'Académie et, depuis, le phénomène étrange s'est reproduit trois fois. Ça a commencé cinq jours après notre arrivée. Les migraines de Roxane s'étaient calmées depuis quelques temps, mais ce soir-là sa tête lui a fait bien plus mal que d'habitude. Roxie était complètement paniquée, et moi aussi d'ailleurs. Les antidouleurs n'avaient aucun effet sur elle et j'aurais fait n'importe quoi, vraiment, pour la soulager. J'aurais pris son mal de crâne si ça avait été possible. Et puis, tout d'un coup, alors que la douleur devenait insupportable au point de la faire beugler comme une vache qui agonise, c'est arrivé à nouveau. Pendant que Roxane se débattait avec sa tête, les cintres ont commencé à se balancer sur la penderie. Ma raie en peluche a plongé de mon lit, tête première sur le parquet. Et puis ça a été le tour des bijoux de Roxane, qui ont jailli de leur boîte comme des diables à ressorts pour aller s'écraser au plafond. Ça s'est arrêté là, quand Roxane s'est laissée tomber, à bout de forces, sur son matelas, le visage couvert de sueur.

C'est arrivé une nouvelle fois le week-end dernier. On avait passé une bonne journée. Roxie et moi, on était allées manger une glace sur la digue. Je l'ai accompagnée faire les boutiques et, ça m'a étonnée moi-même, j'ai vraiment passé un bon moment. On s'est acheté la même petite robe avec un col bateau. Et quand on l'a portée toutes les deux au repas, tout le monde a dit que nous étions mignonnes. J'ai l'impression que, malgré tous les malheurs qui nous sont tombés dessus dernièrement, Roxane et moi, on a su se rapprocher. Et ce soir-là, alors que ma sœur étouffait ses sanglots dans son oreiller, ça a encore eu lieu : les cintres, la raie, les bijoux. Cette fois, nos ordinateurs aussi ont échappé à la gravité, bientôt rejoints par le parapluie, le réveil, les téléphones, les lampes, mon sabre d'escrime et même le sceptre et la couronne en jouets que Roxane a emmenés, Dieu seul sait pourquoi. Les objets tourbillonnaient au-dessus de nos têtes, comme un véritable siphon. Mais ce n'était rien, franchement, comparé à ce qui s'est produit hier soir.

Hier soir, le phénomène a pris de l'ampleur. Roxane n'a presque rien vu, parce qu'elle luttait avec tant de peine contre ses maux de tête que j'ai bien cru qu'elle allait finir par se claquer le crâne dans le mur. Heureusement qu'elle a déjà vu la chambre se rebeller plusieurs fois, sinon je ne sais pas comment elle aurait pu me croire quand je lui ai raconté ce que moi j'avais vu. Comme la fois précédente, les objets se sont soudainement retrouvés en lévitation au milieu de la pièce. Mais ensuite, ce sont les pieds du lit de Roxane qui ont quitté le sol. Sans même s'en rendre compte, elle a été propulsée par son lit dans les airs. Ça a duré plusieurs minutes, avant que tous les objets, et le lit aussi, ne retombent au sol comme si de rien n'était.

Pour avoir assisté quatre fois à la scène, maintenant, je pense que je commence à comprendre. Il y a fort à parier que les migraines quotidiennes de Roxane et ce phénomène inexplicable sont liés, d'une manière ou d'une autre. Si on parvenait à comprendre comment, peut-être que nous pourrions remédier à la fois à ses maux et au déchaînement de la chambre qui, personnellement, me fiche les chocottes.

Roxane est partie prendre une douche. Je me suis lavée aux sanitaires hier soir. Le matin, il y a trop de monde, et j'ai peur d'attirer l'attention. Seule dans la chambre, je m'habille en vitesse. Et puis, comme tous les jours depuis notre arrivée, j'essaye d'appeler Nolwenn. Les sonneries se succèdent. Pas de doute, son portable est allumé. Mais elle ne décroche pas. Maintenant, je ne prends plus la peine de laisser un message vocal.

Je sors de la chambre, mon sac sur l'épaule.

— Vous en faites du bruit, le soir ! lance une voix. Vous vous battez, Roxane et toi ?

Kit et Shell sont sur le pas de leur porte. Elles occupent la chambre d'à côté. Kit est la voisine de classe de Roxane. C'est elle qui m'a parlé. Kit n'est pas du genre à mâcher ses mots, mais j'aime son tempérament simple et débrouillard. Shell est en quelque sorte son ombre. C'est une fille de petite taille qui n'a pas l'air plus solide qu'une brindille. Elle a les cheveux sombres et le regard sombre. Elle ne parle pas beaucoup, c'est quelqu'un de timide. J'ai entendu dire que Kit et elle avaient toutes les deux perdu un parent. Elles seraient demi-sœurs. Peut-être que ma propre situation me rend particulièrement sensible à la leur. Toujours est-il que je les trouve gentilles, toutes les deux.

— Désolée pour le boucan, vraiment. Roxane est du genre maladroite, vous savez. Je ferai en sorte que ça ne vous empêche plus de dormir.

— Il y a pas de mal, me rassure Kit. Shell est insomniaque et moi j'ai un sommeil de plomb. Je voulais juste m'assurer que tout allait bien pour vous.

— Tout va très bien, merci.

— J'ai entendu crier, plusieurs fois.

Shell n'ouvre pas souvent la bouche mais, quand elle le fait, elle tombe rarement à côté de la plaque.

— Oh, fais pas attention. Roxie a un genre de migraine chronique. Elle morfle pas mal, ces temps-ci.

— Pauvre Roxane, se désole Kit. Faut pas qu'elle hésite à aller à l'infirmerie. Il y a une permanence toute la nuit.

— Ou alors, suggère Shell, elle peut mordre une chaussette pour étouffer ses plaintes.

Je pouffe de rire. Shell a un humour particulier. D'ailleurs, si je ne me fiais qu'à sa mine, absolument sérieuse, je risquerais de la prendre au sérieux. Heureusement que Kit affiche un sourire amusé. Je les remercie en riant du conseil puis je les laisse pour remonter le couloir.

Je retrouve Roxane sur le chemin du réfectoire, passage obligé avant d'aller en cours. À huit heures, nous gagnons notre salle de classe. Entre la fatigue que m'ont laissée les rebondissements de la nuit dernière et l'ennui mortel que m'inspire la littérature, je ne saurais pas dire ce qui est le plus insupportable. Le professeur finit par remarquer mon attitude distraite et s'en donne à cœur joie pour me sermonner. Dayanara me toise du regard depuis le premier rang. Degory, assis à côté de moi, crache discrètement sur le dos de notre instructeur. Le rire que ses remarques m'arrachent me vaut un second sermon. Je lutte pour rester éveillée durant le cours de droit, lutte on ne peut plus difficile quand ledit cours est porté par la voix assommante de la vieille Mme Delatre. Mais pile au moment où je me sens défaillir, sous le regard outré de notre enseignante, la cloche vient à mon secours en sonnant midi. Je me sauve au réfectoire et échappe de justesse à un troisième savon.

J'ai à peine le temps de rejoindre mes sœurs à notre table pour manger que mon nom retentit dans les haut-parleurs. Une poignée d'autres étudiants et moi-mêmes sommes convoqués dans le bureau de la directrice adjointe. Je vais devoir me faire à l'idée que ce n'est pas mon jour.

Quand je me présente dans l'aile sud devant le bureau de Naomi Diez, il y a déjà foule. Degory est là. Dayanara aussi. On est une vingtaine, comme ça, à faire la queue devant la porte sans trop avoir l'air de comprendre pourquoi. Je file un coup de coude à Degory.

— Eh, tu sais pourquoi on est là ? J'ai cru que j'avais fait une connerie, mais...

Je désigne la déléguée d'un discret coup d'œil.

— Si elle est là, ça doit pas être ça.

Degory hausse les épaules et souffle un rire.

— J'ai ma p'tite idée, ouais. J'espère franchement que j'me trompe pas.

Je n'ai pas vraiment le temps de comprendre ce qui se passe. Tout arrive trop vite. Les portes du bureau s'ouvrent. Je me cramponne à Degory pour ne pas être paumée. On se retrouve tous là, une vingtaine, entassés les uns sur les autres dans la pièce, avec des miroirs plaqués sur les quatre murs qui reflètent de tous les côtés le groupe agglutiné au centre, si bien qu'on a l'impression hallucinante d'être plus de cent à piétiner sur le plancher. J'ai le tournis. J'essaye de repérer mon visage dans chacune des glaces, comme si ça pouvait me rassurer. Mais ça n'aide pas : je me sens juste de plus en plus à l'étroit dans le bureau de Naomi Diez. La directrice adjointe se lève soudain de sa chaise, derrière le grand bureau en verre, et réclame le silence. Je ne me fais pas prier, j'ai déjà la gorge nouée.

— Vous avez peut-être déjà deviné la raison de votre présence ici, lâche Naomi Diez.

En fait, non. Je secoue la tête, et je m'apaise un peu quand je vois que d'autres font de même, en particulier Dayanara. Naomi Diez nous sourit.

— Vous me connaissez en tant que directrice adjointe. Certains d'entre vous m'ont aussi en cours. Mais je suis également chargée de superviser la formation Étoile. Est-ce que quelqu'un ici sait de quoi il s'agit ?

Un type lève le bras et obtient l'autorisation de parler. De mon côté, je n'en mène pas large. Je me tais et, pour une fois, j'écoute avec attention.

La formation Étoile, explique celui qui a pris la parole, c'est un programme spécial instauré par le système éducatif global afin de recruter des candidats dotés d'un potentiel supérieur à la moyenne pour servir l'armée de l'Union – en bref, et ça je le sais, il s'agit des forces militaires qui maintiennent l'ordre mondial depuis la Pacification. Naomi Diez valide l'explication du frimeur qui vient de la ramener. Et elle enchaîne. Nous avons été sélectionnés, dit-elle, parce que les tests d'admission ont révélé chez tous les élèves ici présents des aptitudes particulières et des dispositions naturelles qui, en étant mises en valeur par le biais d'une formation individualisée, pourraient nous permettre d'intégrer une classe Élite. Ça aussi je connais, c'est de là que sort la crème de l'armée. Il y a sept pôles Élites dans le monde qui forment des chefs de troupes, de fins stratèges et les membres des commandos auxquels sont confiées les missions les plus dangereuses, ceux qu'on envoie encore là où la Pacification n'est pas tout à fait achevée. J'ai vu quelques émissions là-dessus, même si la plupart des informations concernant les combats sur le terrain ont été classées confidentielles par le gouvernement. J'admets que j'éprouve une sacrée admiration pour ces fous au cran surhumain qui sont prêts à risquer leur vie pour mettre un terme à ce qui reste de la Grande Guerre. Mais je suis honnête avec moi-même : je n'ai pas ce qu'il faut pour sauver le monde, et certainement pas l'étoffe d'un kamikaze de la paix.

— Vous avez beau être exceptionnels, à votre façon, insiste Naomi Diez, j'ai remarqué que beaucoup d'entre vous avaient de grosses lacunes scolaires. Pour être tout à fait franche, les trois quart d'entre vous se démarquent uniquement par leurs aptitudes physiques. Comme vous le savez, l'Académie exige de ses élèves des résultats satisfaisants, j'irais jusqu'à dire que vous êtes supposés atteindre l'excellence. Si vous hésitez encore à confirmer votre participation à ce programme, je crois que je vais vite vous convaincre de son intérêt. En suivant la formation Étoile, vous obtenez le droit d'écarter, selon votre choix, jusqu'à la moitié des disciplines d'ordinaire obligatoires. En contrepartie, vous êtes tenus de consacrer les créneaux que vous aurez ainsi dégagés à votre formation. Il vous faudra choisir une à trois disciplines auxquelles vous devrez vous consacrer par vous-mêmes. Vous bénéficierez évidemment des conseils de coachs auxquels vous devrez rendre des comptes régulièrement. Cet hiver, les sélectionneurs des classes Élites viendront nous rendre visite et évalueront vos compétences. À l'issue de cette évaluation, s'ils ne vous retiennent pas pour intégrer leur formation, vous devrez quitter l'Académie.

Une sorte de panique s'empare de l'assemblée. La directrice adjointe calme tout de suite le jeu :

— Cela dit, la formation Étoile vous donne aussi accès à d'autres classes réputées. Les plus intellectuels d'entre vous peuvent viser les classes politiques Sophia, ceux qui se destinent à la recherche ont la possibilité de concourir pour les classes Cosmos. Enfin, je pense que pour la plupart vous devriez viser la classe Spectus ; c'est de là que sont issus les plus grands athlètes. En vous focalisant sur une discipline, ça devrait être à votre portée.

Cette fois, aucun murmure ne se fait entendre. Naomi Diez a définitivement capté l'attention de son public. Elle esquisse un sourire satisfait et conclut :

— Que ceux qui ne souhaitent pas suivre la formation sortent, à présent. Les autres, veuillez avancer vers le bureau pour remplir la fiche d'inscription.

Pendant un moment, j'hésite un peu. Quatre ou cinq personnes quittent la pièce. Degory est toujours debout à côté de moi. Dayanara est restée elle aussi. Après tout, je sais que je ne passerai pas l'année avec mes résultats moyens. La formation Étoile, c'est peut-être une chance à saisir. Si j'arrive à fournir des résultats suffisants pour intégrer la classe Spectus, je pourrai rejoindre une fédération sportive réputée et m'assurer un bel avenir. C'est probablement ce que je peux souhaiter de mieux.

Convaincue par l'exposé de Naomi Diez, je remplis l'une des fiches d'inscription. J'élimine de mon emploi du temps les matières dans lesquelles je suis le plus handicapée et je décide d'axer ma formation autour de trois disciplines. Parmi les activités proposées, le choix se révèle difficile. L'escrime s'impose à moi comme premier choix logique. Je jette un œil sur la fiche de Degory ; il a opté pour le tir et la boxe. Pendant un instant, je m'imagine face à lui sur un ring, je me demande combien de temps je tiendrais. Par pur orgueil, j'imite son second choix. Pour la dernière discipline, j'ai plus de peine à trancher. Mon regard glisse sur la liste des enseignements proposés. La mention « natation » attire immédiatement mes yeux. Évidemment, on ne refoule pas du jour au lendemain ce qui nous a toujours tenu à cœur. Mais depuis que le contact de l'eau fait naître des écailles sur ma peau et dégouliner mon œil, prendre une simple douche est devenu un véritable calvaire. Nager dans une piscine, à la vue de tous, c'est carrément impensable. Je coche une case par défaut : les échecs.

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