14.2

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Alors que nous traversons la jungle en direction de la plage, le vent se lève, exactement comme elle l’avait prédit, et se met à siffler dans les arbres. D’épais nuages gris chassent les derniers coins de ciel bleu et la pluie commence à tomber. La boue qui me collait au visage, aux vêtements, me ruisselle dessus. Il fait de plus en plus sombre sur le sentier, ça devient même difficile de mettre un pied devant l’autre sans se prendre une racine.

— Prends-moi la main ! lance Dolorès en me voyant trébucher pour la centième fois.

C'est elle qui m'attrape les doigts et les serre dans sa paume ferme pour ne pas m'égarer. Malgré l'obscurité, la pluie reste faible et, même s'il faut plisser les yeux pour voir où l'on pose les pieds, maintenant qu’elle ouvre la voie, on avance sans peine dans la tempête qui se prépare.

Il y a un tas de questions que je veux lui poser. Qu’est-ce qui est arrivé à ses parents ? Où elle était pendant douze ans ? Est-ce qu’elle se balade souvent dans la jungle avec un sac assez gros pour contenir sa maison et un futon roulé ? Est-ce qu’elle aime le camping ? Parce que moi, pas plus que ça.

— Eh Dolorès, pourquoi c’est compliqué au village ?

— Hmm… Quand j’ai dit qu’on en parlerait en chemin, j’espérais surtout que ça te sorte de l’esprit.

— Ah, euh, pardon, si tu ne veux pas en parler…

— Non. Ça va. J’en sais plus sur toi que je ne devrais, alors je peux au moins essayer de rééquilibrer la balance.

Dolorès ne blague pas, elle déballe vraiment tout comme si j’étais sa thérapeute : les pêcheurs la détestent et ça, c’est la faute de son père, ce type qu’elle n’a même pas connu ; ou plutôt, qu’elle a connu sans le savoir. C’est un homme du village qui doit avoir sa propre famille. D’après la rumeur, il aurait fréquenté une sale engeance dans le dos de son épouse.

— C’est quoi une « sale engeance » ?

C’est comme ça que les gens de Puertoculto appellent tous ceux qui menacent leur façon de vivre, moi et mes sœurs comprises.

— Ceux qui menacent leur façon de vivre ? En vrai, c’est plutôt ceux qu’ils ne comprennent pas.

Dolorès hausse les épaules : j’ai sûrement raison. Mais sa mère à elle, on raconte qu’elle aurait mangé quelqu’un du village. Des histoires de cannibalisme, ce n’est pas ce qu’il manque dans les légendes de l’archipel. Je ne sais pas si j’y crois parce que, quand même, un humain qui pue des pieds, coule du nez et se tartine de crème solaire, ça fait franchement moins saliver qu’une gaufre au sirop de fruits !

— T’es pas plus choquée que ça ? s’étonne Dolorès.

Moi aussi je sais hausser les épaules.

— Tu as déjà mangé quelqu’un toi ?

— Ça va pas la tête !

— Alors pourquoi je serais choquée ?

Elle étouffe un gloussement et continue son histoire. Sa cannibale de mère a été faite prisonnière, et son inconnu de père lui a fait un enfant : une bâtarde, selon les gens du village. La criminelle est morte en couche, pour le plus grand soulagement de tout Puertoculto. Son géniteur ne l’a jamais reconnue, c’est donc Gechina, la prêtresse du village, qui a recueilli et élevé Dolorès. Bien sûr, c’est une petit village : tout le monde sait de qui elle est la fille, mais personne n’a jamais osé trahir ce secret.

— Attends, il a été ton voisin tout ce temps et il s'est contenté de te traiter de bâtarde, comme les autres ?

— C’est vrai. Mais tu sais, pour maintenant, je me fiche bien de savoir qui est ce type. Pour moi, il n’a jamais été un père, il n’en deviendra jamais un. Si j’apprenais qui c’est… je crois que je le tuerais.

— Pour quoi faire ? La prêtresse, elle est un peu comme ta mère, non ?

Sa mère, elle connaît son nom : elle s'appelait Gedn Sitrh et elle est morte en la mettant au monde. Gedn était une sale engeance, oui, mais Dolorès s'en contrefout. Cette femme-là, elle en est certaine, elle l'aurait reconnue comme sa fille, même si…

Comme moi tout à l’heure, elle reste la bouche béante, comme si une boule de mots lui restait en travers de la gorge.

— Même si quoi ?

— Ce n’est pas le genre de trucs qu’on raconte à une inconnue, Nolwenn.

— Sauf que là, on n’est plus vraiment des inconnues.

— Ouais, j’ai cru comprendre que t’étais sacrément têtue. Mais tu vois, ces choses-là, normalement, on n’en parle pas. Personne ne me l’a jamais dit en face, j’ai juste fini par le comprendre. Ma mère, Gedn, elle a été abusée par son geôlier. Tout le monde s'en fout parce qu'elle n'était qu’une sale engeance. Mais c’est un fait. Je ne suis pas née d’une romance clandestine. Mon père avait l’entrejambe qui le démangeait, ma mère était à sa merci. Il l’a violée et, neuf mois plus tard, j’étais là, comme la preuve du méfait.

Je sais ce qu'est un viol, bien sûr. Je crois aussi que la plaindre, ce serait enfoncer le clou. J'essaye de rebondir sur un détail plus gai.

— Mais cette prêtresse, cette Gechina, elle a pris soin de toi, non ?

Elle l'a logée, elle l'a nourrie, elle a veillé à ce qu'elle ne manque de rien. Mais elle n'a jamais traité Dolorès comme sa fille. Plutôt comme sa disciple. Elle était le fruit d’une ignoble meurtrière, prédisposée par le sang à la violence. Cette violence, Gechina a décidé d’en faire un atout : Dolorès deviendrait le bouclier de Puertoculto, un soldat capable de terrasser tous les ennemis du village. La prêtresse l’a éduquée à la dure, sans jamais prendre sa défense face aux brimades de ses pairs. Et puis, quand Dolorès avait huit ans, elle l’a envoyée au Japon, se former auprès d’un grand maître d’armes

— Maître Kayû. Un petit homme, mais un grand guerrier. C’est lui qui m’a tout enseigné, et qui m’a offert cette dague. Peut-être qu’il est ce qui se rapproche le plus d’un parent… Mais je ne peux plus le voir.

— Pourquoi ?

— J’ai trahi son enseignement. Beaucoup trop de fois d’ailleurs. Il aurait sûrement honte de m’avoir transmis ses techniques.

— Quand tu dis que tu l’as trahi…

Jamais ton poing n’entame les coups, jamais il ne les rend, mais toujours il les pare. Jamais ta main ne prend une vie, sauf pour en sauver deux. Jamais ton cœur ne cède, ni à la menace, ni aux provocations, ni surtout à l’opportunisme.

— Non mais c’est dur aussi toutes ces règles. Moi, quand on me frappe, j’aimerais mieux frapper aussi que de me sauver. Si on me menace je flippe, pis quand on me cherche je m’énerve. C’est juste humain en fait.

— C’est sûrement ça le problème…

Dolorès me raconte comment c’était le dojo, sur un lac perdu dans les montagnes du Kansai. Le genre de paysage que je n’ai vu qu’en réalité augmentée, dans l’Arène des Poissons Volants de Métamutants. Pendant plusieurs années, elle a vécu seule avec le maître d’armes et des apprentis de passage. Ça devait être ennuyeux de vivre en ermite avec un vieux bonhomme qui l’obligeait à se lever tôt, à manger des légumes à la vapeur et qui ne lui apprenait que des trucs d’arts martiaux – des vrais, pas des techniques secrètes à la Neo’ninja.

— Si t’avais grandi sur l’Île des Nootaks, tu crois qu’on se serait croisées ?

— Euh, possible. J’aurais sûrement pas tenu douze ans sans fuguer du village.

— On aurait été amies, peut-être !

— Sûrement. C’est dur à dire. Je n’ai jamais eu l'occasion de me faire des amis.


Tout en bavardant, nous sommes arrivées devant la cabane de Dolorès. Elle tire les clés de sa poche et les tourne dans la serrure. Nous découvrons ensemble son nouveau logement.

La cabane se trouve dans le lotissement du Tarsier, juste à l'orée de la forêt, à l'ombre de la falaise. Elle est petite mais bien aménagée, ce qui la fait paraître plus spacieuse. Il y a une terrasse sur le devant et le mur qui la longe est composé de battants coulissants. À peine arrivée, et même s'il pleut, Dolorès les fait glisser pour ouvrir le salon sur l'extérieur.

— J'ai toujours rêvé de vivre dans ce genre de maison ! s'exclame-t-elle. Un endroit où l'on peut tout ouvrir, être dehors et dedans à la fois. Quand je vivais à Osaka, j'étais dans un appartement. J'avais un balcon et, grâce à celui du dessus, je pouvais sortir même les jours de pluie, sans avoir peur d'être mouillée. Mais tout ce que je voyais en mettant le nez dehors, c'était de la grisaille urbaine et une jungle de néons. Ici, quand j'ouvre mon salon, regarde un peu ce que je vois ! L'océan, juste sous mes fenêtres ! Ça doit te sembler un peu con, à toi, parce que t'as toujours vécu ici. Mais moi, voir la mer depuis ma terrasse, c'est peut-être ce qui m'a le plus manqué...

— C'est loin d'être con. Je pense que ça me manquerait, si je devais partir.

Il n'y a que trois pièces dans la cabane : un assez grand séjour, une salle de bain étroite et une chambre à peine plus large, avec un hamac suspendu. Dolorès s'affaire dans la minuscule cuisine : quatre meubles dans un coin de la pièce principale. Elle ouvre les placards les uns après les autres.

— Tu veux boire quelque chose ? demande-t-elle. Ils ont laissé du café, du thé au jasmin et du similait cacaoté.

Elle me montre les sachets de poudre soluble. La plupart des vacanciers trouvent ça plus pratique à transporter. J'en ai déjà vus certains ne se nourrir que d'aliments desséchés dans ce genre-là. Papa, lui, il n'aimait pas trop ça. Étonnamment, malgré son travail, il prenait toujours le temps de cuisiner le repas lui-même ; ça faisait partie des choses qui lui tenaient à cœur, un peu comme une autre façon de nous gâter.

Finalement, j'accepte un chocolat chaud. Dolorès prépare ma tasse et verse un café bien noir dans la sienne. Puis elle m'invite à m’asseoir dans le canapé ramolli. Installées côte à côte, nous commençons à boire en silence. Je ne sais pas comment elle fait pour avaler ce truc. Je déteste tout ce qui est amer. Le chocolat manque un peu de sucre, mais il n'est pas mauvais.

— Tu as peut-être faim ? demande Dolorès.

Je secoue la tête.

— Non, merci.

— Moi non plus.

Encore le silence.

Tic. Tac. Tic. Tac. Une petite horloge est accrochée sur le mur. Je balance mon pied au rythme des aiguilles. Il est déjà passé midi. Je n'ai encore rien avalé aujourd'hui, à part la boisson offerte par Dolorès. Mais je n'ai pas faim. Quand je pense qu'elles vont ouvrir Papa… Comme un poisson…

— Tu es toute pâle, remarque Dolorès. Tu te sens bien ?

— Oui...

Une fois nos tasses vides, elle me demande si ça me dérange qu’elle défasse ses bagages. Elle m’invite à rester encore un peu, si le cœur m’en dit. En fait, c’est surtout que je n’arrive pas à me lever du sofa. Je la regarde vider son sac, entasser des vêtements dans le placard de la chambre, décrocher le hamac et le ranger dans un coin. Elle s'accroupit et déplie un drôle de matelas sur le sol.

— C'est un futon ?

— Oui. Tu connais ça ?

— Je connais pas mal de trucs. Et c'est pas pour me vanter que j'dis ça. Je l'ai vu dans une série d’animation.

— T'inquiète pas, Nolwenn, t'as pas l'air d'une vantarde !

Je ne sais pas trop pourquoi, je me mets à rigoler. Dolorès non plus n'a pas l'air de comprendre, mais ça a quelque chose de contagieux. Elle aussi éclate de rire.

— T'as pas peur des serpents ? je demande. S'ils mettent des hamacs, tu sais, c'est parce qu'il y en a des fois qui rentrent dans les cabanes. Y en a qui sont venimeux, et si tu dors par terre...

— J'ai pas peur des serpents.

Dolorès se relève. Elle a fini de s'installer.


Je reste dans sa location une bonne partie de l'après-midi. Dolorès trouve un jeu de dames en bois sur une étagère, et nous enchaînons les parties. Je n'ai pas toujours l’œil pour ces choses-là, mais je vois bien qu'elle essaye de détendre l'atmosphère. Même si elle dit qu’elle n’a jamais eu d’amis, ça se sent qu’elle fait de son mieux pour me détourner de mes problèmes. Et, même si ça n’efface pas la tristesse, sa gentillesse me touche.

Dolorès, c’est pas quelqu’un d’ordinaire. C’est comme le chiot perdu de la jungle : elle dégage un genre de chaleur maladroite. Des fois, je renifle encore et elle me sourit juste. Parfois, je dis quelque chose et elle se met à rire. Mais quand je la regarde, pour une fois, je ne me sens pas stupide. Elle ne me prend pas de haut. Et même si je suis plus jeune, elle ne me traite pas comme une gamine.

Je lui demande juste histoire d’en avoir le coeur net :

— T’es sûre, tu te moques pas de moi, hein ?

— Non Nolwenn, promis. Ça fait juste hyper longtemps que je n’ai pas passé un bon moment avec quelqu’un.

— Même si j’arrête pas d’être triste ?

— Oui, même. Une femme que je n’ai jamais connue me manque tous les jours, alors toi… C’est normal de ressentir ça.

Elle a l'air d'être sincère. Moi aussi, ça m'arrive de sourire quand elle parle, sans savoir dire pourquoi. Avec tout ce qui me submerge, c’est étrange de penser que, moi aussi, je passe un bon moment. C’est comme être dans l’œil du cyclone et regarder le ciel bleu. Je sais que ça ne va pas durer, ces heures comme hors du temps, mais je les savoure quand même, juste parce que je sais qu’elle ne reviendra pas, et que le pire est après.

Dehors, la pluie finit par s'arrêter et le ciel s'assombrit. Je lève les yeux sur l'horloge. L'après-midi touche déjà à sa fin. Je remercie Dolorès pour tout. Elle me raccompagne, pas jusqu’à la porte mais jusqu’au mur qui goutte.

— Tu devrais revenir me voir, dit-elle. Je crois que nous avons encore beaucoup de choses à nous dire. Qui sait, je pourrai essayer de me faire une amie…

— Compte sur moi, je reviens te voir bientôt !

En lançant ces derniers mots, j'adresse à Dolorès un signe de la main, puis je remonte vers la plage en courant et gravis la colline jusqu'à la maison.


Je pousse la porte d'entrée. Il fait noir dans le hall. On n’entend que l’écho de la télévision. Je passe ma tête dans le salon, seulement éclairé par la lumière de l'écran. Roxane et Adoria sont allongées sur les divans, devant Écoute & Voix ; la fameuse émission où Amy Claiman choisit les futures stars de la chanson.

Je m'assois sans faire de bruit aux pieds d'Adoria. Je n'ose pas demander ce qu'elles ont fait à Papa. Elles ne me demandent pas non plus où j'étais. Puis tout à coup, Adoria se penche sur moi et pose sa main sur mon épaule.

— Comment tu te sens ?

— J'sais pas trop... Ça n’arrête pas de changer.

— Pareil pour moi, avoue Roxane.

Elles tournent le regard vers la télévision. Je tourne le regard vers la télévision. Des hologrammes plein les yeux, au moins, il n’y a plus à regarder la réalité en face.

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