21.3

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On mange les nouilles dans le canapé. Dolorès m'apprend à me servir des baguettes. Je suis à peine plus douée que pour les origamis. À la maison, je n'ai jamais pris un repas dans le canapé. Ça étonne Dolorès. Elle me raconte qu'elle, au Japon, tous ses repas, elle les prenait toute seule, sur son divan, devant la télé. Il n'y a pas la télévision dans sa cabane. Elle n'avait pas envie de payer le supplément.
Après le repas, Dolorès va jeter les emballages dans la poubelle de la cuisine. Puis elle débarrasse d'un coup de bras toutes les grues de la table en les faisant tomber dans un carton, par-dessus d'autres grues. Je ne sais pas pourquoi, à ce moment-là, j'ai envie d'en parler.
— Mes sœurs s'en vont. Emmanuelle, Roxane, Adoria, Luna, Faustine, elles partent étudier à Elthior, à l'Académie. Eugénie et Cerise restent.
— Et toi, Nolwenn, tu vas y aller, à l'Académie ?
— Non, pas question !
— Pourquoi pas ?
C'est bête mais, quand elle demande ça, j'ai comme un pincement au cœur. Est-ce qu'elle s'en fiche ? Pourquoi ça me fait aussi mal qu'elle puisse n'en avoir rien à faire ? Je n'ose pas lui avouer à quel point elle me manquerait. Et là, alors que je me tais, Dolorès me dit, comme si elle avait lu dans mes pensées :
— Je ne dis pas que tu devrais y aller. En vérité, je trouverais ça vide ici, sans toi. Tes visites me manqueraient. Mais si jamais tu avais envie d'y aller, il faudrait pas que quelque chose de stupide te retienne. Tu vois ?
— Je vois. Ne t'inquiète pas. Ce qui me retient, c'est tout sauf stupide.
Comme toujours, alors qu'on ne fait rien de particulier, le temps file à une vitesse folle. En fouillant dans les tiroirs, Dolorès a trouvé le stock de bougies mis à disposition en cas de panne de courant. Elle en aligne cinq sur la table basse, les allume et elle éteint la lumière. La lueur des cinq flammes éclaire le battant qui donne sur la chambre. Dolorès s'installe par terre à genoux et tend les mains devant les bougies. Elle positionne minutieusement ses doigts et, soudain, leur ombre sur le mur prend la forme d'un oiseau. Je vois son bec, son cou, ses ailes avec toutes leurs plumes. Et il file, en quelques battements dans ce ciel imaginaire. Moi aussi, je viens m'installer devant la table. Je tends un bras et, maladroitement, je tente de faire ramper sur le battant l'ombre d'un serpent. Le reptile se tortille. Il tend sa grande gueule vers l'oie sauvage. Elle s'envole, plus haut, encore plus haut. Mon serpent reste au sol. Mon bras n'est pas assez long. Puis, l'oiseau fuse vers le bas, en plein sur le jardin miniature : un plateau en pierre compartimenté avec du sable, des cailloux, la statuette d'un dieu local et quatre plantes grasses dans de tout petits pots. Dolorès glisse au passage un galet entre ses mains. L'oiseau reprend de la hauteur.
— Omelette en vue !
Dolorès écarte ses paumes. L'oie sauvage lâche un œuf en plein vol. Aussitôt, je précipite le reptile. J'attrape le galet et le serpent gobe l'œuf. Dolorès rit. Je ris. Elle souffle un grand coup sur les bougies.
— La nuit tombe.
Sans réfléchir, je prends mes yeux de chat. Dolorès avance à tâtons le long de la table basse. Moi, je vois tout comme en plein jour. Je la vois se dresser, déployer des ailes invisibles et fondre sur moi. Je pourrais profiter de mon avantage pour l'esquiver, mais non, je ne bouge pas. Je ne sais pas bien pourquoi.
Dolorès me tombe dessus en criant :
— Rends-moi mon œuf, sale vermine !
Je serre fort mon poing sur le galet. Dolorès tente de me l'arracher de force. C'est qu'elle en a, de la force ! J'ai du mal à résister. Comme souvent, nous nous livrons à une joyeuse bagarre et, au bout d'un moment, nous finissons par oublier la raison exacte pour laquelle nous nous chamaillons. Alors nous rions de plus belle et nous restons adossées au canapé, tentant de reprendre notre souffle. Quand ma respiration a repris un rythme normal, je me tourne vers elle.
— Dis Dolorès, est-ce que je peux rester encore quelque temps ? Demain, après-demain, et les autres jours...
— Tu veux dire, vivre ici ?
Je hoche la tête. Elle me sourit et répond avec un certain enthousiasme :
— Bien sûr, Nolwenn. Reste aussi longtemps que tu en as envie.
— Je veux pas te déranger, surtout...
— Tu parles ! Comme si tu me dérangeais ! On est amies, après tout.

Il fait complètement noir dehors, et la pluie ne tombe plus. Il fait frais, quand même, et l'air est humide. Je sais que les étoiles brillent, parce qu'elles le font toute l'année. Mais les nuages sont trop épais pour qu'on puisse les apercevoir. C'est alors que Dolorès se lève. Elle entre dans la chambre et je la vois dérouler une natte. Je m'approche du battant. Elle étale le tapis devant elle. Il est carré, de couleur claire, avec les bords effilochés et, au milieu, un cercle coupé en quatre tracé à l'encre noire. Dolorès dépose quatre coupelles sur la natte, de part et d'autre des deux lignes qui traversent le cercle. Elle verse de l'eau dans celle du haut, une poignée de terre dans celle de droite et allume une bougie dans celle de gauche. Enfin, elle se penche sur le récipient du bas, le plus proche d'elle, elle souffle doucement dedans. Elle déplie une tablette en bois – le genre de plateau dans lequel Roxane aime prendre son petit-déjeuner au lit. Dessus, elle pose un objet en métal constitué de trois triangles imbriqués, des statuettes en bois, en pierre ou en ferrailles qui ont l'air d'avoir vécu, et un bâton d'encens brûlé sur la bougie. Dolorès se tient debout, les yeux fermés et la tête droite. Elle amène une main contre son cœur puis je vois ses lèvres bouger. Je n'entends pas ses mots. J'ai envie de savoir et je brûle d'impatience de lui demander ce que c'est, ce drôle de rituel. Mais j'ai comme le sentiment que ça serait mal, de l'interrompre. Alors je la regarde murmurer toute seule, imperturbable. Elle est belle, même quand elle a l'air tarée, et aussi trop sérieuse pour que j'arrive à la trouver ridicule. Je ne sais pas combien de temps ça lui prend, son genre de transe. Ça me captive trop pour que j'aie le temps de m'ennuyer et de dénombrer les minutes. Petit à petit, mon regard se braque sur ses lèvres. J'essaye de déchiffrer ce qu'elle dit. Pas moyen. À part son propre nom, je ne capte rien. Pourtant, il y a bien une chose que je remarque, et pas des moins curieuses. Je ne sais pas ce qu'elle dit. Ce que je sais, en revanche, c'est qu'elle le répète en boucle. Je me demande bien pourquoi.
Finalement, Dolorès souffle la bougie et retire le bâton d'encens. La pièce est complètement enfumée. L'odeur est de plus en plus irrespirable.
— C'était quoi, ce que tu viens de faire ?
Dolorès empile les coupelles et roule la natte pour la ranger.
— Désolée, j'aurais dû te prévenir. C'est comme ça que je prie, tous les jours. Plusieurs fois par jour, si besoin. Mais il n'y a pas souvent besoin, à vrai dire.
En vérité, je n'ai jamais vu personne prier avant ce soir.
— T'as un dieu, alors ? je demande.
— J'en ai plusieurs. Les Ases, les Vanes, ça fait un sacré paquet !
— Combien ?
— Plus de cinquante.
Je laisse échapper un petit cri.
— Tu crois en plus de cinquante dieux ?
— Ça te paraît insensé ?
— J'en sais trop rien.
J'essaye d'imaginer à quoi ça doit ressembler, cinquante dieux qui se disputent au-dessus de nos têtes pour décider des affaires de notre petit monde. J'imagine que ça doit pas être évident de se mettre d'accord. Ça doit être une sacrée pagaille !
Dolorès revient dans le salon.
— Et toi, Nolwenn, tu as un dieu ?
— Non. Je connais un peu le gros livre, mais c'est des contes de fées tout ça.
— Ouais. Dans le fond, t'as pas tort.
C'est la première fois que je vois quelqu'un prier. C'est la première fois qu'on me parle de dieux, en dehors de la maison. Chez moi, personne ne croit. C'est la première fois que je peux poser ce genre de question :
— Tes cinquante dieux, là, qu'est-ce qu'ils t'apportent ?
— Eh bien, Odin apporte le savoir, la victoire et il guide les âmes vers le Valhalla après leur mort. Thor apporte la force et la fertilité. C'est lui, le dieu de la foudre, des vents, et des saisons. Baldr, il apporte la lumière, la beauté, l'amour ou encore le bonheur. On dit que...
— Non, j'te demande pas ce qu'on dit. J'te demande ce qu'ils ont fait pour toi, les dieux.
— Je suppose qu'ils m'ont aidée à garder espoir.
— Mon père, il disait toujours que Dieu, c'était rien de plus que le meilleur prétexte que les hommes avaient trouvé pour se faire la guerre.
— Il avait pas tort, ton père. Les hommes font beaucoup de mauvaises choses au nom de leurs dieux. Mais tu ne penses pas que certaines personnes peuvent éprouver une foi sincère et bienveillante ?
— Peut-être bien, oui. Mais à quoi ça leur sert ? Moi, je crois pas en Dieu. S'il y a quelqu'un, là-haut, au-dessus de nous, c'est soit un abruti, soit un dictateur. Si j'étais Dieu, moi, je laisserais pas les hommes se battre pour moi. Je leur dirais de faire la paix. Je laisserais pas des gens mourir de faim, des enfants devenir orphelins, des gens finir tous seuls. Je laisserais même pas quelqu'un être mis à l'écart juste parce qu'il est différent. Si Dieu il laisse faire ça, c'est soit qu'il est trop bête, soit qu'il est trop cruel.
— J'aurais aimé vivre dans un monde où tu serais Dieu, Nolwenn, vraiment. Mais je suis pas sûre qu'on aurait eu l'occasion de se parler un jour. Au moins, dans toute la mocheté de ce monde-ci, j'ai la chance de connaître une fille dans ton genre. Une fille assez folle pour refaire le monde dans sa tête. Et l'air de rien, dans ta bouche, le monde, il change déjà un peu.
Dolorès marque une pause. Moi, j'en reviens pas qu'elle me dise ça. À ce moment-là, j'ai l'impression que je suis capable de tout, qu'un jour je changerai le monde. Elle continue :
— Au fond, tu sais, ça fait longtemps que je me demande s'il y a quelqu'un là-haut. Je ne suis plus sûre que les dieux veillent sur moi. Ni cinquante, ni même un. Quand j'ai prié, souvent, personne n'a répondu. Je continue de prier, machinalement. D'espérer, machinalement. Mais au fond de moi, je sais que c'est inutile.
— Est-ce que c'est pour ça que tu répètes la même chose, quand tu pries ?
— Je me dis que m'adresser à eux, c'est déjà suffisant. En vrai, j'ai plus rien à leur dire. Ce sont les dieux de mon peuple, donc ce sont mes dieux. Mais au final, on a beau répéter des mots dans sa tête, concrètement ça ne change rien. J'ai continué de m'adresser à eux pour que quelqu'un m'entende, pour que quelqu'un me voie. Mais personne...
Dolorès inspire un grand coup. Un instant il me semble que les larmes vont jaillir de ses yeux, mais rien ne coule. La tristesse, même en un quart de seconde, ça se lit sur un visage. Même si elle rouvre les yeux et décoche un sourire, j'ai senti que Dolorès avait envie de pleurer. Mais elle retient ses larmes et, si j'avais pas capté la tristesse sur le coup, ce visage-là aurait rien laissé paraître. Je sais pas si je l'admire, pour le naturel avec lequel elle ravale ses sanglots, ou si je la trouve stupide. Il faut que ça sorte, c'est elle-même qui l'a dit !
Si elle voulait bien pleurer, je lui apporterais un mouchoir comme elle l'a fait pour moi. Je lui dirais que ses dieux, ils sont sans doute un peu sourds mais qu'après tout, ça n'empêche pas d'y croire, qu'ils doivent plus être tous jeunes et un peu débordés. Je lui dirais qu'après tout, on s'en fiche qu'ils l'entendent, puisque moi je suis là et que moi je l'écoute. Je lui dirai que je la vois. Et – ça je ne lui dirais pas même si c'est vrai aussi – je la vois mieux que personne avec mes yeux de chat.

Je me retourne sur le divan. Dolorès a mis fin à notre discussion en disant qu'elle était fatiguée. Je pense qu'elle n'osait simplement pas pleurer devant moi, parce que ça fait plus de quinze minutes que je l'entends se retourner sur son futon. Le battant de la chambre est tout juste entrouvert. Je ne peux pas la voir.
Au bout d'un moment, quand même, elle finit par s'apaiser. Elle s'est endormie, je suppose. Je passe les bras derrière ma tête, pensive. Mes sœurs partent demain. Est-ce que j'irai leur dire au revoir ? Non, elles risqueraient d'en profiter pour me forcer à les accompagner. Pourquoi pas, après tout ? Les quelques fois où Papa nous a emmenées sur l'Île d'Elthior, ça a toujours été amusant. L'Académie, c'est vrai que ça me fait peur, mais pas assez pour me retenir. Depuis longtemps, je suis la première à sauter de joie quand il s'agit de faire un voyage. J'ai trop envie de savoir ce qu'il y a, de l'autre côté de cette mer, dans toutes les rues de la ville. Mais toutes les choses que j'apprends quand je suis avec Dolorès, je ne les apprendrai nulle part ailleurs. Il n'est jamais trop tard pour prendre le large. Revenir en arrière, ça m'a l'air plus compliqué.
Alors que je suis là à remuer les pensées qui m'empêchent de dormir, j'entends un gémissement dans la chambre. Mes oreilles se dressent sur mon crâne. J'écoute attentivement. C'est bien elle qui gémit comme ça. Je l'entends qui remue sous sa couette, dans tous les sens. Sa respiration est saccadée, comme si elle était à bout de souffle. Elle respire de plus en plus fort. Ses gémissements deviennent des cris. J'attends un moment qu'elle se calme mais ça m'inquiète sérieusement et, au bout de dix minutes, je me décide à me lever pour m'assurer qu'elle va bien.
Je pousse le battant de la chambre et je la trouve, étendue en diagonale sur son futon, les poings serrés, la bouche ouverte, haletante, les cheveux tout ébouriffés et le front tout plein de sueur. Elle continue de crier, d'étouffer ses cris en essayant de reprendre son souffle et de s'essouffler en poussant des sanglots. Je n'ai jamais vu personne faire ce genre de cauchemars. En fait, maintenant que j'y pense, je n'ai jamais vu personne faire de cauchemars. Mais je me rappelle que Cerise, quand elle était petite, elle en faisait souvent, et qu'Emmanuelle restait parfois dormir avec elle pour chasser les mauvais rêves. Dans tous les cas, Cerise dormait, à cause des somnifères, mais Emmanuelle arrivait soi-disant à faire fuir ses cauchemars.
Par manque d'idées, je décide de tenter le coup. Je me couche sur le futon à côté de Dolorès et j'essaye de la prendre dans mes bras pour la rassurer. Dolorès arrête immédiatement de gesticuler. Je sens tout son corps se crisper. J'ai tout juste le temps de voir son poing se lever et brandir un objet qui brille dans l'obscurité. Elle pousse un cri de rage. Juste le temps d'esquiver, Dolorès se retrouve sur moi et la lame de sa dague entre mes deux yeux, à moins d'un centimètre de mon visage. Je ravale ma salive.
— Nolwenn ?
Elle s'écarte et lâche son arme. Elle n'a pas l'air de comprendre. J'essaye de m'expliquer :
— Tu faisais un cauchemar. J'ai pensé... Enfin, je voulais juste...
— Tu veux dormir avec moi ?
Elle m'a demandé ça avec une petite voix, le genre de voix que je n'aurais jamais cru entendre de sa bouche. Je ne sais pas bien si c'était une question ou une demande de sa part. Je hoche la tête sans savoir. Alors, Dolorès récupère sa dague. Elle l'empoigne, s'installe à côté de moi, en position fœtale, ses genoux dans le creux des miens, sa tête contre mon épaule, son bras posé sur mon ventre, la dague dans sa main sur le bord du futon. Il me faut un moment pour oublier la lame. Je ne peux pas m'empêcher de penser qu'au moindre mouvement un peu brusque, je pourrais me retrouver avec un doigt tranché. Mais je ferme les yeux, je me laisse emporter par la chaleur de la couchette, bercée par la respiration de Dolorès. Et puis soudain, je sens quelque chose couler sur ma peau. Enfin, elle s'est décidée à pleurer. Je colle ma joue contre son front. Je ne dis plus rien.

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