PROLOGUE

3 minutes de lecture

Magnus


J'ai fait une erreur. Une terrible erreur. Que Dieu me pardonne, s'il existe, pour m'être mesuré à lui. Comme bien des hommes avant moi, j'ai cru que je pourrais me rendre maître et possesseur de la nature*. J'ai désormais conscience que tout cela a un prix. L'homme n'est plus un simple animal. Il ressent le besoin millénaire de tout dominer autour de lui. Il convoite tout ce qui le dépasse. Les grands hommes, en avance sur leur temps, sont toujours la pitance des charognards de leur époque. Je n'espère plus échapper à la règle. La seule chose qui m'inquiète, à présent, c'est l'avenir de mes filles.


Eugénie, tu as tant de choses à accomplir. Tu es brillante. Tu éblouiras le monde par ton génie, un jour. Ne sombre pas comme moi dans cet abîme sans fond qu'est la quête du pouvoir.

Adoria, ma championne, tu porteras des médailles. Tu as besoin d'une vie à la mesure de ton ambition. Tu as toujours eu tes propres batailles. Jamais les miennes n'auraient dû venir les empoisonner.

Emmanuelle, tu es si sage, si attentionnée. La vie te jouera des tours, c'est certain. La vie n'est qu'un tour, en fin de compte. Puisses-tu ne jamais découvrir les crimes que j'ai commis et conserver la foi que tu as toujours eu en tes semblables.

Luna, mon étoile sibylline, j'aurais voulu que tu voies notre monde avec des couleurs éclatantes. La triste réalité ne fera que conforter le regard pessimiste que tu poses sur ce pauvre globe. Force est de reconnaître que tu as raison : le mensonge est partout, l'homme est un loup pour l'homme, la violence nous meut, la corruption gouverne. Tout cela, au moins, ne te surprendra pas.

Cerise, toi, en revanche, tu es trop délicate, trop douce et trop sensible. Le monde va te piquer. J'espère que tu trouveras au plus profond de ton cœur la force de t'y élever. Ne laisse passe fâner ces choses qui te sont chères.

Toi aussi, Roxane, ma princesse, accroche-toi à tes rêves, mais prends conscience en même temps que le monde ne tourne pas selon tes désirs. Il ne sera pas toujours rose. Ici-bas, le bonheur se gagne par miettes, au prix de la sueur. Et un matin, tu te réveilles vieilli. Tu réalises que l’œuvre de ta vie, ce pour quoi tu as tout sacrifié, n'est qu'un échec titanesque. Je vis dans la peur, chères enfants. Je prie – je prie pour la première fois de ma longue vie – pour que le Ciel daigne vous épargner.

Faustine, ne blâme pas trop tes sœurs. Elles ne peuvent pas comprendre ce qui se joue dans ta tête, ces forces incontrôlables qui se déchaînent en toi. Tâche d'être raisonnable. Ma petite sauvageonne, même si l'homme, bien souvent, se comporte comme un monstre, s'il te plaît, montre-leur que la bête a un cœur !

Nolwenn, ma chère petite Nolwenn. Bientôt, il te faudra délaisser tes rêveries. Tu es encore une enfant, plus encore que tes sœurs. Je ne me suis jamais lassé de te regarder découvrir le monde, avec ce détachement distrait. Je n'ai jamais pu réprimer cette émotion singulière, en te voyant t'extasier de la moindre banalité. Mais il est temps de grandir. Cette formidable innocence, ce monde si terre à terre la brisera tôt ou tard. Je n'ose imaginer ta douleur, mon enfant. Je ne peux pas l'accepter.


Voilà maintenant dix-huit ans que je vis dans la peur. La peur de ne pas être en mesure de vous protéger. La peur de vous perdre. J'étais jeune, intrépide, aveuglé par mes ambitions. J'ai commis une erreur, une erreur monumentale, un crime inqualifiable autour duquel s'articule toute ma vie. Et injustement, vous aussi, mes enfants, vous êtes menacées par cette spirale infernale.

Si seulement j'avais été un homme ordinaire, un homme qui aurait aspiré à une vie de famille rangée. Ma vie à moi, c'était la science. L'amour n'y avait pas sa place. La famille non plus. Vous n'étiez destinées qu'à être un rouage de cette grande machine : mon œuvre. Et puis j'ai ouvert les yeux sur l'atrocité de mes actes. Mais trop tard. Bien trop tard. Déjà le mécanisme était en marche. Nous voilà tous emportés ! Pardonnez-moi, mes enfants. Vous êtes ce que j'ai de plus précieux. Je vous aime, malgré moi, comme je n'aurais jamais cru être capable d'aimer. Et pourtant, par ma faute, un jour ou l'autre, vous paierez pour mon crime.

________________________________________________________

*René Descartes, le Discours de la méthode

Annotations

Vous aimez lire Opale Encaust ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0