Chapitre 2 : Veux-tu danser ?

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« Orgueilleux, narcissique, peu fiable… J’étais tout cela, et pire encore : j’étais fier de l’être.

Je crois avoir été la personne que je méprise le plus aujourd’hui. »

— Tu danses avec moi, Isaac ? C’est mon morceau préféré !

L’intéressé dévisagea sa camarade avec une pointe de dégoût qu’il essaya de ne pas afficher. La sono, poussée au maximum, rendait la conversation laborieuse, et l’éclairage stroboscopique multicolore était en train de donner une sacrée migraine au jeune diplômé. Se prendre la tête avec Sarah n’était vraiment pas la meilleure chose à faire pour le moment, mais accepter sa demande était tout bonnement hors de question.

— Ouais, heu… plus tard. Je meurs de soif ! Je vais me reprendre une bière, t’en veux une ?

Lui payer un verre était une manœuvre honnête pour compenser son refus. Du moins, lui le voyait comme tel.

— La bière peut attendre, non ? insista l’étudiante en bombant la poitrine sous son chemisier rouge pour la mettre en valeur.

— Non non, ça peut pas attendre. J’vais tomber dans l’coma si j’bois pas un truc très vite.

Sarah soupira. Elle savait très bien que ses tentatives étaient vouées à l’échec. Mais c’était plus fort qu’elle : elle ne pouvait pas s’empêcher de tenter sa chance encore et encore.

« Moi, l’insupportable, l’exécrable, l’hautain ; pourtant adulé de tous, et surtout de toutes.

J’adorais en jouer. J’adorais manipuler mon petit entourage pour parvenir à mes fins. J’adorais qu’on me coure après tandis que je pressais le pas pour jauger la détermination de mes prétendantes.

J’étais de ceux à qui tout réussissait, de ceux pour qui l’échec est un illustre inconnu.

Pourtant, nul ne lui échappe ad vitam æternam. Et plus on tombe de haut, plus la chute est douloureuse. »

Lorsque l’ex-étudiant s’accouda au bar provisoire, son premier réflexe fut de scruter les alentours en quête d’un visage connu. Même s’il venait de refouler Sarah, Isaac détestait être seul ; il haïssait plus que tout n’être qu’un quidam comme un autre au sein d’une foule, n’être qu’un parmi tous.

C’est alors qu’il la reconnut. Elle, la fille à la robe jaune, aux yeux pétillants et au charisme sans égal. Elle, celle dont il ne connaissait pas le nom et qu’il brûlait d’envie de rencontrer. Elle, qui…

— Tu bois quoi, mec ?

— Hein ? Oh, désolé Marco. Mets-moi une autre pinte, répondit l’intéressé en reposant son regard sur cette fille qu’il convoitait.

Elle ne semblait pas l’avoir repéré. Cela rendit Isaac furieux, lui qui ne supportait pas de passer inaperçu ! Ne lui avait-elle pas adressé un sourire aguicheur, à peine quelques heures plus tôt, dans la matinée ? Comment pouvait-elle l’ignorer le soir même ? Ne l’avait-elle vraiment pas vu, ou faisait-elle semblant ?

— Tu la connais ? demanda-t-il enfin à son ami tout en la désignant du menton.

— Jamais vue, éluda Marco en servant Isaac.

— Elle boit quoi ?

— Mojito du chef ! fit le barman en levant les pouces, pas peu fier.

— Mets-lui en un autre, de ma part.

— Haha ! T’en pinces pour elle ou quoi ?

— Fais-le, insista Isaac en ajoutant un second billet sur le comptoir, en plus de celui ayant servi à payer sa bière.

Son camarade de quatrième année s’exécuta sans dire mot, conscient du fait qu’il n’arracherait pas la moindre information au jeune diplômé. Ce dernier mobilisa toute son attention sur la scène, depuis le savant dosage de Marco jusqu’au moindre mouvement de poignet de celle qui happait chacun de ses regards.

Son cœur, pourtant bien accroché d’ordinaire, manqua un battement lorsque le barman tendit le verre à la belle inconnue, en le désignant, lui, de l’index de sa main libre. Elle posa d’un coup ses délicieux yeux noisette sur Isaac, et afficha un sourire radieux. Si seulement la musique avait été moins forte, il aurait pu entendre les paroles qui s’échappaient de ses lèvres en mouvement. Si l’éclairage avait été moins… criard, il aurait pu s’émerveiller de sa couleur de peau, de ses adorables tâches de rousseur…

Elle discuta un certain moment avec Marco, à tel point qu’Isaac sentit la tension monter en lui, brûlant de savoir tout ce qu’elle pouvait bien lui raconter. Ce ne fut qu’après plusieurs minutes que le barman revint vers son ami, en esquivant toutefois son regard.

— Elle a dit quoi ? lui demanda sèchement Isaac lorsqu’il fut à portée pour entendre.

— Juste « merci ».

— Tu déconnes ou quoi ? Je vous ai vus parler ; elle n’a pas dit qu’un seul mot !

— Heu, ouais, elle m’a aussi demandé mon secret pour claquer d’aussi bons mojitos, enfin... ma recette, quoi. Alors je lui ai expliqué et…

« Sur le moment, je dois bien avouer que je n’en revenais pas. Je lui avais payé ce verre, et c’était Marco qui en récoltait les bénéfices.

Je le vivais comme ma première remise en place. Jamais quiconque ne m’avait résisté jusque-là : ni mes parents, qui cédaient à tous mes caprices d’enfant gâté ; ni mes amis, qui avaient toujours été là pour moi à toute heure et en toutes circonstances – chose que je n’avais moi-même jamais fait pour eux – afin de soulager mes sautes d’humeur incontrôlables.

Comme celle qui suivit. »

— J’y crois pas, putain ! T’étais vraiment obligé de te mettre en avant ? Je lui paye un coup, et toi, chacal, tu profites de la situation pour draguer ! Je croyais que t’étais un ami, merde !

Marco essaya de bafouiller une réponse, mais aucun son ne sortit de sa bouche.

— C’est ça, dis rien, en plus ! reprit finalement Isaac. Enfoiré, va.

Sans adresser le moindre regard à son camarade, il abandonna son verre à moitié plein sur le comptoir et se mit à bousculer toutes les personnes accoudées au bar, sans leur présenter d’excuses, afin d’atteindre cette fille qu’il refusait de voir lui échapper.

« Personne n’aurait su me faire accepter, à cette époque, qu’il existait des choses sur lesquelles je n’avais aucune emprise. Marco avait dans un premier temps essayé de me protéger, puis de me prévenir, mais dans mon arrogance habituelle, je ne lui ai renvoyé que ma suffisance et mon mépris.

Peut-être est-ce pour cela qu’il n’avait pas insisté face à ma réaction démesurée. À moins que ce ne fût une simple preuve de sagesse de sa part, que de me laisser aller affronter ma plus grosse crainte : celle ne n’être rien aux yeux d’une autre personne. Surtout d’une personne que je désirais ardemment comme celle-ci.

Dommage que cette épreuve n’ait pas suffi à me faire comprendre que je ne pouvais pas tout contrôler. Quel fou ai-je été pour imaginer donner des ordres à la vie et à la mort par la suite ? »

— Oui, eh bien, merci, répéta-t-elle en haussant les sourcils et en gommant son sourire.

— Juste « merci » ? C’est tout ?

— Qu’est-ce que tu attends d’autre ?

— Je sais pas… Un mec que tu connais pas te paye un verre… enfin, « que tu connais pas »… Un mec auquel tu as lancé un sourire ravageur tout à l’heure.

— « Ravageur » ? répéta-t-elle en riant à moitié. Je ne faisais que rire avec mon amie de la façon dont tu t’étais énervé sur ce pauvre petit briquet !

— Soit, admettons, reprit Isaac qui essayait de ne pas perdre contenance. Tu as quelque chose de prévu après le gala ?

— Ah, ça oui ! lança-t-elle en écarquillant les yeux. Plein de choses de prévues ! Désolée, mon p’tit quinquin, mais j’ai pas de place pour toi dans mon programme de ce soir.

— Alors… d’un autre soir, peut-être ? l’implora à moitié le jeune diplômé.

— D’un autre soir non plus. Mais hé, ne t’en fais pas, ce ne sont pas les filles qui manquent tout autour de toi. D’ailleurs, il y en a une qui ne te quitte pas du regard depuis tout à l’heure, annonça-t-elle en pointant du doigt derrière Isaac.

Il se retourna. Dans la direction désignée par l’inatteignable objet de ses désirs se tenait, sourcils froncés et bras croisés, une Sarah grimaçante, mi-excédée mi-désespérée, les yeux braqués sur lui.

— Je vais te laisser, reprit-elle alors. Passe une bonne soirée.

« Une bonne soirée, hein ?

Toutes les nuits à compter de celle-ci, et ce pendant des semaines, je fis le même cauchemar. Le cauchemar récurrent de ma première humiliation. J’allais pleurnicher dans ses jupons, et tantôt elle me repoussait, tantôt elle me giflait… Parfois, même, elle me mordait carrément, telle une hyène affamée.

Et pourtant, mon cœur blessé et mon égo bafoué refusaient de l’oublier, ni d’en tirer le moindre enseignement pour la suite. »

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