Chapitre 4 : « Je marche. »

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« Je me rappellerai toute ma vie de ce trajet : le chauffeur avait zappé sur une chaîne de radio qui aurait aisément pu être baptisée "Archéologie Mélomane" tant leur programme ne cessait de déterrer des chansons d’une époque révolue.

Mais au moment où je suis descendu de ce bus à l’ambiance suffocante, ils étaient en train de diffuser ce morceau qu’aimait tant mon grand-père : Walk like an Egyptian, du groupe The Bangles. Cela m’avait fait plonger dans une profonde nostalgie, si bien que j’aurais voulu continuer mon trajet, peu importe la destination, et ce malgré l’insoutenable température qui régnait dans le véhicule.

J’aurais dû. »

À peine Isaac eut-il posé un pied hors du bus qu’il s’arrêta un instant pour repérer les lieux. Ces immenses complexes de bureaux, séparés par de vastes parkings, rendaient l’opération laborieuse. Heureusement, l’imposant logo « Marigold Pharmaceutics » écrit en vert sur la paroi d’un bâtiment gris ne laissait guère la place au doute.

« Gold crocodiles, oh whey ho, … Walk like an Egyptian… ». Les paroles ne cessaient de tourner en boucle, sans réelle logique ni structure, dans l’esprit du jeune homme. Engager la conversation avec l’hôtesse d’accueil suffit à peine à les en chasser.

— Bonjour madame, j’ai rendez-vous avec monsieur Marigold à dix-sept heures trente, s’annonça-t-il froidement.

— En personne ? demanda la quadragénaire un peu surprise. Qui dois-je annoncer ?

— Monsieur Hanub.

Isaac dévisagea l’hôtesse pendant toute la durée de son appel téléphonique, non sans un certain mépris. Pauvre femme : livide comme un statue d’albâtre – mais tartinée d’un fond de teint excessivement sombre pour essayer de compenser sa pâleur –, maquillée à l’excès dans une vaine tentative de paraître élégante, et flanquée de breloques en faux or sur chacun de ses doigts, ses oreilles, ses poignets, son cou… Le tout tintinnabulait gaiement au moindre de ses mouvements pour rappeler qu’elle était bien vivante et heureusement ; car il y aurait eu de quoi la confondre avec une momie prête pour l’embaumement.

— Monsieur Marigold va vous recevoir, monsieur. Bureau 422, quatrième étage, sur votre droite en sortant de l’ascenseur, maugréa-t-elle enfin en dévisageant à son tour Isaac par-dessus ses lunettes.

Sans la remercier, le jeune homme prit la direction indiquée par son interlocutrice éphémère, mais monta les marches au pas de course plutôt que d’attendre l’ascenseur. Pas question de rester statique, prisonnier de ses réflexions sans queue ni tête. Le mouvement ne fut toutefois pas suffisant pour échapper à ses geôliers spirituels : allait-il vraiment se retrouver face au père de cette fille, Melody ? Allait-il devoir poser son regard et ses mains sur son corps sans vie ? Aussi malsain que cela pût paraître, la réponse à ces questions pencha rapidement en faveur du oui.

Son cœur battait la chamade lorsqu’il frappa à la porte du réputé directeur de l’entreprise, avec une certaine dose de tact professionnel et de timidité non feinte.

— Entrez.

Isaac ouvrit lentement le battant en bois noir et adressa un sourire de courtoisie à son interlocuteur.

— Merci d’être venu si vite. Je vous en prie, asseyez-vous, l’invita Jacob en désignant un siège en velours gris clair.

L’intéressé s’installa sans prononcer le moindre mot. Il avait envie de dire quelque chose, mais cela ne sortait tout simplement pas. Où était donc passée son assurance – pour ne pas dire son culot – légendaire ? Il n’en restait rien, à cet instant.

— Bien, monsieur Hanub. Comme je vous l’ai expliqué tout à l’heure, ma fille a perdu la vie dans un accident de voiture il y a trois jours. Une triste nouvelle qui m’aurait de toute évidence profondément traumatisé une paire de décennies en arrière ; heureusement que votre ordre est apparu depuis, sans quoi… je ne sais pas si j’aurais pu m’en remettre.

— Le corps est-il intact ? demanda simplement Isaac.

« Il est évident que le champ d’application de notre profession se limite à des organismes certes décédés, mais en parfait état : pas question de ramener à la vie une personne réduite en cendres par un incendie, démembrée par un violent crash aérien, ou que sais-je encore…

Quoique, je ne devrais même pas parler d’évidence ici : certains confrères envisageaient déjà, à cette époque, d’utiliser des clones créés à base d’ADN des victimes pour simuler le retour à la vie de personnes en piteux état, voire de personnes disparues mais pour lesquelles on était convaincu du décès. On en profiterait même pour les rajeunir quelque peu, dans la limite du raisonnable, afin de rendre encore plus heureuses les familles des défunts. Ou comment pousser l’illusion de l’immortalité à son paroxysme…

Et si j’avais dû franchir cet ultime pas de l’indécence pour Melody, l’aurais-je fait ? Très certainement. »

— Quelques fractures ça et là, mais rien qui ne puisse être réparé… à condition que ma fille retrouve la vie, cela va de soi. L’accident n’a pas été particulièrement violent : même la casse matérielle a été négligeable, malheureusement elle a subi le coup du lapin… Elle n’était pas attachée.

Isaac brûlait d’envie de secouer cet homme afin qu’il cesse d’utiliser les mots « ma fille ». Ne pouvait-il pas l’appeler par son prénom !?

Comme le lui demander directement aurait été de fort mauvais goût, le jeune homme opta pour une approche plus subtile :

— Avez-vous le certificat de décès de la victime ?

Peu importaient les détails, il voulait juste son identité : s’agissait-il, oui ou non, de Melody ?

— Oui, bien sûr, monsieur Hanub. Je vais demander à ma secrétaire de vous en faire une copie, répondit Jacob en saisissant son combiné de bureau.

Le temps de recevoir le document souhaité, Isaac s’abandonna à ses pensées, ou plutôt à sa vaine tentative de chasser ce morceau de musique qui lui occupait l’esprit, et qui commençait à l’agacer malgré l’affection qu’il lui portait.

« Walk like an… »

— Monsieur Hanub ?

Revenant brusquement à lui, Isaac hésita un instant avant de s’emparer du document que la jeune femme lui tendait.

— Je… Merci, bafouilla-t-il enfin.

Ignorant tout le reste des informations, ses yeux se focalisèrent tout de suite sur la seule et unique qui l’intéressait. Esther Marigold. Elle s’appelait Esther Marigold.

« Après n’avoir jamais hésité durant toutes les études qui m’avaient mené là, voilà que je commençais à le faire face à au premier contrat qui m’était proposé.

Oui, je crois avoir eu soudain envie de tout abandonner. De refuser, de quitter la pièce en claquant la porte, sans dire un mot, laissant cette mission et ma fierté derrière moi. Je ne sais même pas pourquoi j’ai continué. J’étais venu là pour Melody, pas pour ma carrière.

Je crois que c’est malgré tout en pensant à cette dernière que j’ai fini par dire oui. »

— Un problème, monsieur Hanub ? demanda Jacob après deux minutes, inquiet du peu de réaction de la part d’Isaac.

— Non, je… J’étudiais simplement le document. J’aime savoir à quelle situation je dois faire face.

— Ah ! Le souci du détail, n’est-ce pas ? Je savais que je pouvais compter sur vous. Dois-je en déduire que vous acceptez de venir en aide à ma fille ?

« "Venir en aide ?" Il n’était pas question de venir en aide à quelqu’un, mais de l’extirper du monde des morts sans y avoir été invité! »

— Je… C’est d’accord. Je marche.

— Merveilleux ! Quand pourrez-vous commencer ?

— Je dois regarder les disponibilités du bloc de nécrovitalogie de l’hôpital. Comme vous le savez, notre activité est très surveillée par le gouvernement et il est interdit de l’exercer dans un cabinet ouvert à titre privé. Nous dépendons entièrement de la structure officielle.

— Oui, je comprends bien, monsieur Hanub. J’espère qu’elle sera très vite disponible. Tenez-moi au courant, d’accord ?

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