Mail 12 | From : Serge Cassini | To : Etienne Leconte | 8 mai 2016

5 minutes de lecture

Salut Étienne,


Merci pour ton précédent message, qui se révèle dense.


Je trouve d'emblée intéressant de constater que je n'avais pas fait la même lecture que toi à propos des lettres. En outre, je continue étrangement à penser que les témoignages des proches ont dû êtres recueillis d'une manière ou d'une autre. Les journalistes s'informant auprès de la police qui a téléphoné au préalable à Andeville ? Mais c'est à vérifier. C'est ton rôle de détective dans la famille même.


a) Cela te dérange-t-il que je poste nos échanges sur Scribay ? Je trouve ton analyse très pertinente sur chaque point. 


&


c) Qu'en penses-tu ? 


Concernant Scribay, après réflexion, cela ne me dérange pas vraiment de voir apparaître nos « conversations » en ligne (bien que je ne sois pas vraiment professeur d'histoire...). Tout cela étant un work in progress, un questionnement à deux, dont la masse tendra un jour, je l'espère, vers une synthèse plaisante (article ou livre). Tu as raison, l'intérêt de toute l’affaire, dans cette Francinologie, est le contraste entre mythe et réalité et son inversion : pour certains Japonais, Francine est très « réelle », elle cimente leur vision du monde, elle résonne avec leurs luttes politiques contemporaines, alors que NOUS fabriquons déjà, à l'aide de nos frêles palimpsestes, le mythe d'une Francine d’Arc, désespérée, fragile...


Médias


Ce que tu dis sur la manipulation médiatique est pertinent. Du côté de Asahi, j'ai du mal à croire qu'il n'y ait pas eu un peu de mauvaise foi dans l'affirmation de protestation contre la guerre du Vietnam. C'était, il faut le dire un thème vendeur à l'époque. En 1968, un Japonais s'était auto-immolé devant le Consulat américain de Osaka pour la même raison. Le journal se réfère à l'AFP comme source d'information et gage d'objectivité ? (il faudrait un jour en vérifier les archives). En relisant l'article de Asahi, on constate que Francine se serait sacrifiée pour le Vietnam ET le Biafra (la conjonction ? ("ya") a en plus une nuance de "entre autres") : c'est un cocktail de protestations ! Faites votre choix ! C'est Nuit Debout incarnée cette petite dame...


Une chanson populaire qui cachait une autre chanson


C'est pourtant cette petite déformation de la réalité qui permettra au compositeur (de jingles publicitaires) Gorô Gô de remarquer la brève et d'avoir l'idée de produire SA chanson pacifiste, qui sera un tube (800 000 disques vendus, c'est autant que « The Sound of Silence » au Japon en 1968). Il est à noter pourtant que les paroles de la chanson n'évoque ni le Vietnam ni le Biafra. L'immolation par le feu est seulement évoquée. Pour la plupart des auditeurs de l'époque (été 1969, radio, télévision, écoliers reprennent en coeur la mélodie qui marque les esprits) le « fond » de la chanson reste inconnu.


On aime la mélodie. On la fredonne pour dire que quelque chose ou quelqu'un est stupide . On aime le mystère de ce nom "Francine" (dont les écoliers s'amusent à faire des jeux de mots  : « ????? » ("furansu-inu"), « Chien français »  ou « ???? » (fûran-shinu), « Décomposition-mourir »). La révélation de la « réalité » pour le plus grand nombre viendra plus tard, je crois, au moment de l'Internet... Certains en seront choqués. Certains, renforcés dans leur idée que cette chanson était triste. La chanson s'est métamorphosée. Elle est devenue hymne. On la compare à l'Internationale. Preuve du changement, certains aujourd'hui ne disent-ils pas que cette chanson-biographie devrait être interdite, car faisant, au fond, l'apologie du suicide ?...


Lettres


Dans ce jeu de poupées russes, l'analyse des lettres se révèle d'autant plus délicate que le contexte (et les témoignages) nous manque et ce André, tu l'as dit, a un certain talent pour aller chercher des métaphores, qui m'échappent un peu. La plus petite lettre prend des allures de puits sans fond. 


Comment se représenter ce André ? L'impression générale (formules d'adresse, salutations) est qu'il s'agit simplement d'un ami. Peut-être a-t-il été amoureux d'elle, secrètement, quand elle avait 14 ans (elle était malheureusement déjà très croyante). Il décide alors de se placer dès lors dans une posture de conseiller spirituel assez distancié, chaste.


Dans la lettre du 20 octobre, il me semble que André oppose la réalité matérielle du monde et un autre monde auquel Francine est en passe de succomber. « Dieu ne veut pas la mort / La croix n'est qu'une étape et non une fin. » L'amour dont il est question, qui provoquerait une crise, en parallèle, dans sa famille, me semble-t-il, est un amour pour le divin. « Penses-tu vraiment que les pâles univers conventuels soient aimés de Dieu ? » Conventuels : Francine hésiterait donc à rompre avec sa famille pour porter le voile ? La crise serait ainsi cette décision très grave d'entrer dans un couvent pour vouer sa vie à l'amour de Dieu, dont elle a faim. Mais André trouve cette idée exagérée, irréfléchie. Perçoit-il derrière cette engagement de Francine, le moteur d'une faille psychologique ?


La deuxième lettre (10 décembre) me semble confirmer un peu cette hypothèse. Francine a écrit beaucoup de lettres (« inquiétudes (pour quitter le monde, sa famille, devenir sœur) et passion (unique, absolu, confirmation de sa voie au fil de ses réflexions et de ses lectures théo-labyrinthiques). André, qui n'a pas peur de passer pour un incroyant (« ce que tu appelles Dieu », « "Dieu" te sert d'alibi »), lui dit tout de go que cet univers de passion pour Dieu est aberrant et que les livres théologique sont des mensonges. Il ne faut pas avoir peur de la vie, au fond de la réalité se trouve ce que tu appelles Dieu.


André, dans la lettre suivante, comprend qu'il a été rude. En effet, Francine disant "Je veux devenir sœur car j'ai peur de me noyer (dans le courant de la vie de tous les jours), mais je ne veux pas quitter ma famille", André répond "Saute dans l'eau ! Quitte tout ! Plonge !" (André Kérouac, André le pragmatique-sensuel). Cela fait beaucoup d'amours à choisir ! Amour de Dieu, aberrant selon André ; amour de la famille « égoïste et possessif », piège de Noël  Andevillien ; ou l'amour du monde, « centre de gravité » que prône ce dernier. Faites vos jeux...Il lui demande de venir à Paris. 3 ans plus tard, elle habite à Paris.


Pourquoi Francine et sa mère rencontre le Père Dominic D'Souza à Rome en 1965 ? Cherche-t-elle encore des informations pour devenir une épouse du Seigneur et brûler sa vie passée dans une silencieuse flamme mystique ?


Je découvre que le 30 mars 1969 était le Dimanche des Rameaux... et de la Passion...Plutôt qu'une « faiblesse », je percevais dans tout cela, une idée fixe : rejoindre son amant-créateur en l'imitant (se sacrifier pour sauver – la protestation n'est pas politique). André dit non à la claustration. Le coeur de jeune fille hésite à sortir du nid. La vie charnelle, moderne, vibrante est une déjection du Malin.


Il reste le Raccourci...Mais pourquoi les flammes ?


Un dimanche froid et peut-être pluvieux.


Au milieu de l'indifférence.


Le ruban de Möbius de tous les suicidés.


Serge

Annotations

Versions

Ce chapitre compte 2 versions.

Vous aimez lire Etienne Leconte ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0