Episode 13

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Eugénie


Je pince les lèvres et cherche du regard l'appui de Luna. Elle n'a pas dit un mot depuis que nous avons découvert le cadavre. Elle n'a pas arrêté de fixer le sol, les yeux tout grand ouverts. Son teint a viré blême et lui donne l'air plus maladif que d'habitude. Fidèle à elle-même, Cerise s'assied près d'elle et passe un bras autour de ses épaules. Elle ne peut pas s'en empêcher. Dès qu'elle sent que l'une de nous perd pied, il faut qu'elle se rapproche pour absorber la souffrance, pour prendre sur elle à notre place. Je suis désolée, vraiment, mais ce n'est pas possible.

Ma sœur tient toujours ses pyjamas déchirés. Elle n'a pas ouvert la bouche depuis que nous l'avons trouvé, depuis que j'ai mis les mots sur les faits. Dès que les autres ont émergé, j'ai réuni tout le monde au salon. Je dois leur annoncer. Je dois prononcer, une fois encore, les mots qui vont les dévaster. Il n'y a que moi qui puisse le faire.

— Magnus est mort.

Simple, concis, sans appel. C'est tout ce que je suis capable d'articuler sans que mes glandes lacrymales sécrètent de pseudos anticorps à la tristesse. Si je me contiens, la mine dévastée de Luna suffit à convaincre la majorité que mon diagnostic n'a rien d'une plaisanterie de très mauvais goût.

Emmanuelle avise aussitôt la porte encore ouverte du sous-sol. Elle s'y précipite illico. Quand bien même sa mine grave atteste qu'elle me croit, elle ne peut pas s'empêcher d'aller inspecter elle-même la scène de crime, au cas où un détail essentiel m'aurait échappé. Son espoir me serre le ventre, car je ne doute pas de mon jugement.

Sur l'autre sofa, en face de nous, Adoria et Roxane écarquillent les yeux, à peu près en même temps. Leurs bouches abasourdies refusent d'émettre le moindre son. Les yeux larmoyants de Cerise cherchent désespérément à capter les miens, comme pour me supplier de faire quelque chose, n'importe quoi. Mais quoi, justement ? On ne ramène pas les morts à la vie.

Maintenant que Roxane se prend la tête entre les mains, Adoria scrute le mur derrière moi. De ce que je sais, c'est une de ses techniques. Se concentrer sur un point fixe l'aide à garder son aplomb. Son corps musclé paraît si las, pourtant, pendant qu'elle guette, le genou tressautant d'anxiété, le retour d'Emmanuelle. Nolwenn s'est laissée tomber à terre, les poings serrés sur le tapis. Elle aussi épie le moindre signe du labo, le plus infime présage qui réfuterait mes dires. Leur espoir me sidère.

Tout ce temps-là, Faustine est restée assise dans l'escalier, les bras croisés, absolument inexpressive. Ce sang-froid là ne doit rien à la maîtrise de soi. Ce n'est que le symptôme d'une insensibilité congénitale. La mort de Magnus la laisse profondément indifférente. Je ne serais même pas étonnée qu'elle s'en amuse, dans le fond. À bien y réfléchir, elle aurait été capable de lui ôter la vie. La perspective d'un nouveau traitement ou la crainte d'une solution plus radicale auraient pu constituer les déclencheur d'une énième crise. Cependant aucune preuve concrète n'étaye mes suspicions.

Son mépris royal me met carrément hors de moi. Je bouillonne. Mais je ne déborde pas.


Des pas résonnent dans l'escalier métallique et Emmanuelle refait surface, le regard vide et les mains serrées sur le scanner de premier secours.

— Eugénie dit la vérité, atteste-t-elle, le regard trouble.

Elle regagne sa place auprès de Cerise dans le canapé. La réaction de Nolwenn est instantanée : sa respiration s'emballe, ses muscles se contractent. Son taux de cortisol explose quand elle nous hurle dessus :

— Vous mentez !

Son souffle se fait irrégulier. La tristesse dispute son flot d'hormones à la colère. Ma sœur sanglote, émet des gémissements de plus en plus stridents, redoubler par ses bouffées rauques. Ses pupilles dilatées vont et viennent : d'Emmanuelle à moi ; de moi à Luna. Nos traits contrits sont unanimes.

Alors ses neurotransmetteurs explosent, les émotions la submergent. À part Faustine et moi, tout le monde a cédé au besoin de pleurer. Mais Nolwenn ne dégouline pas seulement de larmes. Son feulement affolé laisse aussi s'échapper d'épais filets de salive. Il ne faut pas longtemps avant qu'elle tape des poings. Puis, comme tabasser la poussière du tapis ne suffit pas à endiguer sa peine, elle s'abat face contre sol et frappe aussi des pieds, à deux doigts de se rouler par terre. Aussi implacables soient les faits, elle ne veut pas en démordre.

— Vous mentez ! soutient-elle. Papa ne nous aurait jamais fait ça ! Il ne peut pas mourir ! Il ne peut pas...

Le sanglot de trop l'empêche d'articuler. Elle s'étouffe dans sa bave et tousse. À force de marteler vainement l'innocente carpette, elle s’épuise et s'essouffle, tant et si bien qu'elle finit par s'arrêter. Ses humeurs mélangées lui coulent jusqu'au menton.

Je m'écroule dans ce qui était, hier soir encore, le fauteuil de Magnus. Mon modèle. Mon rival.


Ne craque pas, Eugénie. Tu dois montrer l'exemple.


D'un autre côté, je ne vois aucune alternative. Avec un peu plus de retenue, je m'accorde un moment pour pleurer. Près d'une heure passe sans que personne ne puisse contrer le malaise qui nous paralyse. Je reste là, recroquevillée à sa place. Son souvenir trop précis s'imprime à mes méninges : adossé au même cuir, sa pipe fumante au bord des lèvres. Il avait ses défauts. Parfois – souvent – je ne le comprenais pas. Je détestais son air suffisant, ses mystères ridicules et sa façon vague d'éviter les questions qui le mettaient mal à l'aise. Je détestais surtout qu'il me refuse une réponse, sachant qu'il la détenait. Malgré tout, il était la personne que j'admirais le plis au monde. Au-delà de sa mort, l'admiration persiste. C'est à cause d'elle, d'ailleurs, que cette question insoluble m'obsède d'autant plus...

— Pourquoi ?

Une fois n'est pas coutume, Nolwenn a eu les mots sur lesquels ma langue butait. Elle a ravalé ses pleurs et lève maintenant sur moi des pupilles hypertrophiées par le deuil.

— Pourquoi, Eugénie ? insiste-t-elle d'une voix tremblante. Pourquoi est-ce qu'il a fait ça ?

Je ne sais pas. Je ne peux pas le lui expliquer.

— Quoi, vous pensez qu'il s'est suicidé ? demande timidement Roxane.

— D'après le scanner, c'est l’œuvre d'une puissante toxine, précise Emmanuelle. Allez savoir, peut-être qu'il se l'est administrée lui-même. Mais pourquoi est-ce qu'il aurait fait ça ?

— Si quelqu'un peut trouver une explication, c'est probablement toi, Emma ! lance Faustine depuis les escaliers.

— Pas pour le moment, avoue l'intéressée.

Je vois pourtant passer dans ses yeux cette étincelle particulière.

— Tu as une idée derrière la tête.

Emmanuelle acquiesce. Tout le monde se tourne vers elle.

— Il y a deux ans, on a trouvé ce petit requin, échoué dans les rochers, dit-elle. Tu te rappelles, Eugénie ? C'était un mercredi matin. On faisait le tour de la côte dans le bateau, avec Papa. On est arrivés trop tard pour sauver cette pauvre bestiole. Papa était persuadé qu'il y avait quelque chose d'anormal chez lui. Alors il a sorti son matériel et a examiné le requin. On lui a ouvert le ventre pour inspecter ses boyaux.

— Je m'en souviens, oui. On a retrouvé des substances nocives dans ses intestins. Il avait ingéré le nibilium d'un biobot de pêche et était mort intoxiqué. Mais en ce moment, je ne vois pas vraiment à quoi ça nous avance...

— C'est simple ! assure Emmanuelle. Si on veut savoir avec exactitude ce qui a tué Magnus, il va falloir faire une autopsie.

— On appelle un médecin, alors ? demande Roxane.

— Je ne sais pas, désapprouve Emmanuelle. Papa avait horreur des légistes, vous vous souvenez ?

— Il avait horreur des forces de l'ordre en général, la corrige Luna, et de tous les autres « pions de la Pacification ». Il nous avait bâti un paradis, disait-il, et nous ne devions jamais nous en éloigner, ni faire confiance aux autorités publiques, sinon...

— « Sinon, ces charognes vous voleront toutes vos libertés » ! récite Adoria. Qu'est-ce qu'il a pu me gonfler avec ça... Comme si l'Académie c'était une secte ou j'sais pas quoi. Ce qu'il pouvait être parano, des fois !

— Et si quelqu'un l'avait tué ? sursaute Emmanuelle. Et si, depuis tout ce temps, il avait un ennemi ? Quelqu'un de haut placé peut-être ? Ça expliquerait des choses... Entre nous, je ne peux pas croire que Papa se serait suicidé.

— Il y avait quelqu'un, hier soir, autour de la maison, lâche Luna, le regard toujours aussi vague. Je n'ai pas vu son visage. Je ne sais pas qui c'était...

— Voilà qui renforce mes craintes.

Le ton d'Emmanuelle est de plus en plus grave. Elle se tait quelques instants pour réfléchir. Trop au fait de la mécanique mentale de notre sœur, nulle ne prend le risque d'interrompre ses questionnements intérieurs. Nous restons silencieuses, c'est tout juste si nous osons respirer.

— Dans le doute, conclut-elle, nous ne devons faire confiance à personne. Personne ne doit savoir à propos de la mort de Papa, c'est compris ? Aucune d'entre nous ne doit en parler, pas même au plus fidèle de ses amis. Et pour ce qui est de l'autopsie, j'ai bien l'impression que nous allons devoir nous débrouiller...

— Parce que quelqu'un ici a déjà fait un stage à la morgue, peut-être ? Répliqué-je. Ce n'est pas une bonne idée, Emma.

— Non, en effet, ce n'est pas mon idée la plus brillante. Mais nous n'avons pas d'autre alternative. J'ai lu assez de trucs macabres dans le genre et toi, tu en connais un rayon en biologie : tu seras en mesure d'identifier le poison. C'est vraiment moche à dire, mais ça ne va pas être plus compliqué que ça ne l'a été pour le requin.

Un profond silence s'installe. La proposition d'Emmanuelle me laisse d'abord perplexe puis, reprenant point par point le fil de la conversation, je finis par me ranger à son avis. Faute d'option préférable, je n'ai d'autre choix qu'accepter.

— Très bien.

Emmanuelle interroge l'assemblée du regard.

— Tout le monde est d'accord ? s'assure-t-elle.

— J'aime pas trop ça, reconnaît Adoria. Mais y a pas le choix. On peut pas rester là les bras croisés pendant cent-sept ans, et on n'peut compter sur personne pour nous aider. Alors oui, je suis d'accord.

— Moi aussi, déclare Cerise. Je vous fais confiance, les filles.

Faustine se lève et va piocher une pomme dans la corbeille de fruits.

— Vous faites c'que vous voulez, crache-t-elle en la croquant. Si ça foire, ce sera pas de ma faute, après tout. À moins peut-être que vous vouliez un coup d'main ?

— Tant que vous ne faites pas ça devant moi, grimace Roxane, je n'y vois pas d'inconvénient. Juste une chose...

— Quoi ?

— Après, vous le refermerez, hein ?

Emmanuelle lui promet que nous le ferons. J'aimerais lui garantir que le corps de Magnus sera en parfait état lorsque nous l'aurons recousu. Seulement, dans l'incertitude, je préfère ne pas me risquer à faire un tel pari.

Nolwenn est la seule à ne pas avoir donné son feu vert. Alors que nous nous entendons toutes pour procéder à l'autopsie de Magnus, elle se lève d'un bond et se remet à brailler :

— Vous êtes en train de dire que vous allez ouvrir Papa ? L'ouvrir comme un poisson ? Mais vous êtes pas bien ! Vous pouvez pas faire ça !

— Comment tu penses qu'ils font, chez le légiste, quand il y a un meurtre ?

Incapable de me répondre, elle se renfrogne et fait la moue.

— Eh bien, lui dis-je, ils cherchent les causes du décès. Et quand c'est nécessaire, ils ouvrent le corps. Si c'est la seule façon de comprendre comment Magnus est mort, nous n'avons pas le choix. Tu comprends, Nolwenn ? Il se passe quelque chose de grave en ce moment, et nous devons essayer de savoir quoi.

— Dit celle qui fouillait dans le labo hier après-midi ! m'accuse Nolwenn. Peut-être bien que c'est toi qui l'a empoisonné ! C'est vrai, ça : t'es la seule ici qui l'appelle pas Papa. Pourquoi ? Hein ? C'est pas comme ça que tu le vois ?

Je sens le solvant me monter au nez. L’ultime goutte d'acide qui fait déborder le bécher. Mon bras se lève. Ma paume claque contre sa joue. Deux grosses larmes déforment à nouveau ses grands yeux.

— Je te déteste ! crie-t-elle.

Pleurant de plus belle, Nolwenn se rue à travers le hall et se sauve dehors, sans qu'aucune d'entre nous n'ait le temps de la retenir.


La gifle est partie toute seule. Je m'en veux un peu. Je ne peux simplement pas admettre de telles accusations. Voyant que je me mords les dents, Adoria m'assure qu'un bon bol d'air aidera Nono à se calmer.

— La peine doit trouver son chemin, ajoute Luna. Laissons la sienne se déverser.

J'essaye de me raccrocher à cette idée pour me convaincre que je n'ai rien fait de mal. Mais au fond, trop profond pour l'admettre, je crois que j'ai eu tort.

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