Barbara

4 minutes de lecture

Mon esprit embrumé par le manque de sommeil a nimbé la journée du lendemain d'une torpeur ouatée. J'ai pris des notes sans comprendre, dans un état second. Mon corps est courbatu, douloureux. La scène de la veille me paraît irréelle, comme si je l'avais rêvée. Heureusement, nous sommes vendredi soir. J'ai hâte de rentrer me reposer. Je vais oublier toute cette affaire. Comment est-ce que je peux sérieusement croire avoir vu quelqu'un manger une rose, avec toutes ses épines, comme il le ferait avec un vulgaire croissant aux amandes ?

Une main s'agite devant mon visage. La voix goguenarde d'Aymeric, mon voisin d'amphi et ami, me ramène sur terre sans ménagement.

- Hé, Flora ! Encore en train de planer ! Mais qu'est-ce que tu as fichu hier soir ?

- Heu, rien de spécial...

Une autre main vient se poser sur mon épaule. Laura, mon autre voisine d'amphi et meilleure amie depuis la seconde.

- Tu as une mine épouvantable, tu étais ailleurs toute la journée. Quelque chose ne va pas ?

- J'ai juste mal dormi, ne vous inquiétez pas, ça va.

- Toi, tu as vraiment dû t'éclater pour la Saint Valentin. Ça devait être épique !

- Ouais, en effet, on peut dire ça...

- T'as du bol, intervient Aymeric, nous on était tout seuls comme des idiots. On a bossé les cours pour s'occuper.

- Alors ? m'interroge Laura. C'est qui l'heureux élu ? Allez, raconte ! On le connaît ?

- Heu, oui, vous avez déjà dû le croiser. Il...il s'appelle Alexandre.

- Alexandre, ton voisin ? C'est bien de cet Alexandre-là dont on parle ? Hmmm, je dois avouer que tu as bon goût !

Mes joues deviennent cuisantes, malgré l'air mordant de cette mi-février typique. Je me sens ridicule. Un vrai cliché ambulant.

- Et alors ? Qu'est-ce qu'il s'est passé ? Vous êtes allés dîner quelque part ? Vous êtes sortis en boîte ?

Malgré moi, je sens mes poings se serrer et les larmes me monter aux yeux.

- Rien. Il ne s'est rien passé du tout. Tout ça n'existe que dans ton imagination, Laura. Il n'est même pas au courant. De toute façon, il y a cette fille bizarre, et...

- Quelle fille ?

- Excusez-moi, il faut que j'y aille. On se revoit demain, amusez-vous bien.

- On va au Starship demain soir ?

- OK, ça me va. Allez, salut !

Je n'en peux plus. Je n'ai qu'une envie, rentrer chez moi, même si cela signifie retrouver mon bout d'enfer personnel, avec vue sur la porte d'Alexandre. Mes jambes me portent toutes seules. Ce n'est que lorsque je passe devant la cafétéria à toute allure que je m'aperçois que je suis en train de courir. Pourtant, quelque chose m'arrête net. Un reflet sur la vitre. Une silhouette connue. Alexandre, assis dans l'herbe jaunie de la colline qui surplombe le campus. Il n'est pas seul. Elle est là également. Je fais semblant d'être absorbée par le menu et je me concentre sur leur reflet. Elle est assise en face de lui, ils se tiennent par la main. Ce n'est pourtant pas ce qui me choque le plus dans cette scène. J'ai du mal à croire ce que je vois, comme si le verre, au lieu de refléter fidèlement la réalité, la réarrangeait de manière subtile. Il faut que je me retourne. Que j'en aie le cœur net. Non, je ne me suis pas trompée. L'anomalie me crève les yeux maintenant. Ses bras et ses épaules sont nus. Elle ne porte qu'un léger débardeur blanc pour braver le vent d'hiver. Alors que moi, même avec ma parka, mon bonnet et mon écharpe, je grelotte sous ses assauts. Elle paraît parfaitement à l'aise, ne semble même pas ressentir le froid, comme si elle vivait un été perpétuel. Elle rit, penche la tête en arrière, expose davantage son cou fragile aux morsures de la bise. C'est moi qui devrais être là, à sa place, en train de rire aux plaisanteries d'Alexandre, de goûter sa tendresse. Qu'est-ce qu'elle a de plus que moi, cette cinglée venue de nulle part, avec ses cheveux roux et bleus ? Bleus ? C'est curieux, elle n'avait pas ces mèches hier soir. Et ses cheveux sont bien plus longs, d'un roux plus pâle, comme délavés. Sa coiffure a dû lui coûter une belle petite fortune en extensions. De quoi faire rêver une étudiante éternellement fauchée comme moi. A présent, elle se lève, déplie son long corps gracile et s'éloigne de sa démarche ondulante. De loin, j'entends la voix d'Alexandre :

- Barbara, attends ! Où tu vas ?

Elle ne se retourne pas, continue à marcher avec une assurance tranquille. Pendant que je sens le froid me pénétrer jusqu'aux os et m'engourdir, elle évolue comme sur une plage des tropiques. Les mains tremblantes et les jambes en coton, j'entre dans la cafétéria, m'assieds à la première table libre que je trouve et me débarrasse de tout mon attirail hivernal. La tête ailleurs, je commande machinalement un chocolat chaud. Mes mains rougies me brûlent. Dehors, la nuit commence à tomber. Le paysage s'englue dans un bleu sombre uniforme, les lumières s'allument le long des allées.

Je n'aurais pas dû prendre un chocolat. Il est trop gras et son goût m'écœure. Dans la vitre, mon reflet me renvoie une mine défaite. Je le contemple avec lassitude. Je n'ai rien en commun avec cette Barbara. Je suis brune, avec des cheveux raides et un visage rond. Contrairement à elle qui doit frôler le mètre quatre-vingts, je n'ai jamais réussi, malgré toutes mes espérances, à passer la barre du mètre cinquante-huit. Et pour finir, sans être à proprement parler grosse, j'ai ce qu'on appelle « des formes ». Avais-je seulement la moindre chance avec Alexandre ? Non, sans aucun doute. Alors, après tout, c'est mieux comme ça. La serveuse vient encaisser ma commande. Je me lève et entreprends d'endosser mon armure anti froid lorsque mon regard tombe sur ma tasse encore à demi remplie, et, posée à côté d'elle, ce qui ressemblait il y a quelques secondes à une cuillère à café tout à fait ordinaire. L'objet est grotesque, tordu, inidentifiable. Je m'enfuis en bousculant les chaises devant moi, comme s'il allait me mordre. Cette fois, j'en suis certaine : j'ai des hallucinations. Je deviens frappadingue. Pour de bon.

Annotations

Versions

Ce chapitre compte 1 versions.

Vous aimez lire Marina PHILIPPE ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0