Mail 3 | FROM : Serge Cassini | TO : Etienne Leconte | le 26 juin 2015

4 minutes de lecture

Merci pour ton mél, Etienne,

 

J'habite au Japon depuis une dizaine d'années. Il y a de cela cinq ans peut-être ma femme (japonaise) achète un DVD dont le livret contient une chronologie de l'année 1969 et elle me dit : tiens, je ne savais pas qu'une Française s'était immolée à Paris cette année-là. Je lui dis : ce n'est pas possible. Elle me dit : c'est écrit, là, ça ne peut être que vrai. Moi, piqué, je lui rétorque 1) il y a bien eu un étudiant tchèque en 1968... 2) (pédant) si je ne suis pas au courant c'est que ça n'a pas existé ! Je l'aurais appris en cours d'Histoire, etc. Ma femme : mine dubitative...

 

Le lendemain, je googlise. Je tombe sur la chanson. La chanson sur Francine. Un tube de l'année 69 au Japon. Un hommage au sacrifice pour la cause pacifiste. Pendant les années 60 au Japon, les affrontements entre gauchistes/communistes et autorité avaient entraîné la mort d'une étudiante (la rumeur dit qu'elle aurait été étranglée par un policier en civil). Je crois que la chanson est sortie le jour anniversaire de sa mort. C'est une chanson-symbole pour une génération engagée :

 

Noriko Shintani

1 - https://www.youtube.com/watch?v=Mf3ui8-d3_E

2 - https://www.youtube.com/watch?v=2dah_5_6gPs


L'histoire de Francine

                *** traduction approximative (à partir du japonais)

c'est trop bête

l'histoire de Francine

c'est trop triste

dimanche 30 mars

après avoir brûlée dans le matin de Paris

Francine

pour le dire franchement

elle n'est pas sage

pour le dire franchement

c'est trop triste


Francine ne nous revient plus.

                *** en « français » (mais si tu écoutes la chanson, on dirait que ce                 n’est pas tout)

Pauvre carrière l'enfant perdu.

Francine s'est abandonnée

À la couleur de fraternité

Au petit matin du 30 mars.

C'est dimanche.

Une vie s'enflamme pour son éternité

À Paris, Francine

 

dans un monde de solitude

les mots laissés

dans un monde de solitude

murmurent pour toujours

 

L'histoire de Francine

                *** traduction approximative (à partir du japonais)

c'est trop bête

l'histoire de Francine

c'est trop triste


Je remarque qu'il n'y a des informations que sur le Net japonais... Je me demande alors si ce n'est pas une « légende » fabriquée. L'article « 1969 » de Wikipédia me semble mélanger chanson et faits... Sur le Net japonais tout le monde en parle comme d'un fait, souvent associé à l'image d'une manchette de journal, sans réference (mais que tout le monde dit être le journal Asahi) qui dit que Francine se serait immolée pour protester contre la guerre du Biafra et la guerre du Vietnam (le monologue de la chanson semble aussi évoquer cela).

 

Mais je continue à me poser des questions : pourquoi ce fait n'apparaît pas alors dans la liste des immolations politiques sur Wikipédia ? Pourquoi les « historiens » n'ont rien relevé ? 

 

Je raconte cela à des Japonais qui me disent : ce doit être à cause de la CIA, on a voulu étouffer l'affaire. 

 

Bon.

 

Il y a un an, un homme s'immole devant la gare de Shinjuku pour protester contre la politique du gouvernement. Les médias n'en parle pas mais les netizens de « gauche » japonais rendent hommage à ce salaryman en évoquant la chanson et l'histoire de Francine...

 

Je décide d'en discuter avec les rédacteurs de l'article « 1969 » de Wikipédia. Que ne me suis-je fait rembrouer ! On m'explique que c'est un fait historique et que la discussion est close. Je dis : je ne suis pas satisfait de vos preuves, ça ne colle pas. On me fait comprendre que j'importune et que je devrais étudier encore le japonais. J'insiste, j'insiste. Je veux du concret. Je me dis que je devrais aller aux archives du journal Asahi, mais qu'au fond ça ne changerait rien en terme de preuve.

 

Sur le Net encore j'« entends parler » d'un Japonais qui serait allé à Paris pour retrouver la famille de Francine ! On dit qu'il est revenu bredouille, penaud, sceptique. Il voulait retrouver des traces de son idole...

 

J'insiste tellement qu'un superviseur de Wikipedia m'envoie un extrait d'archive d'un journal local américain de l'époque en me disant : voilà tu l'as, ta preuve, maintenant tu nous laisses tranquille. 

 

Je me dis OK. Qu'est-ce qu'il y a dans cette article ? On parle d'une femme dans la trentaine d'originaire des DOM qui s'est immolée « pas loin » de l'ambassade du Nigeria avec un papier dans la main, une coupure sur la guerre du Biafra. L'article précise que la famille a déclaré qu'elle était suivie psychologiquement...

 

De mon côté je continue à chercher en ligne et je trouve une note, dans un journal Nigerian, où les mêmes éléments apparaissent. 

 

J'ai donc, croyé-je, mes réponses : consciemment ou pas, les Japonais ont nié les détails biographiques de Francine et en ont fait un symbole anti-guerre du Vietnam alors qu'il n'y avait pas de rapport avec le Vietnam. Le zèle des journalistes du journal Asahi ?

 

Je me la représente alors isolée, troublée, n'appartenant à aucun « mouvement », seulement (en raison de ses origines) indignée par la guerre au Biafra. Son acte a dû être non spectaculaire. Un fait divers de quartier. Le correspondant américain interviewe sa famille au moment où la sirène de l'ambulance résonne dans les rues de Paris. Je me dis qu'il faudrait avoir accès aux archives du Parisien du lendemain des faits pour en avoir le coeur net, mais à quoi bon...

 

Et puis je repense au salaryman qui s'est immolé à Shinjuku. Personne n'a voulu y faire attention. On a dit tout de suite qu'il était « malade ». Autre époque, même discours ?

 

Je décide de faire la paix avec les gardiens du tombeau imaginaire (Wikipedia japonais). Je leur dis, en mauvais japonais, qu'après tout, il faut des symboles fort pour entretenir des idées fortes. Et surtout, si Francine avait pu choisir d'être associée ou non à ce « mensonge » japonais, cette légère « fabrication » de l'histoire, sans doute aurait-elle accepté avec plaisir. 

 

Et puis, finalement, l'immortalité (même locale) est un peu falsifiée par les esprits de ceux qui l'entretiennent.

 

Serge

 

P.S.: Merci pour la proposition. C'est avec plaisir que je lirais des documents la concernant ! :)

Je t’ai mis en fichier joint les captures d’écran que j’ai gardés.

À nous deux, on pourrait presque écrire une biographie, LOL !

 

À bientôt j'espère !

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