Chapitre 7

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L’essor des armes à feu en tant qu’objet létal pour le combat n’a jamais vu le jour. Si le fusil a bien été intégré comme outil de chasse, les valeurs de notre société sont encore bien trop rigides pour leur accorder ce droit à toutes. Dans notre esprit, il a été depuis longtemps implanté que les combats avec des épées rutilantes, des dagues tranchantes ou bien encore des flèches perforantes constituent les formes les plus nobles de cet art, les façons de mourir les plus honorables, reléguant ainsi l’utilisation de toute arme à feu à de la lâcheté pure. Cependant, ces règles ne sont applicables que quand il s’agit d’affaires entre humains : il n’est pas exceptionnel que certains Trappeurs ou Gardes en soient équipés pour des raisons de sécurité. À noter que la licence pour le port de ce type d’arme est exceptionnelle et requiert un certains nombres de prérequis que tous ne peuvent pas remplir ; cela est d’autant plus vrai pour de simples civils comme vous et moi.

Extrait de Pratiques modernes et autres traditions

de Orléo Dorlémon


Oh. C’est la première fois que ça m’arrive ça.

Mon regard est collé au canon frôlant mon front. Sa surface lisse luit comme celle d’un lac paisible. Hypnotique. La moindre vibration, la moindre détonation briserait cette illusion. Étrange. On a déjà pointé sur moi une fourche, un couteau de boucher ou bien même encore une aiguille à broder, mais c’est bien la première fois qu’une arme de poing menace de faire éclater ma cervelle. Un frisson parcourt l’entier de mon corps. Savoir que cet objet, le même qui repose au creux de ma main, pourrait causer ma mort a un effet… presque exaltant. On le touche avec le regard, il nous tue avec une balle. Tout se fait à distance. Pas de contact. À peine le temps de réaliser que tout est déjà fini. Je sens un sourire grandir sur mes lèvres. Mais ça, tu le savais déjà, mon oncle ; je ne t’apprends rien.

Mes yeux se posent sur la personne qui me fait face. Je reconnais son attirail en un battement de cœur. Un Silenceur. Une coquille vide. Sans passé. Sans attaches. Modelée pour se soumettre à n’importe quelle demande pour peu qu’elle intéresse leurs maîtres. Sans personnalité ni identité, faire face à un Silenceur revient à faire face à n’importe lequel de ses pairs. Tous indissociables. Tous inhumains. Dans une notre perspective… Ma langue humidifie mes lèvres.

– En combattre un, c’est se confronter à l’armée entière !

Leur bras ne tremble pas. Aucun signe de vie ne les agite. Aucune respiration ne fait se soulever ces poitrines. Aucun battement de cœur n’ébranle ces silhouettes ! Ils ne font qu’un. Un seul corps domestiqué vers un seul but. Suivre les ordres. Trafic illicite, enlèvement, assassinat, rien ne les arrête ! Ils courent depuis des années et des années, mais personne pour les attraper : le gouvernement en est juste incapable. Alors, qu’est-ce que ma vie peut bien représenter pour eux, la crème de la crème des criminels ? À quoi ma misérable existence peut-elle bien contribuer ? Peut-être ne suis-je qu’un sac d’argent juste bon à remplir les fonds de caisse ?

Une terrible envie de rire me submerge. Mes épaules, mon corps tout entier en tremble. Qui ? Qui peut bien m’en vouloir à ce point et être assez riche pour engager un Silenceur ? Cette situation est tout bonnement ridicule. Il serait bien plus rapide et bien moins coûteux de faire tomber une brique sur ma tête ! Non… Éclair de génie. Mon envie de rire redouble. Si ce n’est pas pour l’argent… Cette idée me paraît si folle. Serais-je… une menace à leur cause ?

– Pfff…

Je ne vois pas d’autres explications possibles ! Pourquoi perdre du temps à agiter une arme sur ma tête sinon ? Je suis une menace, un danger, aussi insignifiante que je puisse être. La petite Fourmante qui fait dérailler la grande locomotive. Une pichenette de leur part et ma vie est terminée c’est sûrement ce qu’ils doivent se dire, n’est-ce pas ? C’est pour ça qu’ils n’utilisent qu’un bête pistolet pour me tenir à carreau.

– « Plus un geste », ce serait plutôt à moi de dire ça.

Mais ce serait oublier que même le plus petit des parasites sait mordre.

Mon revolver est pointé sur son entre-jambe. Un sourire orne fièrement mes lèvres. Pourtant il n’y a aucune raison de se réjouir. Mon opposant est debout, a l’avantage de la hauteur, alors que moi je ne peux me résoudre à viser plus haut sous peine de rater ma cible de manière pitoyable. Malgré ça, malgré tous ces raisonnements logiques, l’adrénaline enflamme mes veines avec délice. Des frissons parcourt tout mon corps. C’est la première fois que je fais face à la mort de si près.


Attends, petite ! Me laisse pas avec ce… ! Nooon ! Pitié ! Arg !


Finalement, tous tes entraînements ne serviront pas à rien, mon oncle.

– Je n’ai aucune idée de pourquoi vous avez choisi d’exécuter cette mission, mais je crois que vous n’allez pas y gagner grand-chose : à part mes organes, il n’y a rien de précieux chez moi.

– Lève-toi.

– Ok, ok, c’est toi la patronne ici, on a compris. Ou le patron ? C’est difficile à dire avec ce brouilleur de voix. Ce n’est pas un peu désagréable de respirer avec ça collé sur le visage toute la journée ?

Le canon du pistolet appuie sur la peau de mon front, menaçant.

– Lève-toi.

– Ok ! On se calme, on se calme. Regarde, je t’écoute bien gentiment.

Des mouvements lents, un grand sourire aux lèvres, je me relève, mes mains et Éverine en évidence. Tout est calculé.

– Je suis inoffensive, je vais même jeter mon arme pour te le prouver.

Mon revolver s’envole dans les airs en un rien de temps. Il atterrit à l’autre bout de la pièce. Hors de portée. Ce genre d’action doit forcément avoir induit un relâchement chez ma proie, hein ? Hein ?

– Tu vois ? Pas de souci à se faire : je ne mords pas.

Mes pieds sont en position, les muscles de mes jambes se tendent.

– Oups ! J’ai menti.

Maintenant ! Je m’élance. Un pas. Il ne suffit que d’un pas pour inverser la situation.

Boum !

La balle part, déchire l’air bien avant le bruit de sa détonation. Mais j’ai déjà quitté sa trajectoire depuis longtemps. Il a de bon réflexe. Ma tête percute le ventre du Silenceur. Elle s’enfonce sans peine, aucune protection ne la ralentit.

– Keug !

L’air est arraché de ses poumons sans aucune pitié. Nous roulons tout deux à terre. Vertige. Adrénaline. Mon sourire s’agrandit. À ma portée, mes dents dévoilées, elles fondent sans attendre sur la main armée. Pas un cri n’y répond. Juste le clonk d’une arme lâchée. Mais ce n’est qu’une brève victoire : coups de coude et de poings ne tardent pas à pleuvoir sur moi. Rapides. Précis. Presque comme une symphonie. Épaule. Joue. Ventre. Épaule. Clavicule. Mâchoire. Tempes. Je plie sous la force de cette valse assassine, mais ne m’écroule pas. Nous sommes debout, face à face. Moi en nage, lui à peine ébranlé.

Ploc ! Ploc !

Un goût métallique envahit ma bouche, mais… Du poignet du Silenceur, un filet de sang s’écoule.

Je m’élance sans plus attendre.


Pleurnicharde ! Va pleurer dans les jupes de ton « oncle » !


Le Silenceur esquive habilement mon coup de poing, se prépare à m’envoyer au tapis.


Tire ! Tire comme si ta vie en dépendait !


Crash !

Un vase de porcelaine l’accueille en pleine face.

C’est mon territoire.


T’as pas ta place ici, l’orpheline !


Je suis chez moi ici.

Rapide, un coup de genou dans le ventre, suivi d’un du coude sur le visage. Mais ce dernier est arrêté net. Mon avant-bras prisonnier d’une poigne de fer.


Il faut souvent plus d’une personne pour faire l’histoire.


Tête envoyée valser, pieds balayés, me voilà au sol. Sur le cul.


Alors, n’aie pas peur d’ouvrir ton cœur.


À peine le temps de comprendre, l’air est craché hors de mes poumons. Et ne revient plus. Des doigts autour de mon cou lui bloquent la voie. Étranglée.

L’oxygène commence à me manquer. Je griffe, crache, pince, agrippe, tire, rue de coups. En vain.

Les piètres gargouillements que j’arrache à ma gorge ne préviendront personne.


Dans tes moments les plus sombres, ceux qui te sont chers te défendront. Je te défendrai.


Des larmes de frustration me montent aux yeux. Après tant d’efforts, de combats…


Contre le monde entier s’il le faut.


Lentement, ma conscience glisse. Ma force m’échappe.

Que me reste-t-il ?

Pourquoi suis-je encore debout ?

Regarde-moi…

Battements de cœur. Boum boum incessant. Vivant, vibrant au rythme d’une autre pulsion.

La haine.

Regarde-moi…

Ah… Je m’en rends compte que maintenant. La haine guide mes pas.

Risquer ma vie. Pour prouver qu’ils ont tort.

Enfant modèle. Pour combler l’abandon.

Vivre. Pour oublier la mort.

Regarde-moi…

Viscérale. Elle se répand comme un brasier. Alimentant mon corps, attisant ma volonté. Personne ne peut plus l’éteindre. Ce monde…


Tu me fais confiance petite sœur ?


Je le brûlerai jusqu’à qu’il n’en reste que des cendres.


REGARDE-MOOOI !!!


Un son sourd dans mes oreilles. Une vague d’énergie traversant mon corps, se propageant hors de lui.

Puis juste un étrange silence. Un flottement.

Avant que tout n’éclate.

CRRAAAAAAAASSHHHHH !

Tout se fissure, se fragilise. Avant d’exploser en pluie de débris autour de moi.

Crriiicrrrcrriiiiiii !

Vitres, meubles et murs. Les éclats me ratent, me griffent, me grattent. Laissant derrière eux des traînées écarlates.

Les mains autour de mon cou lui sont arrachées, repoussées.

Puis soudainement, tout se tait. L’averse est passée.

Ne reste que ce bruit sourd logé dans mes oreilles.

Aucun mouvement autour de moi.

J’ai… vaincu ?

Le corps du Silenceur gît au sol plus loin. Des taches rouges ponctuent les enveloppes éparpillées autour de lui.

Ah…

Lentement, comme remettant en marche une mécanique rouillée, je me relève. Mes pas sont hésitants, branlants. Des genoux tremblants. Mais je ne quitte pas des yeux mon objectif. Cette masse de tissus noire. Cette masse encore respirante.

Bam ! Bam !

Une légère fumée s’élève du canon de l’arme que je tiens. Le souvenir de l’avoir ramassée effacé.

– J’ai vaincu…

Sans l’aide de personne, j’ai vaincu.

Grand sourire.

– Regarde ! J’ai survécu, mon oncle ! Ce Silenceur est mort. Mort de chez mort ! Regarde cette flaque de sang à mes pieds, cette odeur… Il est bien mort, n’est-ce pas ? Oui oui, je crois qu’il est mort. Mort…

           Mort

                     Mort

                             Mort

                                      Mort

                                               MORT !

Je suis euphorique.

– Tu lui diras bonjour de ma part là-haut, hein mon oncle ? Parce que je ne compte pas vous rejoindre de sitôt ! J’ai encore des choses à faire, moi, ici ! Moi, je suis V-I-V-A-N-T-E !

Mes mots se perdent dans la nuit. Mes mots se perdent dans la nuit. Au-dessus de ma tête trône un ciel étoilé. Ma maison a été pulvérisée. Les débris jonchent, titubent, poussent leur dernier soupir au sol. Il ne reste que des ruines.

– Pfft !

Sans plus y penser, je balance l’arme du défunt dans un tas de gravats.

Éverine ? Éverine ? Où te caches-tu ? Ah ! Te voilà, ma belle.

Le métal froid du revolver rencontre ma main.

– Oh oui, ma chérie, on va faire beaucoup de choses ensemble ! De grandes choses !

Je ne peux m’empêcher de glousser. Irrésistible, ce frisson qui parcourt mes veines. Tout ce chaos autour de moi… Je me sens renaître. Rien ne m’est plus impossible. Je suis invincible.

– J’ai vaincu. J’ai vaincu la mort ! Je suis toujours vivante : vous aviez tous TORT ! Vous avez vu ? Vous avez vu ?

Je tombe à genoux.

– Hein ?

Puis c’est au tour de ma tête de rencontrer le sol. Le choc me déboussole à peine. Comme si cette chute n’était pas tout à fait réelle. J’essaie de me redresser, mais mes membres imitent ceux des poupées de chiffons. Mous, faibles. Inanimés. Tombée, je n’arrive soudainement plus à me relever.

– Qu’est-ce que… ?

La torpeur commence à m’envahir. Comme vidée. L’euphorie de ces dernières minutes m’a quittée. Je tente de lutter contre cette envie de sommeil soudaine. J’enjoins mon corps à bouger. Mais son rythme ralentit. J’ouvre mes yeux le plus grand possible. Mais ils se ferment malgré moi. Ce n’est pas normal. Quelque chose ne tourne pas rond.

Des bruits de pas s’approchent. Lents, presque hautains, comme s’ils n’attendaient que ce moment pour se dévoiler. Tout s’éclaire.

– Sale…

Je fulmine de colère. Les bruits s’arrêtent tout près de moi. Mais pas assez pour que j’aperçoive son visage. Il ne serait tout de même pas en train de me narguer là ? C’est pas ce que je crois, hein ? J’essaie de relever la tête, forçant sur ma nuque autant que possible. Je veux le voir, je veux voir la face de ce pervers ! Mais tout ce que je vois est masque à la surface lisse. J’explose de colère. Lâche ! Lâche ! Je vais te… !

Dernières pensées avant que le monde bascule dans les ténèbres.

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