Elbar, le guet

8 minutes de lecture

Les membres de la bande se resseraient les uns contre les autres dans la cabane délabrée. Ils remercièrent Svida et les esprits pour avoir trouvé ces quatre murs surmontés d'un toit troué où ils passeraient la nuit. Leur groupe se composait de huit jeunes dragoniens. Les sept soumis devaient tout à leur grand dominant. Jarvioss était le plus âgé, le seul à dépasser le siècle, et détenait les connaissances nécessaires pour les protéger. Svida, la seule dragonienne, aimait affirmer qu'elle le secondait, même si tous les autres savaient qu'elle mentait. Avec ses soixante-et-un ans, la benjamine de la bande ne pouvait se permettre de se déplacer seule, sauf à vouloir mourir.

Elbar Quézermistoss, le seul à avoir connu ses parents et porter un nom de famille, fêtait ses quatre-vingts ans. Cela en faisait soixante qu'il restait sous la protection de Jarvioss. Deux ans à peine avant que la justice du seigneur local ne pende sa mère pour braconnage.

Ils vivaient tous les huit dans les taudis de Nahrcouyss, capitale de la seigneurie Driss. Malgré leur préadolescence, à l'exception de Jarvioss, ils contrôlaient deux rues qui se croisaient. Pourtant, leur grand dominant jugeait plus prudent qu'ils ne s'imposent pas chez les veinards possédant une habitation. Tours de garde ou pas, ils risquaient de se faire empoisonner ou démembrer par les résidents. Par conséquent, chaque nuit, au coucher du soleil, ils devaient trouver un nouvel abri.

Les soumis de Jarvioss étaient des gamins des rues chanceux. Grâce à lui, ils échappaient à l'esclavage et à la prostitution. Ils pouvaient même économiser assez pour corrompre certains gardes, et ne pas finir en cibles d'entraînement.

En plus de lutter contre les bandes rivales, ils devaient se méfier des gardes Driss, et des mercenaires envoyés de temps à autres pour nettoyer les taudis de la cité. Ils n'en connaissaient que les bas-fonds et quelques quartiers voisins.

Le groupe attendait que Jarvioss partage les morceaux de viande volés dans la journée. Comme souvent, ils ne prendraient pas la peine de cuire leur part. L'odeur et le feu risquaient d'attirer les gardes. Bien qu'ils aient le droit de faire du feu, les gardes prenaient plaisir à les chasser, les contraignant alors à violer le couvre-feu. Pendant le partage, tous prêtaient attention à leurs possiblités de fuite en cas de besoin. Les murs les entourant pouvaient s'écrouler d'un instant à l'autre.

Soudain, tous tendirent l'oreille. Des bruits de pas les alertèrent. Plusieurs dragoniens en armure rôdaient autour de leur cabane. Des gardes Driss, à tous les coups. Leurs armures d'acier les trahissaient. Les gamins des rues se relevèrent, et chacun saisit son arme. Deux attrapèrent leur arc et leurs flèches, les autres des poignards et des dagues. Obéissant à un geste de Jarvioss, ils se campèrent entre Svida et l'entrée.

Les gardes ouvrirent la porte d'un coup de pied, et leur chef à face de fouine entra le premier.

"Ssseh, encore de la vermine !

- Bonsoir, répondit lugubrement Jarvioss.

- Que cachez-vous ? demanda le chef de patrouille.

- Rien d'intéressant pour vous.

Jarvioss représentait un exemple de sang froid. Quelques soldats flairaient l'air avec insistance, et l'un d'entre eux murmura à la face de fouine. Ce dernier sourit de tous ses crocs, ce qui crispa les gamins des rues.

- Faites voir la p'tite.

- Non.

Le chef de patrouille avança d'un pas décidé, suivi des cinq autres gardes. D'un grognement, Jarvioss dissuada les siens de réagir. Il déploya ses ailes, et s'interposa calmement, avant de défier du regard les intrus.

Arrivé à deux pas de lui, le chef de patrouille fit apparaître un marteau de guerre, et s'apprêta à frapper l'adolescent. D'un rugissement, Jarvioss donna le signal. Ils s'éclipsèrent tous par les trous dans les murs et le toit. Plus petits et maigres que les gardes bien nourris, ils bravèrent le couvre-feu et s'enfuirent.

Comme prévu dans ces cas-là, ils se séparèrent en quatre groupes de deux, . Elbar décampa avec la dernière recrue de la bande, un certain Srass. Un garde, préférant marcher plutôt que de courir, les prit en chasse sans grand entrain. Le Quézermistoss mena son acolyte et les poursuivant devant un bordel, ce qui, comme souvent, suffisait à les débarrasser du soldat. Contournant le bâtiment, ils se dirigèrent vers le point de ralliement.

Chaque nuit, avant de s'installer quelque part ils prévoyaient une zone où se retrouver en cas de fuite. Cette fois-ci, ils se rejoignirent près du temple de l'esprit de l'eau. En chemin, Elbar remarqua un corps inerte, affalé dans la boue, face contre terre. Il envoya Srass s'assurer de la mort du sans-abri pendant que lui-même surveillait les alentours, et ils emportèrent le cadavre.

Sur les toits se découpaient par intermittence la silhouette d'autres promeneurs nocturnes. La nuit, les bandes s'évitaient. La nuit appartenait aux mercenaires Sel, et mieux valait ne pas tomber entre leurs griffes. Les deux dragoniens avançaient en silence, et veillaient à ce que leur futur repas ne traîne pas au sol. Ils arrivèrent les derniers dans l'une des pièces délabrées du temple de l'eau.

Le réflexe fut apprécié à sa juste valeur. Les huit se battirent pour le foie et les muscles des membres, puis se partagèrent le reste selon leur place dans la hiérarchie. Ce copieux repas terminé, sept s'endormirent pendant qu'Elbar prenait le premier tour de garde. Il resta éveillé deux heures, avant de céder la place à Svida.

Le lendemain matin, il fut réveillé par Srass. Jarvioss lui rappela qu'il devait aller faire la manche, et ramener des informations intéressantes.

Elbar commença par récupérer des morceaux de choix à la fosse commune, régulièrement visitée par tous les traîne-misère n'ayant d'autre choix que de recourir au cannibalisme pour survivre. Tout le monde le savait, et tout le monde s'en foutait. Après tout, leurs ancêtres agissaient de même.

Ceci pris, il se dirigea vers l'une des portes de la cité, soudoya quelques gardes et sortit. Plus d'une heure après avoir louvoyé, contourné, esquivé et joué des coudes entre les voyageurs accompagnés de leur escorte, il se faufila entre les buissons taillés du jardin du seigneur Driss. À plat-ventre, son sac contenant de la chair à peu près fraîche à côté, sous un framboisier, il attendit son indic.

Le dernier-né des Driss seigneuriaux, Galard Driss, arriva avec un peu de retard, comme toujours. Il fit main basse sur le sac, étrangement fier de violer la loi interdisant le cannibalisme sans même en avoir besoin. Tous les nécessiteux connaissaient le goût du sang des puissants. Elbar en profitait, inventant des histoires invraisemblables pour impressionner le nobliau. Là aussi, il tirait profit du goût étrange des nobles pour les histoires de viol et d'assassinat. Il se demandait souvent pourquoi, si ces récits les passionnaient tant, ils ne dormaient jamais dans les bas-fonds. Ils seraient alors servis en sensations fortes, et verraient que la lutte pour la survie mérite bien plus de respect que leurs petites histoires d'argent.

Sa part du marché remplie, il reçut en échange les itinéraires de patrouilles des gardes et des mercenaires. Il grimaça en voyant les feuilles de routes. Les nombreuses flèches ne lui inspiraient rien de bon. Le nobliau lui donna les détails.

- Pourquoi un tel renforcement, la royauté arrive ? se plaignit le Quézermistoss.

- Pire. On aurait flairé la présence de licorniens.

- Si éloignés du front ? demanda Elbar, sceptique.

- Je te dis ce que je sais. On craint qu'il s'agisse de l'armée princière. Tu as entendu parler du prince Dehnio ?

Elbar ne connaissait même pas le nom de son roi et de sa reine. Alors les étrangers... Savoir ce genre de chose ne le nourrissait pas, et le défendait encore moins des autres traîne-guenilles. Son ignorance crasse fit soupirer le Driss. Tout ce qu'il savait des licorniens se résumaient à peu de choses. Ces humanoïdes étaient physiquement indiscernables des humains, sauf quand leur instinct ou leurs émotions prenaient le pas. Auxquels cas, une étoile s'allumait sur le front. Pour le reste, ils étaient semblables aux dragoniens : une enfance d'un siècle, ils tiraient leurs pouvoirs d'esprits élémentaires, et en temps normal pouvaient prendre une seconde forme. Pour finir, leurs deux peuples se battaient depuis la nuit des temps.

-C'est un monstre. Il veut nous éradiquer, et semble en bonne voie pour y arriver. On ne sait jamais où, quand et comment il va frapper, il révolutionne la guerre à lui seul ! La tête de Dehnio Segonora est mise à prix depuis cinquante ans !

-Combien ? demanda le gamin des rues avec désintérêt.

-Cent écailles d'or.

Cela coupa le souffle d'Elbar. Même s'il ne savait pas compter, il n'ignorait pas que cent représentait un gros chiffre. Et avec une seule écaille d'or, on pouvait vivre longtemps sans travailler. Donc, avec cette prime, il pourrait quitter les bas-fonds et changer de vie. Il évita toutefois de rêver trop longtemps. Le Quézermistoss se doutait bien qu'un prince ne se coinçait pas facilement.

-Tu as ce que je t'ai demandé ? s'enquit-il pour changer de sujet.

Le Driss fit apparaître une bourse de cuir, et un sac contenant de la viande séchée, ainsi que plusieurs gourdes d'eau. Elbar l'en remercia, puis lui demanda de s'adonner à quelques duels. Il voulait pouvoir mieux défendre sa vie, et devenir second dominant auprès de Jarvioss, plutôt que quatrième dans la hiérarchie.

Son ami noble, malgré ce statut social supérieur, savait moins bien se battre que lui. Galard était plus gras, mais aussi plus grand, et surtout il pouvait donner des conseils. Comme viser la gorge ou la méthode pour briser les coudes et les genoux à coup sûr. En échange, Elbar lui permettait de préserver un niveau tout juste acceptable pour une personne qui n'aurait probablement jamais à se battre. En tant que dernier, il servirait juste à unir sa famille à une autre. Puis à engendrer une nouvelle génération de riches un peu gras et inaptes à défendre leur territoire sans l'aide d'armées et de mercenaires.

Elbar était un dragonien de taille humaine moyenne et élancé. Son sang Quézermistoss sautait aux yeux, avec sa rousseur et ses yeux orange. L'autre était un Driss typique, brun aux yeux verts. Le miséreux profitait de ces duels pour se passer les nerfs. Il enviait le noble.

Déjà, Elbar était un sans-instinct. Comme n'importe quel dragonien, il possédait de solides écailles, des crocs qui repoussaient rapidement, il pouvait cracher quelques étincelles. Mais il ne pouvait changer ses ongles en griffes, déployer ses ailes et encore moins prendre sa forme de dragon. Le Driss, en tant que noble argenté, avait bu une potion qui y remédiait. Et, aux alentours de son premier siècle d'existence, le Quézermistoss n'était pas sûr de voir ses pouvoirs se déclarer. Le Driss, si. Sans compter les entraînements, les formations, le droit à l'erreur. Plus il grandissait, plus Elbar se rendait compte du nombre d'injustices qui existaient.

Les quelques duels terminés, il retourna auprès de Jarvioss.

Annotations

Versions

Ce chapitre compte 8 versions.

Vous aimez lire Hilaze ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0