— Mais tu vas me lâcher, oui !?

Isaac se releva brusquement en jetant son drap au pied du lit, dégoulinant de sueur.

« Le cauchemar se développait. Si les premières fois, je voyais simplement Melody me repousser, me gifler ou tenter de me mordre, sa colère se transforma petit à petit en hargne, puis en rage frénétique. J’essayais alors de lui échapper, je courais mais à chaque pas, je m’enfonçais à mi-mollets dans un sable fin comme de l’eau.

Le ciel était rouge écarlate, et il faisait sombre comme lors d’une nuit sans lune malgré les deux soleils brûlants qui irradiaient ce désert sans vie.

Melody, elle, se transformait lentement en une chose que je peine à décrire… Son corps s’effaçait pour laisser place à une sorte de linceul éthéré, filant comme le vent sans aucune contrainte matérielle, et son visage devenait sombre, canin, du sang et des lambeaux de chair dégoulinant de sa gueule béante. Ses oreilles étaient si pointues qu’on aurait dit des poignards et ses orbites insondables rappelaient des trous noirs. Elle me mordait alors à la jambe et je m’effondrais dans ce que je croyais être du sable… mais qui était en réalité de la poussière d’os, recouvrant une infinité de squelettes brisés et décomposés.

Vautré dans ces débris mortuaires, je me retrouvais face à un crâne desséché et craquelé. Tandis que Melody continuait à me mordre encore et encore, celui-ci ricanait et se moquait de moi. Étrangement, la douleur ne venait pas des multiples morsures infligées à mon corps épuisé mais du rire monstrueux du crâne pourtant immobile.

Tout cela ne semblait avoir aucun sens et pourtant, ce cauchemar me traumatisait davantage que les terribles terreurs nocturnes de mon enfance. »

Quatorze heures passées. Il était largement temps de se lever de toute façon. La « nuit » aurait été courte, Isaac n’ayant trouvé le sommeil qu’après le lever du soleil, vers neuf heures du matin.

Comme à son habitude, il attrapa son téléphone sitôt réveillé, afin de chasser le terrifiant cauchemar de son esprit en focalisant son attention sur autre chose. Il avait un appel en absence. Enfin, un non négligeable, outre les quatre de Sarah. Celui-ci ne venait pas de Suisse, ni même de France : l’indicatif téléphonique était le vingt. Vingt… Vingt… Une courte recherche s’imposa pour découvrir qu’il s’agissait de l’Égypte. L’Égypte ? Il ne connaissait personne là-bas. Et si c’était un client ?

Cela faisait deux semaines qu’il avait ressuscité Esther. Elle se portait parfaitement bien et son père n’avait cessé d’adresser d’élogieux remerciements à Isaac. Depuis, ce dernier était incapable de dire s’il voulait continuer sur cette voie, ou non. Mais que ferait-il sinon ? Certes, cette première intervention post-diplôme avait semé le doute et la confusion dans son esprit, mais après tout le mal qu’il s’était donné dans ce parcours universitaire, il n’allait pas se retrouver à la rue ou avec un travail quelconque pour un salaire de misère : comment pourrait-il accepter ça avec son honneur et son intelligence supérieure ? Non, il devait continuer.

Écouter le message laissé sur son répondeur ne l’engageait à rien, alors il finit par presser le bouton « play » sur son écran.

— Bonjour monsieur Hanub, commença une voix masculine assurée et cordiale, empreinte d’un fort accent arabe aux R délicatement roulés. J’ai il y a peu travaillé avec monsieur Marigold qui m’a parlé de votre miracle avec sa fille Esther. Vous êtes un magicien, monsieur Hanub, un grand magicien ! Il se trouve que j’ai moi aussi perdu… disons, quelques membres de ma famille et j’aimerais également les revoir. Je vous paierai, naturellement, l’argent n’est pas du tout un problème ! Rappelez-moi si un contrat, ou même plusieurs, vous intéressent. Bonne journée à vous.

Plusieurs contrats ? La demande fit tiquer Isaac mais suscita grandement sa curiosité. Cet homme avait-il perdu plusieurs membres de sa famille dans un accident ? En tous cas, au ton de sa voix, il ne semblait pas en deuil… D’ailleurs, il ne s’était même pas présenté.

Le jeune homme passa un moment à vaquer à ses occupations et à grignoter un morceau en considérant la demande de l’inconnu. Était-ce bien sage de s’engager dans une telle demande ? Sans doute que non. Mais à la base, était-ce bien sage de réveiller les morts ? Pas franchement non plus, alors quelle différence ? Et puis, l’Égypte ! Y avait-il civilisation plus riche et passionnante à découvrir ? Sa culture, ses monuments, ses pyramides, ses… tombeaux. Isaac stoppa net sa pensée. À y réfléchir, existait-il une civilisation plus grandiose en termes de culte mortuaire ? Sans doute que non. C’en était fascinant… et effrayant. Cet inconnu envisageait-il quoi que ce fût en rapport avec cet héritage ?

La curiosité brûlant son esprit, Isaac finit par empoigner son téléphone et rappela.

« Je me souviens avoir coupé la communication dès la première tonalité, avant que mon interlocuteur ne décroche. J’étais en proie au doute. Un doute qui ne faisait pas partie de ma vie jusque-là, ou plutôt, qui n’était apparu que depuis la résurrection d’Esther, où je me sentais déjà… illégitime, d’une certaine façon. Non pas illégitime par rapport à mes compétences, car je croyais en mon diplôme et en mon travail pour l’avoir obtenu. Non, plutôt illégitime par rapport au cycle de la vie. Des choses sur lesquelles je n’avais jamais réfléchi avant, d’ailleurs… et qui auraient très clairement dû faire partie de notre formation. Oui, une sorte de formation à l’éthique. Enfin, cela aurait été bien étrange pour un métier qui en manquait cruellement au final. À vrai dire, il est bien normal que nous n’en ayons pas eu : notre corps pseudo-médical n’avait aucune éthique, il n’existait que pour l’argent. Et c’est d’ailleurs pour cette raison-là que je m’y étais intéressé.

J’avais toujours été très décidé, très sûr de moi, même trop : il suffisait de voir le résultat avec Melody. Peut-être était-ce de là qu’était née l’incertitude dans mon esprit : tout ne me réussissait pas d’un simple claquement de doigts. Et ici, le risque était grand. Je me revois encore à cet instant, accoudé sur l’unique table de mon appartement, la tête appuyée contre la paume de ma main car devenue trop lourde de pensées. Je revois mes stores mi-clos comme d’habitude, pour essayer de contenir la canicule, en vain. Je me revois aussi allumer une cigarette, et l’ambiance de l’unique pièce devenir brumeuse. Je me vois poser les yeux sur mon lit pas fait, m’amuser à deviner des dunes dans les plis improbables de ma couette, ou plutôt de sa housse beige. Je me souviens m’être complètement perdu dans mes pensées et d’avoir un moment oublié le fil du temps, comme si l’immense sablier au-dessus de ma tête avait décidé d’arrêter d’obéir à la gravité pendant un instant. J’avais peur : peur de tout quitter, de partir de cet endroit, de renoncer à ce quotidien confortable pour aller à l’aventure, vers une destination inconnue et dans des conditions que je ne parvenais pas à anticiper.

C’est alors que le téléphone a sonné à nouveau, mettant court à mes réflexions. Parti pour prendre une éternité à palabrer avec moi-même, je n’avais plus que quelques secondes pour me décider.

J’ai décroché. »

— Monsieur Hanub ! Je vous prie de m’excuser, j’ai raté votre appel. Avez-vous un instant à m’accorder ?

Isaac marqua un temps d’arrêt, toujours hésitant à l’idée d’aller plus loin.

— Monsieur Hanub, vous êtes là ? Pouvons-nous discuter ?

— Oui… Oui, je suis là, répondit finalement Isaac. Je vous écoute.

— Oh, si vous saviez à quel point je me réjouis d’entendre enfin votre voix, monsieur Hanub ! s’enjoua l’interlocuteur téléphonique avec son accent caractéristique. Mais laissez-moi me présenter : je m’appelle Sélim. Sélim Enmoutef El-Khéfir. Comme je vous le disais sur mon message, monsieur Marigold m’a parlé de vos exploits, or il se trouve que j’aurais moi aussi besoin de vos services…

La voix de Sélim se fit plus sombre, sur ces dernières paroles. Isaac resta mutique, attendant la suite.

— Mon grand-père est décédé, reprit Sélim. Oh, il était âgé, c’est vrai, mais… Le cancer. Un cancer l’a ravagé en un rien de temps, et les meilleurs médecins n’ont rien pu faire. Je me demandais si vous… ?

— C’est compliqué avec les cas de cancer, monsieur… monsieur, bafouilla Isaac qui n’avait pas bien saisi le nom à rallonge de son interlocuteur. Il faut nettoyer les tumeurs avant de procéder à la résurrection stricto sensu, et la plupart du temps, le mal revient très vite. Pour être plus clair, vous risquez d’infliger une seconde fois à votre grand-père ce qui l’a tué… Êtes-vous certain de vouloir ça ?

— Oui, répondit Sélim sans la moindre hésitation. Nous avions encore des choses à nous dire, mon grand-père et moi, et nous avons été pris de court. Des choses importantes au sujet de notre famille. Je refuse de… Je veux dire, c’est primordial. Pas seulement pour moi, mais pour nous tous ici.

— Je vois, répondit froidement Isaac, sans grande conviction.

— Je vous paierai bien. N’est-ce pas là le plus important ?

— Sans doute que si.

« Bien sûr que non. »