Une odeur de futur cadavre

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Jarvioss le lâcha, puis fit les cent pas.

- Elbar, tu sais que je dois savoir ce que tu fais. C'est mon rôle, pour mieux te protéger, et couvrir les autres.

- Oui, je sais... reconnut le Quézermistoss.

- Alors dis-moi ce qui t'occupe certaines nuits ! Ça ne fait que deux fois, mais je pressens que ça va devenir régulier. Tu te prostitues pas, au moins ?

- Jamais de la vie ! se hérissa Elbar.

Ils en avaient vu, des jeunes de leur âge, tomber sous la coupe de proxénètes. Pour rien au monde ils ne voulaient vivre le même cauchemar, dont la seule issue était la mort. Combien de préadolescents, pour ralentir leur chute dans la folie se jetaient à corps perdu dans la drogue ? Il n'existait dans leur quartier que peu de façons d'y échapper. Se mettre sous l'aile de Jarvioss. Ou avoir des parents en mesure de défendre leur progéniture. Les autres ne pouvaient, au mieux, que retarder l'inéluctable.

- Alors qu'est-ce qui te demande des nuits entières ?

- Je ne peux pas te répondre. Ils me tueraient !

Elbar sentit de nouveau les larmes monter aux yeux. Jarvioss flaira l'air dans sa direction. Il sut à quel point son guetteur craignait de parler. Le guet poursuivit.

- Je pense quand même que je peux te dire quelques petites choses. Ça va recommencer, toutes les trois nuits. Et je fais ça... pour apprendre à lire et écrire, à terme. Et accéder à la magie à coup sûr.

Son grand dominant se crispa.

- Tu t'es fait avoir...

- Laisse-moi tenter le coup.

Jarvioss réfléchit longuement. Enfin, il prit une grande inspiration.

- Respecte cet engagement si tu veux, et s'il faut démonter des gueules n'hésite pas. Mais la prochaine fois qu'on te propose un marché, viens me voir.

Elbar s'y engagea, en fermant le poing gauche sur le cœur. Il s'éloigna du mur, et rejoignit son chef, qui lui décocha un violent coup de poing pour la forme. Après quoi, ils repartirent en quête de nourriture, d'eau potable et d'argent.

Le guide des licorniens fit son office auprès du peuple ennemi, comme convenu. Il guida plusieurs duos, toujours composés d'au moins un invocateur. La plupart l'humiliaient, et lui donnaient l'impression de chercher la meilleure méthode pour le briser. Les assister le rendait malade. Il se demandait parfois s'il n'agissait pas sous l'emprise d'un sort, puis il repensait à la récompense qui l'attendait quand ils auraient obtenu ce qu'ils voulaient.

Les licorniens voulaient tout savoir de l'organisation des taudis. Ils se renseignèrent sur les diverses bandes, leurs territoires et leurs effectifs, ainsi que les multiples jeux d'alliances. L'hiver approchait. Quinze jours après avoir rencontré le prince Dehnio, Elbar parla du danger que représentait Irlass et sa bande qui, selon la rumeur, avaient mis la tête de Jarvioss à prix. Deux jours plus tard, tous les bas-fonds s'agitèrent. Irlass et ses dominants les plus hauts placés avaient été retrouvés démembrés, écorchés, le visage arraché. Le tout alors qu'ils vivaient encore, selon la rumeur. Sans que quiconque n'aie entendu quoi que ce fut. Cela indiquait l'usage de magie. L'écorchage correspondait à une méthode licornienne.

En réaction à la disparition d'Irlass et de ses potentiels remplaçants, son territoire fut morcelé, des émeutes éclatèrent dans presque chaque coin de rue. Bien vite, Elbar et les siens, pourtant situés assez loin des territoires d'Irlass, pataugèrent dans une boue de terre et de sang. Le quartier fut bouclé. Plus personne ne pouvait aller mendier dans les quartiers plus riches, les caravanes trouvèrent les portes des taudis closes. Elbar trouva malgré tout le moyen de venir voir Galard Driss, trois jours après les faits. Le noble portait une forte odeur de peur. Il observait tout ce qui l'entourait, dans son propre jardin, avec nervosité. Il sursauta presque en voyant Elbar à sa place habituelle.

- Ké schiarks, j'ai vraiment craint pour ta vie... souffla-t-il en le rejoignant dans la trouée.

- Une idée de ce qui s'est passé ? demanda le guet.

- J'espérais que tu puisses m'en dire plus... Pour mon père, c'est la preuve que les licorniens sont là. La chute de ce salopard est une catastrophe, Elbar !

Ce dernier fronça les sourcils.

- Pourquoi ?

- C'est presque une guerre civile, ce qui se passe dans les taudis ! Mon père se demande même s'il ne ferait pas mieux de tout réduire en cendres, afin d'économiser ses gardes et ses mercenaires. Nahrcouyss serait bien plus facile à défendre sans vous... en même temps, il sait que comme vous vous entretuez régulièrement, vous possédez tous une grande valeur guerrière, si vous parveniez à vous unir, vous pourriez constituer une armée positionnée dans un labyrinthe, représentant par conséquent un point fort bien dissimulé. Il pense que les licorniens ont su, d'une manière ou d'une autre, qu'Irlass pouvait représenter cette force fédératrice... Ça indique aussi qu'ils connaissent un minimum les taudis. Bordel, Elbar, si c'est vrai on est foutus...

Le miséreux n'avait jamais vu le noble aussi nerveux. Pour la première fois, il le vit hoqueter, et réprimer des pleurs. Mal à l'aise comme cela commençait à lui arriver trop souvent, il attrapa le bras de son indic, sans oser le regarder dans les yeux. Il garda le silence.

- Nos murailles sont bordées de runes elfiques, Elbar... Partout... sauf au niveau des taudis. Et les dragons qui auraient pu nous aider sont partis hiverner, ou déjà affaiblis par le froid. Les armées royales subissent une pression telle, sur tous les fronts, que personne ne viendra nous aider. Et on n'a pas les moyens pour payer plus de mercenaires. Chaque jour, une dizaine de nos gardes désertent, souvent avec leur famille. Un certain nombre de nos citoyens aussi. La mort d'Irlass... ça sent la fin. On ne peut pas partir, nous. C'est notre territoire, ce serait... blasphématoire.

Après un autre silence, Elbar put obtenir les informations habituelles, et ils s'adonnèrent à leur troc. Cette fois, Galard refusa de se battre. Le traîne-misère repartit donc de son côté, en se demandant comment il pourrait retourner auprès de sa bande. À l'orée de la forêt, l'attendait quelqu'un.

- Bonjour, petit, le salua Dehnio.

Le licornien l'attendait, nonchalamment appuyé contre un arbre. Il souriait toujours. Elbar baissa la tête pour montrer qu'il reconnaissait le statut supérieur au sien du prince. Le front étoilé lui fit signe d'approcher, et l'écailleux obéit en frémissant.

- La connaissance est une arme, l'informa le Segonora. Je constate avec plaisir que tu sais déjà nouer de bonnes alliances, assez haut placées. Je t'en félicite.

Ne sachant que faire, et encore moins que répondre, le traître resta les bras ballant, sans mot dire. L'autre lui tendit la main, et Elbar lui donna les informations sur les patrouilles prévues qu'il détenait. De toute évidence, Dehnio savait lire le dragonien. Il parcourut les notes en prenant son temps. Il s'assit pour relever ce qui l'intéressait, sans se soucier de ce que le dragonien pourrait lui faire en se mettant ainsi en position de faiblesse. Elbar songea à sa dague, aux diverses façons dont il pouvait tuer l'héritier ennemi... et à la possibilité que ce front étoilé lui promettait. Après plusieurs minutes, la main princière s'illumina. Il la passa sur le paquet de feuilles de Galard, et les rendit à Elbar. L'odeur du licornien finissait de disparaître.

- Que sais-tu de l'alphabet dragonien ?

Elbar le dévisagea avec des yeux ronds. Il n'osait pas avouer qu'il n'en savait rien. Le prince fit apparaître une tablette de cire et un stylet.

- Je vais te donner un acompte. L'alphabet dragonien est phonétique. Chaque symbole représente un son.

Il dessina plusieurs cercles, puis plaça des points en divers endroits. Puis il lui montra le premier dessin, un cercle surmonté d'un point, qu'il désigna comme la représentation du son "a". Chaque cercle représentait une voyelle ou un assemblage de voyelles. Les autres symboles, les consonnes. Dehnio ne lui en montra que trois, n'ayant pas le loisir de lui en enseigner plus. Il lui laissa la tablette de cire.

Le licornien se releva, et détailla de loin la demeure Driss. Elbar, en prêtant attention à son regard, devina qu'il la voyait déjà dévorée par les flammes. Ses narines palpitaient, il humait déjà l'odeur des cendres et de la chair brûlée. Une étoile de bronze s'alluma au milieu de son front, là où, sous sa seconde forme se situerait sa corne de licorne.

Quand Dehnio sortit de sa rêverie, il arbora un sourire carnassier à destination du traître. L'écailleux se hérissa en voyant pour la première fois que le prince possédait deux canines supérieures. S'il se souvenait bien, seuls quelques mâles licorniens possédaient ces dents de loup, ne servant qu'à rendre leurs sourires plus impressionnants. Cela fonctionnait un peu trop bien.

- Sache que tu me fais gagner un temps précieux, petit... annonça le prince.

Il passa sa main dans les cheveux roux du petit jeune, et en saisit une touffe. À force de se faire soulever de la sorte, Elbar se demanda s'il ne s'agissait pas d'un rappel dans leur rapport de force, et trouva surtout le geste malsain. Il détesta sentir la chaleur de cette main étrangère derrière son oreille. Par précaution, il se figea et se prépara à se faire arracher de terre.

- Mon peuple te doit beaucoup, ajouta le licornien.

Sans crier gare, il lui saisit une épaule. Elbar arrêta de respirer. Pour les siens, les épaules représentaient un atout de séduction, une zone érogène et liée aux ébats amoureux. Avec ses connaissances, Dehnio ne pouvait pas ignorer ça. Il prit plaisir à laisser sa main là, d'ailleurs. Quand, enfin, il mit un terme au supplice, Elbar se remit à respirer. Le comportement du prince le perturbait. Le potentiel dégénéré fouilla dans ses poches, le libérant totalement de son emprise, et lui tendit un épais triangle d'argile, gros comme le poing du jeune dragonien.

- Ecrase ceci contre un mur, et tu pourras le traverser pendant dix secondes. Aussi, je te ferais prévenir la veille de l'assaut. Si tu veux sauver ta bande, ce sera cet instant, ou jamais. Après il sera trop tard pour vous. Et, cinq jours après, tu pourras revenir à la porte des taudis. Quelqu'un t'attendra, pour t'enseigner tout ce qu'il faudra. Tu le reconnaîtras facilement.

L'air ahuri de l'écailleux le fit sourire et dévoiler légèrement ses dents. Il montra ses doigts, et les replia rapidement un à un pour lui montrer. Dehnio observa une dernière fois la demeure Driss, murmura quelque chose dans sa langue, avant de se détourner puis de prendre sa seconde forme. Il devint une licorne baie cerise à corne de bronze. Il partit au trot, la queue en panache.

Elbar eut envie de le rattraper, et de lui briser la corne. Il savait que la douleur le tuerait sur le coup. Puis il mesura les conséquences de ses actes. Cela le paralysa. Les répercussions pouvaient peut-être véritablement toucher le royaume. Il se demanda ce qui faisait diversion. La pression sur tous les fronts, ou l'attaque de Nahrcouyss ?

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