La forêt des suicidés

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Cela faisait si longtemps qu'il était affecté à ce poste. Il arrivait maintenant à être serein et, quand il enfilait son uniforme forestier, Ichirô revêtait aussi le fatalisme qui le protégerait de trop de chagrin, si ce n'est de pitié.

Le ciel était couvert, il pleuvrait certainement avant le soir. Il irait aux endroits les plus probables en premier, se donnant la possibilité de rentrer plus tôt. La forêt était déjà si sombre sous le soleil qu'il s'avérait difficile par temps de pluie d'y voir suffisamment. Les suicidés sont souvent vêtus de couleurs foncées difficiles à repérer. De plus, Ichirô était tout seul ce jour-là pour entreprendre sa tournée macabre, son collègue ayant obtenu un congé.

Ces incursions forestières n'avaient rien de très contraignant. Son véhicule de fonction doté d'un hayon permettait de charger facilement les corps. Ichirô pensait qu'il se devait de respecter ces personnes qui, hier habitées d'âmes si torturées, en avaient été réduites à cette extrémité inconcevable pour lui. Garde forestier d'Aokigahara, il était investi de pouvoirs légaux particuliers et était rattaché à un service de police.

Le 4x4 ne pouvait cependant circuler partout. Les suicidaires empruntaient souvent des chemins étroits, des combes rocheuses, des endroits où cacher leur dernier acte sur terre. Cela ne facilitait pas la recherche et Ichirô avait toujours pensé que lui et ses collègues ne les retrouvaient pas tous. Mais comment savoir ? Ils étaient très peu à laisser un mot à leur femme, à un ami, à un fils, pour expliquer ce geste terrible et avouer qu'ils désiraient le perpétrer précisément ici. Cet aveu entachait du sceau de la honte l'honneur de leur famille.

À chaque tournée, il roulait tant que c'était possible, scrutant l'obscurité sous les arbres ; la végétation dense ne laissait passer que peu de jour. Puis il garait son véhicule quelque part et continuait à pied. Il s'y retrouvait toujours. C'est aussi pour cela qu'il avait été engagé. Il possédait une faculté innée de l'orientation, un sixième sens si affûté qu'il n'avait pas besoin de repères visibles. Il ne savait pas ce que voulait dire « égaré ». Au cœur de cette forêt étrange, une boussole devenait folle en raison d'une particularité géologique non élucidée ; Ichirô, lui, n'était pas affecté par cet aspect morbide. Il n'avait jamais cru qu'un esprit maléfique hantât cet endroit. Pour cette raison, l'efficacité de son travail se révélait indéniable. Sans lui, certains corps n'auraient sans doute pas été retrouvés.

Ichirô savait l'emprise des croyances populaires. Celui qui voulait mettre fin à ses jours se tournait vers ce labyrinthe boisé dont il deviendrait une proie facile : déjà fragilisé, il perdait le sens commun rien qu'en y entrant, emprisonné dans les griffes de ses propres démons. La luxuriance obscure, oppressante, accentuait la tragédie dont l'âme de ce malheureux était frappée et qu'il n'avait plus la force de repousser. Une fois engagé, le désespéré n'avait que peu de chances de retrouver son chemin, les sentiers se refermaient sur son passage et la détresse qui dévastait son esprit faisait le reste : il se perdait seul, sans que son entendement paralysé par la douleur pût construire des repères.

Ichirô avait toujours été convaincu qu'un homme entré ici, en cheminant dans cet endroit lugubre, aurait changé d'avis et aurait préféré vivre. Vivre parmi les siens, revoir le soleil et boire du thé. Mais enfoncé trop loin déjà dans ce dédale, au lieu de commettre l'irréparable, souvent la pendaison, il errait jusqu'à mourir de faim dans des affres qu'il n'avait pas voulues, qui le raccrochaient à cette vie honnie l'instant d'avant. Le corps criant de souffrance cherchait désespérément une issue, impossible désormais.

En se garant, Ichirô comprit tout de suite qu'il aurait beaucoup de difficultés à repérer les corps, s'il y en avait, dans cette pénombre. Il n'était pourtant que onze heures du matin. Certainement, il n'y resterait pas longtemps, il serait de retour chez lui dans deux ou trois heures. Il inspectait les lieux d'un œil expert, se focalisant sur des indices étrangers à la forêt. Mais sa progression était lente.

Alors qu'il s'immisçait entre des rochers formant caverne, parfois d'ultimes demeures, le garde remarqua une tache claire sur le sol. Un petit livre ! Un dictionnaire anglais-japonais. Il alluma sa lampe-torche pour l'observer de plus près. Peut-être y avait-t-il un nom, un indice sur son propriétaire. Mais rien n'y était inscrit. Ichirô se gratta la tête. Ce n'était pas la première fois qu'il trouvait des choses appartenant à des « promeneurs», mais cet objet le rendit perplexe. Il décida de continuer ses recherches, d'autant plus que le petit livre était très propre, comme neuf. Sans doute était-il tombé d'une poche depuis peu ? Le garde-forestier pensa qu'il pourrait avoir ce jour-là un rôle différent : ramener un homme bien vivant plutôt que mort depuis plusieurs jours.

Il marcha plus avant mais ne découvrit rien. Le temps s'assombrissait davantage tandis qu'une pluie drue commençait à tomber. Il se décida à rebrousser chemin et demander du renfort aux autorités auxquelles son poste le rattachait. Cela aussi entrait dans ses responsabilités. Mais il entendit un craquement. Une branche cassée, peut-être. Bien que ce son fût naturel dans une forêt, il interpella Ichirô. Son instinct lui disait que c'était plus qu'une branche. Sans la découverte du petit dictionnaire, il n'y aurait sans doute pas prêté attention. L'origine de ce bruit le dirigea vers la gauche, un endroit à la végétation touffue, sans chemin vraiment mais avec une trouée dans la frondaison. Il hâta le pas, sûr qu'un acte irréparable aurait lieu, là, dans une seconde, et qu'il pouvait encore l'empêcher.

Habitué à évoluer dans cet environnement, Ichirô se déplaçait silencieusement. Les deux hommes affairés sur un corps ne l'entendirent pas arriver. La surprise fut totale de chaque côté. Ichirô s'était attendu à trouver une personne seule occupée à sa funeste besogne. Il vit immédiatement que le corps couché sur le sol avait une corde autour du cou. Il vit aussi qu'il était mort et qu'il avait les traits d'un japonais. Dérangés dans leur occupation, les deux hommes tentèrent de fuir mais Ichirô s'interposa. Il avait compris qu'ils filmaient ce suicidé, qu'ils avaient malencontreusement cassé la branche à laquelle était attachée la corde. Sans doute cherchaient-ils un meilleur angle.

Les hommes avaient l'avantage car ils étaient deux. Après leur avoir lancé en anglais qu'ils venaient de se rendre coupable d'un acte criminel et que lui représentait les autorités, le garde forestier sortit son smartphone et les prit en photo, au jugé. Cette menace stoppa les Américains et ils essayèrent de se jeter sur lui, ils voulaient son appareil. En une fraction de seconde, Ichirô est aveuglé. Par la colère. Quoi ? ces hommes, des étrangers, n'avaient-ils donc aucun respect, aucune pitié, au point de se servir de la détresse de malheureux sans défense ! Du voyeurisme sordide ! Cette colère lui tint lieu de raison. Il ne réfléchit pas et se mit à courir, comptant bien sur leur réaction logique de vouloir effacer toutes traces de ce témoin gênant.

Les deux hommes s'élancèrent à sa poursuite, pour leur perte. Le garde forestier, outre son sens de l'orientation, était aussi habitué à parcourir la forêt. Son travail lui avait donné une endurance que n'avaient pas les deux étrangers. Il les emmena sans faiblir au cœur de la forêt puis soudain disparut. Se volatilisa aux yeux des profiteurs de malheur. Il savait qu'ils étaient perdus. Il savait aussi qu'à cet endroit il n'y avait pas de réseau téléphonique.

Toujours courant, Ichirô revint à sa voiture, reprit son souffle et se rendit compte de ce qu'il avait fait. Il venait de condamner deux personnes. Pour s'empêcher de penser, il retourna sur les lieux de la pendaison. Le jeune Japonais était froid et rigide, la mort remontait à un certain temps déjà. Ichirô se fit la réflexion que les deux Américains ne l'avaient pas vu vivant, mais qu'ils l'avaient trouvé ainsi, pendu, et l'avaient filmé. Avides de sensations, sans le moindre respect.

Il mit le corps dans une housse après avoir pris des photos pour le dossier de l'enquête. Puis le chargea dans la voiture. Il se prit à discuter avec lui, les deux mains sur le rebord du plateau. Il était profondément choqué de l'attitude de ces deux hommes qui cherchaient le sensationnel dans la grande souffrance des gens. Il ressentait une aversion totale pour ces « chasseurs de pendus ». Le corps qu'il avait ramassé aujourd'hui était celui d'un homme jeune, bien habillé, soigné. Comme à chaque fois, Ichirô se sentait touché au plus haut point qu'un homme pût commettre ainsi l'irrévocable, quelle qu'en pourrait être la raison. La vie est sacrée. Nous la recevons et nous devons faire du mieux que nous pouvons. Au fil de sa « discussion » avec son interlocuteur muet, il se trouvait de plus en plus de justifications d'avoir agi ainsi envers les profanateurs.

Il livra le suicidé aux autorités, comme sa fonction l'exigeait. Une enquête fut ouverte, comme à chaque fois.

Mais Ichirô ne dit rien de sa rencontre avec les étrangers.

Le temps passa, un mois puis deux. Personne ne découvrit les corps. Seul Ichirô savait. Il attendit, en le redoutant, qu'un détail surgisse au grand jour, que ces hommes soient recherchés par leur famille, qu'on découvre une voiture laissée quelque part… Mais rien n'apparut. De jour en jour, une boule grossissait quelque part dans le corps du garde forestier. Il commença à se détacher de sa famille, de ses collègues. Les nuits furent un calvaire. Pendant ses longues heures d'insomnie, il revoyait ces deux hommes, essoufflés de lui courir après et il entendait leur appel quand ils ne l'avaient plus vu. Puis un autre appel, puis des cris. Ils avaient compris ce qu'avait fait le garde-forestier. Compris que jamais ils ne retrouveraient leur chemin. Ces cris et ces appels résonnaient chaque nuit dans la maison d'Ichirô et il vivait ses cauchemars en se bouchant les oreilles.

Il avait obtenu un arrêt de travail, il n'était plus capable d'actes logiques. Son entourage, sans en comprendre la raison, le voyait s'enfoncer dans la folie.

Après une nouvelle nuit d'horreur, Ichirô fait glisser le panneau coulissant de sa maison et son regard est immédiatement attiré par une goutte de rosée perlant au pétale d'une pivoine rouge. Tandis qu'il regarde cette goutte d'eau, le soleil choisit son plus beau rayon pour traverser ce diamant et lui donner l'Éclat. Ichirô se fige. Il réalise à cet instant que cette beauté ne peut en aucun cas lui être destinée. Il n'en est plus digne.

Calmement, il s'agenouille à la table basse pour le repas matinal et tient une conversation sensée à sa femme et ses enfants. Sa famille est surprise de le voir si attentif, si aimant. Puis, les enfants étant partis à l'école et sa femme au travail, il s'installe au volant de sa voiture.

Il n'a pas à chercher longtemps pour trouver les deux corps, l'un allongé sur le sol et l'autre encore adossé à un arbre. Ils sont déjà très abîmés. On voit des lambeaux de chair putréfiée mélangés au tissu de leurs vêtements collés aux os. Aucun des deux n'est complet. Ichirô se force à regarder ce qu'il a commis. Il a jugé ces hommes et les a condamnés. Vaut-il mieux qu'eux ? Il leur demande pardon, joint les mains et, se courbant légèrement, les salue. Puis il prend la corde qu'il a apportée et soigneusement, lentement, la déroule.


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