Addictions positives

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« Accepter d'autrui qu'il subvienne

à des besoins nombreux et même superflus,

et aussi parfaitement que possible,

finit par vous réduire à un état de dépendance. »

Friedrich Nietzsche

‘Humain, trop humain’

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[Propos liminaire - Le texte qui suit ne doit pas être lu tel une subversion de la texture du réel ou bien en tant que proposition simplement utopique. Son objet vise le problème général de l’addiction, ce phénomène jugé comme une aliénation de celui qui se livre à la consommation de quelque narcotique. Et sans doute se fourvoie-t-on gravement dès l’instant où l’on devient dépendant d’une substance qui, en quelque sorte, se substitue à la conscience, annihilant toute volonté. Cependant l’on s’accordera à penser que certaines addictions sont moins graves que d’autres, qu’elles laissent à l’individu une part appréciable de liberté. Ainsi, fumer modérément, boire avec retenue, jouer de temps en temps, se livrer au sexe sans que ceci ne devienne une obsession, toutes ces conduites sont plus liées à un épicurisme éclairé qu’à un vice rédhibitoire qui conduirait aux portes de l’Enfer. Mon propos, loin de vouloir légitimer l’usage de la drogue

qui entraîne, de facto, une véritable dépendance, voudrait considérer certaines conduites telles des ‘addictions positives’ - le goût prononcé de la rêverie solitaire (Rousseau nous en a fourni l’admirable exemple) ; l’attachement à tel lieu brodé d’affinités ; le recours récurrent au mode de fonctionnement imaginaire ; un intérêt passionné pour les œuvres d’art ; addictions qui se donneraient bien plutôt à la façon d’un art de vivre, de la poursuite d’un but esthétique. Une question se glisse d’une manière inconsciente dans cette volonté de modeler le réel à notre main : ne serions-nous, hommes et femmes de désir, des toxicomanes de l’existence ? Pouvons-nous vivre vraiment sans recourir à quelque excès, sans entretenir certaines ‘manies’ qui, loin d’être des péchés, constituent notre part de Paradis sur Terre ?]

*

Oui, Nietzsche a raison de placer l’addiction, la dépendance, dans son livre ‘Humain, trop humain’. Car c’est bien dans l’essence même de l’homme, dans sa tendance la plus foncière à chercher hors de soi, dans une altérité, le fragment dont il pense être dépossédé. Mais comment s’explique donc ce curieux phénomène de la dépendance à ce qui n’est pas nous, dont nous attendons d’être comblés, de posséder l’unique joie de vivre, de métamorphoser la mélancolie en bonheur, la perte en gain, la solitude en une terre seulement peuplée d’élus « selon notre coeur » pour employer une formule chère à Rousseau ? Il faut que nous nous sentions infiniment déshérités pour confier au tabac, à l’alcool, au sexe, la mission de nous sauver corps et âme. C’est pourtant ce motif inconscient qui hante le corridor sombre de notre psyché, y allumant cette lumière que nous désespérons de pouvoir connaître un jour. Car nous nous sentons orphelins, dépossédés de nous-mêmes, livrés aux mors de la finitude dès l’instant où notre esprit vacant vogue à la dérive et ne trouve nul écueil auquel raccrocher sa peine. Car, et c’est bien là la tragédie humaine, nous ne sommes qu’une réalité tendue entre deux néants : l’en-deçà de notre existence, l’au-delà. Cette position de funambule, nous nous ingénions à en vouloir rétablir l’équilibre, nous nous saisissons d’une longue perche au bout de laquelle nous assujettissons quelque colifichet - une rencontre, une ivresse, une fumée -, artifice supposé nous tirer d’affaire, nous doter d’une possible éternité.

Mais notre songe est bien vite rattrapé par cette factualité têtue qui nous consigne ‘aux fers‘. Nous nous éprouvons non libres, aliénés par toutes sortes d’événements ou de choses qui, opposant leur résistance, font ployer notre nuque sous le poids des fourches caudines. Notre recours aux ‘drogues’ de toutes sortes, non seulement nous le savons vain, mais générateur de liens mortifères. Nul n’a jamais été sauvé par la pratique d’un jeu. Nul n’a échappé à un triste sort à avoir eu recours à un opium quelconque. Face à ces substituts d’une nécessaire harmonie, nous nous situons dans une ‘servitude volontaire ‘ qui n’est que privation de liberté, renoncement à faire face à ce qui nous rencontre dans les mailles ordinaires de la quotidienneté.

Bien évidemment, l’usage de drogues ‘douces’ n’a pas le même impact que le recours aux drogues dures qui sont autrement aliénantes. Le but de cet article n’est aucunement de se placer dans une perspective morale ou religieuse, seulement de considérer l’addiction dans le cadre d’une esthétique du comportement humain. Simple méditation sur ce qui pourrait être positif au sein même de ce qui est habituellement conçu comme pure négativité, esprit du mal. Certes, si l’addiction n’est pas l’image la plus parfaite du bien, cependant, replacée dans une visée plus ouverte, ‘créatrice’ en quelque sorte, parfois artistique (nombreuses les œuvres qui en témoignent), Satan pourrait bien reconnaître en sa noirceur quelque tache blanche qui annoncerait l’ange plutôt que l’enfer. Sans doute y a-t-il un constat réel à faire de l’attrait, parfois de la fascination qu’exercent sur notre esprit toutes ces substances dont nous pensons qu’elles peuvent nous dévoiler leur part de paradis sur terre. Mais allons voir de plus près !

Ce qu’il faut faire, par exemple, ceci :

SOLITUDE - Parcourir les chemins blancs et ne plus voir que leur trace parfois devenant illisible parmi les sentes sauvages du Causse. N’être plus que chemin soi-même. Se livrer entièrement à ce silence sur lequel à peine faire ligne, faire trait, genre de pointillé à la face des choses. C’est un réel bonheur que de se sentir exister au contact du simple, être cette feuille morte qui, certes, ne connaît son destin, qui n’a de mémoire de son passé, de projet de son avenir mais que l’on croit heureuse d’être là dans son extrême nudité, son émouvant dénuement. Être soi en soi dans l’immédiate satisfaction de ce qui se lève de la terre, cette infime poussière sans but, dans la proximité de ce qui glisse au ciel avec la discrétion du fin nuage, on dirait une écume, une mousse, le tintement d’un cristal. Oui, la Nature en son immédiate donation est pure joie, affinité infinie avec ce qui entoure et se donne comme la seule chose qui ne puisse jamais être connue. De soi à la branche : rien qui sépare. De soi à la butte de calcaire : liaison uniquement.

Parfois le vent glisse parmi les épines des genévriers, entre les bouquets verts des euphorbes, parmi les troncs torturés des chênes. L’air me rencontre et chante à mes oreilles cette manière d’élégie, ce sentiment amoureux qui s’enlace aux herbes, se noue aux lianes, pénètre le cœur de celui qui écoute du murmure discret du monde, là en cette ile terrestre où ne se rencontre que la pure beauté. ‘Dépendre’ de la beauté, oxymore voulu au seul motif d’éloigner la beauté de toute dépendance, d’en faire la liberté choisie au sein du merveilleux paysage. Addiction non seulement assumée mais désirée. Quiconque a goûté à la source d’ivresse de la Nature n’en saurait se détacher. Poser le pied sur la trace du lièvre, sur l’empreinte du chevreuil, sur le sillon solitaire qui s’est imprimé dans la couche d’argile souple, c’est être en contact avec la poésie, c’est imprimer une touche aquarellée sur les choses, poudrer d’un juste frimas ce qui ne peut se dire que dans la confiance et le retrait. L’on pourra se demander si, flâner sur un sentier, peut être assimilé à l’usage de quelque drogue. Oui, ceci se peut car la privation du chemin, le dépouillement des sensations qui y sont attachées, entraîneraient un cruel sentiment de perte identique à celui que peut éprouver le toxicomane sevré de sa substance élue. L’idée d’addiction n’est pas uniquement attachée au recours à un stupéfiant, à un principe toxique. Aussi bien un élément noble peut procurer les mêmes effets, à savoir un détachement du réel, une modification de l’espace/temps sous la forme de la durée, une exaltation de la sensorialité.

Voyez ‘Le Voyageur contemplant une mer de nuages’ de Caspar David Friedrich, il est emporté hors de lui par le sublime, cette belle catégorie du Romantisme qui n’a nul besoin d’un narcotique pour s’éprouver au seuil même d’une extase. Pour ce qui est de la notion d’accoutumance, je crois qu’il faut sortir du schéma tout fait d’une sorte de venin qui en réaliserait la condition d’apparition. Cette vision négative détruit, par sa seule signification, ce qu’elle serait censée porter de rare et donc de recherché, telle une provende accroissant le potentiel de la conscience. Certes, il faut bien reconnaître que le paysage est une toxine douce, l’inoculation dans la chair d’un baume, bien plutôt que d’un élément jugé dangereux ou, à tout le moins, nocif. Mais tout ici est question de totale subjectivité. Ce qui paraîtra à l’un objet dérisoire sera, pour l’autre, investi des plus hautes valeurs.

Ce qu’il faut faire, par exemple, ceci :

IMAGINAIRE - Déambuler en ville, flâner sans but bien précis. C’est la fin de l’hiver, les premiers rayons de soleil se posent sur les peaux fragiles, les hâlent doucement, genre de papillon qui butinerait la peau. On est heureux de cette survenue du printemps, l’air est embaumé d’une fragrance souple, les visages sont rieurs. Déjà les hommes sont en chemise aux terrasses des cafés. Déjà ils devisent joyeusement, font des projets, s’imaginent allongés au soleil sur quelque plage d’Andalousie, là-bas au loin où les filles ont le charme du Sud, où leurs yeux pétillent d’une touche maure, sombre, douloureuse et capiteuse tout à la fois. Les femmes sont gaies qui portent autour d’elles les corolles de leurs robes claires. C’est comme un poudroiement qui monte d’elles, un nuage d’immédiat bonheur, une tresse de volupté qui fait briller la pulpe de leurs lèvres. Celles-ci sont claires, incarnat ou bien plus soutenues dans le genre de la cerise, parfois brunes, à la limite de l’amarante. Ces apparitions sont sensuelles, inclinant presque à une touche libertine. Les Promeneuses savent ce rayonnement, cette aura que leur marche légère diffuse à la manière d’un pollen. Elles sont heureuses de vivre, d’être reconnues, d’être appelées à la grande fête de la séduction. Mais elles font mine de n’en rien savoir, ce qui ne fait que renforcer leur étrange pouvoir d’aimantation, de fascination.

On voit une Belle ondoyer sur un trottoir, consciente de son étrange beauté. Elle voudrait être suivie, mais de loin, comme lorsqu’on se tient à distance d’une Princesse ou bien d’une Reine. Juste dans son sillage, non dans son orbe de lumineuse présence. C’est ainsi, les choses belles tracent, tout autour d’elles, des cercles qui les protègent en même temps qu’ils les désignent à l’attention de ceux qui passent dont le regard est comblé, étrange profusion de ce qui ne saurait se dire, la fulguration d’un amour, l’éclair d’une passion. Ce qu’il faut faire donc, s’inscrire dans la ligne de fuite de l’une de ces Belles, la suivre à distance respectable, jouir de sa présence sans qu’elle ne le sache ou bien le saurait-elle, elle n’en profiterait que mieux au motif de cette zone d’ombre dans laquelle elle se dissimule, qui contribue à la rendre infiniment précieuse. Eve - c’est le prénom qu’on lui attribue instinctivement - entre dans un salon de thé, s’assoit à une table dans le clair-obscur d’une pièce intime, des abat-jours diffusent une douce lueur. On entre à sa suite, on choisit une table d’où on peut l’apercevoir de profil, manière de biscuit délicat, de porcelaine blanche posée sur la feuille du jour.

Eve sort une longue cigarette d’un paquet argenté. Elle fume amoureusement, par petites goulées gourmandes, par minces lapées songeuses. Entre deux ronds de fumée, elle trempe l’amarante de ses lèvres dans la tasse de Darjeeling. On la sent placée au centre de sa sensation, on la sent éprise d’elle-même, entièrement livrée à son propre désir. Soi-même, on se livre au plaisir de l’addiction imaginaire, sans doute la plus effervescente, la plus capiteuse qui soit. Certes l’image que nous offre Eve est délicieuse, mais il faut la doter d’autres attributs au terme desquels un monde pour nous se livrera dans son étrange alchimie avec le pouvoir illimité de ses cornues magiques. La pierre Philosophale sera-t-elle au bout ? Cependant on le souhaite sans jamais pouvoir en prévoir le subtil surgissement. Ce à quoi l’on songe, ceci : de son sac à main Eve a sorti un livre de petite taille orné d’un écusson dans lequel se laisse deviner l’emblème du dieu Eros. On aperçoit l’écume de ses ailes, son carquois et ses flèches brillantes. Entre deux gorgées, entre deux ronds de fumée, Eve lit avec une application rêveuse, on la sent infiniment présente en même temps qu’immergée dans un étonnant continent noir. Parfois, de son index qu’elle a humecté, elle tourne délicatement les pages, on entend le parchemin qui s’étire charnellement, pareil à une chrysalide qui connaîtrait enfin l’heure de sa délivrance. Alors, du fond le plus secret de l’Enfer de sa bibliothèque, l’on extrait ces quelques lignes de ‘Thérèse philosophe’ de Boyer d’Argens, ce roman de formation à l’usage des Filles de bonne famille. Mais écoutons la confidence, sinon la confession de Thérèse :

« Que de combats, mon cher Comte, il m'a fallu rendre jusqu'à l'âge de vingt-trois ans, temps auquel ma mère me retira de ce maudit couvent ! J'en avais à peine seize lorsque je tombai dans un état de langueur qui était le fruit de mes méditations. Elles m'avaient fait apercevoir sensiblement deux passions dans moi, qu'il m'était impossible de concilier. D'un côté j'aimais Dieu de bonne foi, je désirais de tout mon coeur de le servir de la manière dont on m'assurait qu'il voulait être servi ; d'autre côté, je sentais des désirs violents dont je ne pouvais démêler le but. Ce serpent charmant se peignait sans cesse dans mon âme et s'y arrêtait malgré soi, soit en veillant ou en dormant. Quelquefois, tout émue, je croyais y porter la main, je le caressais, j'admirais son air noble, altier, sa fermeté, quoique j'en ignorasse encore l'usage. Mon coeur battait avec une vitesse étonnante et, dans le fort de mon extase ou de mon rêve, toujours marqué par un frémissement de volupté, je ne me connaissais presque plus : ma main se trouvait saisie de la pomme, mon doigt remplaçait le serpent. Excitée par les avant-coureurs du plaisir, j'étais incapable d'aucune autre réflexion. L'enfer entrouvert sous mes yeux n'aurait pas eu le pouvoir de m'arrêter : remords impuissants ! Je mettais le comble à la volupté ! »

Certes, tout le temps qu’on a passé à relire dans sa tête les belles phrases du Marquis d’Argens, Eve buvait et fumait sans se douter le moins du monde qu’elle était au centre du luxueux boudoir où on l’a installée, dont elle est l’Officiante la plus précieuse qui soit. On se sait dépendant de l’imaginaire mais avec la plus épicurienne des joies. Une liberté qui en appelle une autre. On est soi, et l’autre, en sa plus étourdissante passion. On regarde Eve occupée à son propre plaisir. On voit les lianes longues de ses jambes se soulever en cadence au rythme d’une singulière multitude. On voit son bassin animé des plus souples convulsions. On voit sa forêt pluviale s’inonder doucement. On voit le feu de son ombilic d’où partent mille rayons lumineux. On voit ses lèvres happer la fumée comme s’il s’agissait d’une pulpe venue de son plus intime, de cet univers qui est sien, lequel n’est jamais en partage et c’est pourquoi nous ne pouvons ressentir d’ivresse à son sujet qu’à en faire l’objet d’une fiction qui sera tout aussi personnelle. Jonction de deux désirs qui ne connaîtront jamais que la forme de la chimère, le tissu de l’illusion, les mailles complexes de la fantasmagorie.

Mais alors l’on peut légitimement se poser la question de savoir si une telle activité mythique est bien morale, si elle ne transgresse les limites de l’autre et, en quelque sorte, puisse être en mesure de l’aliéner. Certes, mais la question est aussi mal posée que de nature oiseuse. L’on peut arrêter un geste, le dévier de son but, contraindre un filet d’eau à emprunter une autre pente que celle qu’il a choisie, mais on ne peut immobiliser une idée, contenir une pensée en quelque sombre cachot, cloîtrer l’inconscient, canaliser ou contenir un fantasme puisque sa nature est bien de voguer librement où bon lui semble. Au contraire, merveille que cette invention, ce voyage en plein ciel, fût-il inspiré par quelque séjour dans un sombre marécage. Nous ne sommes nullement maîtres de toutes nos conduites, seulement des conscientes, celles qui, tels les fiers icebergs, ne livrent aux regards des curieux que leur partie émergée. Etonnante morale de l’histoire : c’est ce qui est dissimulé qui occupe la majeure partie de l’espace de son être !

*

[Incise - Quelle que soit la forme d’addiction à laquelle on ait recours - Solitude, Imaginaire -, toujours cette forme, étant donnée son caractère d’altérité radicalement hétérodoxe, joue en écho avec d’autres formes que l’on peut qualifier d’archétypales, logées au sein même de notre subconscient. Chaque mince drogue dont on attend qu’elle nous sauve d’un désespoir quotidien, n’est que la correspondante de substances princeps dont l’usage, au cours de l’Histoire, a constitué, parfois, l’univers des créateurs, poètes et autres artistes.

Voyez Francis Picabia demandant aux opiacés de lui procurer ce dédoublement du réel au terme duquel nait une œuvre étrange, telle ‘Héra’ en 1929. Ne déclarait-il pas : « Je ne peins pas ce que voient mes yeux, je peins ce que voit mon esprit, ce que voit mon âme. » Voilà où l’ont conduit les thèses dada et surréalistes.

Voyez Henri Michaux sous l’influence de la mescaline, il en décrit les effets aussi bien doués de prestige que nocifs pour la psyché. Ses tracés mescaliniens à la plume témoignent de cette étrange imagination qui se dilate au contact de la substance ‘magique’. C’est tout le corps qui est ébranlé comme au passage de quelque typhon ou à la suite d’un violent séisme. Bien évidemment, les réveils sont parfois douloureux mais l’artiste a voulu cette hallucination dont il attendait qu’elle lui communiquât les clés d’un autre monde, celui d’une création sans fin, toujours renouvelée, obsession permanente des démiurges que sont les poètes et autres saltimbanques.

Voyez Antonin Artaud aux prises avec le pandémonium auquel le livre l’usage du peyotl des chamans mexicains. Les autoportraits qui en résultent témoignent d’un profond et irréversible chamboulement de tout son être. Là se dessinent les premiers signes d’une folie qui, bientôt, deviendra envahissante dont ‘Les Cahiers de Rodez’ sont l’émouvante résurgence. Alain et Odette Virmaux précisent : « Artaud dessinant ou écrivant, c’est un univers en pleine ébullition. Il chantonne, il crie, il bouge sans cesse, il frappe et déchire le papier, il pilonne à coups redoublés ce qui se trouve là, billot, table ou lit : vingt témoins ont décrit ces scènes, cette mise en jeu de tout l’être, ce « théâtre total ». Certes « théâtre total » sur la scène duquel se joue la chorégraphie épileptique du corps de l’écrivain, du moins ce qu’il en reste après le raz-de-marée psychique qui l’a traversé.

Voyez Oscar Wilde, Rimbaud, Baudelaire, Joyce, Hemingway, Edgar Poe vouant un culte à ‘La Fée Verte’. Elle est leur Muse, celle par laquelle ils pensent que son envoûtement fouettera leur génie. Wilde remarque : « L’absinthe apporte l’oubli, mais se fait payer en migraines. Le premier verre vous montre les choses comme vous voulez les voir, le second vous les montre comme elles ne sont pas ; après le troisième, vous les voyez comme elles sont vraiment. »

Etrange formulation qui suggère que la consommation de breuvage vert aurait dû se limiter au premier verre, le seul qui puisse créer un univers conforme à l’exigence de l’artiste, à sa fantaisie, à sa singularité. Le troisième et au-delà ne font que confirmer l’exiguïté du réel, alors à quoi bon ? Charles Cros, dont on dit l’importante addiction au breuvage, lui dédie ce mince poème :

« Comme bercée en un hamac,

La pensée oscille et tournoie,

A cette heure ou tout estomac

Dans un flot d’absinthe se noie, … »

C’est bien cette oscillation, ce tournoiement, ce vertige existentiel dont sont en quête ces chercheurs d’impossible, ces cueilleurs d’absolu. Mais voici, la parenthèse se referme. Les succédanés aux puissants psychostimulants que sont le recours à l’imaginaire ou au voyage en solitaire dans la nature ne pouvaient faire l’économie de leurs ombres tutélaires, ces peyotls, opiums, mescalines qui se dressent à l’arrière-plan, dont nous aurions aimé éprouver les étranges pouvoirs sans pour autant subir leur puissance cataclysmique. C’est la peur seulement qui nous retient tout au bord de leurs attirants maléfices. Un ange nous immobilise devant le gouffre où veille le ténébreux Satan. Nous souhaiterions son étreinte, non le baiser de la Mort dont il est la redoutable figure !]

*

Ce qu’il faut faire, par exemple, ceci :

UN LIEU et nul autre

Souvent, au milieu des brumes de l’hiver, lorsque le Causse se couvre d’un blanc frimas, que les noires faucilles des corbeaux tournoient dans le ciel vide, que les collines à l’horizon dressent leurs tremblantes silhouettes, tu t’évades hors de ton cadre familier qui, pourtant, t’est si cher. Tu t’évades d’une contrée, mais nullement hors de toi. Bien au contraire, tu y plonges avec délectation. Pourquoi ? Mais parce que ton évasion te ramène, grâce à ton imaginaire, au lieu même de tes affinités, en cet endroit qui n’a nul correspondant sur terre, en un site que tu habites comme il t’habite à son tour. De toi à lui, c’est une seule et même onde qui se déploie. C’est le sans-distance qui te prend ici et te situe là-bas, au-delà des belles roches sauvages des Albères, dans ce village blanc, ce village aux mille et un prodiges.

Le jour lointain où tu le découvris, ouvrit en toi le tremplin d’une réelle addiction. Dès lors, demeurer éloigné de Cadaqués-la-belle, de Cadaqués-la-fascinante n’était pas seulement une épreuve mais une quasi-impossibilité. Il fallait, qu’à intervalles réguliers, tes pas puissent te diriger vers son enclave. Oui, son enclave, son insularité, si vous préférez. Du point de vue de la topologie, Cadaqués est un cul-de-sac, parfois une impasse dont il faut partir à reculons à la saison fanatique du tourisme où les grappes de voitures s’échelonnent depuis les montagnes jusqu’à la baie, flot ininterrompu de curieux qui mettent à mal le calme, la beauté du lieu. Il faut y venir lors des feux déclinants de l’automne, dès que la lumière baisse, répand sa poudre d’or sur les façades chaulées, elles prennent la teinte sublime d’un corail, celui-là même qui tapisse la chair des nacres que leurs valves protègent des assauts meurtriers des vagues. Parfois, des vagues scélérates aux touristes pressés de tout voir, il n’y a guère que l’espace d’un cheveu !

Donc Cadaqués, déjà ses trois syllabes qui claquent telle une toile au vent, sa consonance catalane, son air de dépaysement sont le signe d’un bonheur que confirment ses ruelles étroites, tortueuses, tracées pour s’abriter du vent, pour éviter que les bourrasques venues de la mer ne viennent altérer la sérénité du village, son image de refuge. Refuge pour les amoureux de beauté, pour les chercheurs de silence, pour ceux qui préfèrent au luxe surfait des villes de villégiature, la vérité simple et inentamable de ce qui se donne dans la pure évidence d’être. Cadaqués, parfois à défaut d’y être physiquement, tu la rendis présente au travers d’un léger décalage du réel, la nommant dans ton travail d’écriture, ‘Caldeya’ ou bien ‘Calentia’, simples appellations mythiques car rien n’est plus exactement addictif que cette légende, cette fable qui prennent sens dans l’imaginaire de celui qui en bâtit la forme souple, infiniment recommencée, ductile, fluctuante au caprice d’un état d’âme, ondoyante selon les flux et reflux de la création. Mais que cherchaient donc les dadas, surréalistes, opiomanes et autres mescalinophiles, sinon la rubescence d’une passion à offrir à leurs humeurs changeantes ? Sinon à faire venir les lianes d’une folie passagère qui les distrairait d’un réel souvent obtus, scellé à sa propre mutité ? Sinon ce libre poème à déposer au site de leur sensibilité exacerbée, au seuil de leur inclination à trouver dans la richesse des synesthésies la mouvance qu’ils attendaient du monde onirique dont ils privilégiaient la forme infiniment variable, infiniment gratifiante ? Oui, Calentia-Caldeya t’offrit tout ceci : une présence inestimable alors qu’une longue absence demeurait tapie, loin là-bas, derrière la muraille des Albères.

Mais, ici, il faut décrire quelques aspects de cette bien étrange addiction, tracer le portrait de ce qui, sans doute, n’était que le reflet des vapeurs soporifiques de la divine absinthe, de la faiseuse de songes verts, de mondes aquatiques dans lesquels se perdaient les visions idéales et utopiques que l’existence ne distillait qu’avec parcimonie, une goutte par-ci, une goutte par-là, mais jamais de flux continu. Or, ce que voulaient les explorateurs de l’invisible, c’était bien ceci, la source à jamais tarie, la fontaine de jouvence synonyme de création éternelle, la Muse fondatrice du poème, du tableau, de la musique, toutes choses qui sont plus éther que matière, qui sont plus combustions célestes que fluide sombre au fond des abysses où la lumière se perd dans d’illisibles oubliettes. Dresser la capiteuse et voluptueuse clarté en lieu et place de ces ténèbres où tout se perd, où le poème devient prose lourde, où la musique n’est plus qu’un vague murmure, où l’écriture devient incompréhensible hiéroglyphe.

Donc, pour toi, Cadaqués était bien plus qu’une image de carte postale, qu’une légende posée au bas d’une carte. ‘Légende’, oui, mais « récit à caractère merveilleux », tel que précisé dans le dictionnaire. ‘Merveilleux’ qui naît de lui-même, de la rencontre avec ce qui, depuis toujours, attendait d’être connu. Comme si, en quelque sorte, il existait une prédestination dont tel lieu, tel personnage (toi en l’occurrence), devaient actualiser la présence au gré d’une nécessité. Si tu n’avais jamais rencontré ce blanc village de Catalogne, ta vie en aurait-elle été différente ? Seule une réponse affirmative peut refléter la vérité. Nulle alliance n’est gratuite, dépourvue de sens. Et ceci est d’autant plus exact lorsqu’il s’agit d’une conjonction des êtres, ton être rejoignant celui du village qui se donne comme une personne ou, à tout le moins, à la façon d’une entité vivante.

Oui, ce village a une âme. Oui, cette âme souffre des invasions estivales, des processions des promeneurs, de leurs longs pèlerinages profanes, un glissement contre les choses sans pouvoir jamais les approcher d’un iota. Les regards se posent ici et là, butinent rapidement un pollen frelaté puis partent pour un ailleurs avec la confusion gravée au centre de leur égarement. Mais ce constat ne résout rien, il n’est qu’une écume faisant ses bulles de cristal qui éclatent dans l’air tissé de mondaines apparences. Oui, ta vie en a été changée pour la simple raison que ce lieu s’est insinué au plus profond de toi, y a creusé sa niche, y a semé les spores plurielles des songes, y a répandu les graines qui ont levé en épis, qui se sont métamorphosés à leur tour en froment, qui ont produit ce pain à la mie odorante, à la croûte féconde, inoubliable.

Octobre est arrivé avec ses matinées fraîches, avec ses brumes bleues qui flottent au ras de l’eau. L’air est limpide, traversé des cris, parfois, des mouettes qui virent dans la baie puis repartent vers le large. Hormis ce murmure de la nature, rien qui dérangerait, troublerait. Depuis la montagne qui domine le village, des écharpes de laine claire descendent vers l’eau, dissimulant en partie la végétation de la garrigue. Il est tôt et les passants sont rares à cette heure. Quelques autochtones vont acheter leur pain au ‘Forn de Pa’. Des chats noirs, ils sont légion ici, glissent au ras des trottoirs. Le grand café ‘L’Amistat’, lieu de rendez-vous de tous les locaux n’est pas encore ouvert. Quel bonheur alors de parcourir lentement ces rues de pavés de schiste noir que relie entre eux une bande de ciment plus clair. Ceci dessine une sorte de marelle où poser l’empreinte de tes pieds vagabonds. Les rues sont en pente, les façades envahies d’une végétation qui fait resplendir le clair-obscur des murs pareils à des falaises. Tu flânes, non seulement dans le corridor des venelles, mais en toi, là où se loge le précieux de la découverte sublime.

Entre Cadaqués et toi, nul espace qui viendrait s’interposer et pourrait rompre l’harmonie. C’est comme un flux embaumé venu du plus haut du ciel. Il enduit tes joues, taquine ton esprit, pose dans ton âme une belle souplesse balsamique. Lieu pluriel des affinités, espace de ressourcement où tout se dit sur le mode d’une idylle, d’une poésie romantique qui paraît n’avoir ni début, ni fin, une unique parole portant avec elle, telle une nuée d’abeilles dorées, les noms de ces minces rues nimbées d’un fécondant mystère. Tu te plais à énoncer en toi, ces noms qui tapissent ta conscience, la fécondent, l’ourlent de mille faveurs : ‘Calle Bellaire’, ‘Calle Portal d’Amunt’, ‘Calle Llampec’, ‘Plaça de la Creu’, ‘Plaça Arti Joia’. C’est comme si cette litanie lexicale sourdait de toi à la manière d’une sève florale, envahissait non seulement le monde clos de ta chair, mais le portait hors de toi, dans les étranges et fascinantes contrées de l’imaginaire. Impression de flottement radieux à la cime ouverte des choses. Une corolle se déplie et te dit le rare qu’il y a à être ici et nulle part ailleurs. Le lieu de ton être, ô belle et pure addiction, est ICI dans le renouvellement incessant de ceci même qui fait sens à seulement exister, à être là dans la plus claire évidence qui soit.

Dans la grande Eglise blanche ‘Santa Maria’, ce vaisseau qui fait face à la mer, tu as admiré le grand retable doré. Tu as gravi les degrés de la ‘Carrer des Call’, tu as marché sur son pavage de galets (il est la mémoire de la mer proche), tu as aimé ces jardinières d’où partaient les lianes élégantes des bougainvillées. Et toujours ces façades blanches, rugueuses, grossièrement crépies à la chaux, elles sont l’âme de ce lieu, les génies tutélaires protégeant les habitants des assauts du vent, des brumes du large lorsqu’elles viennent du rivage et nappent d’une fine pellicule toutes les formes, frappent aux portes d’un bleu si profond en même temps que curieusement phosphorescent. En cet instant d’exquis déploiement de qui tu es, y aurait-il un autre événement dont tu serais en attente qui serait affecté de plénitude ? Non, ceci tu le sais en ton intime même, toute union avec le singulier est unique, osmose de la feuille et de l’arbre, fusion de l’eau et de la cruche, emplissement réciproque de ce qui demande et de ce qui lui répond. C’est ainsi, des signes parcourent silencieusement l’univers qui font, ici et là, leurs belles gerbes d’écume, leurs brillants cheveux de comète.

Longtemps, tu t’étourdis parmi la lumière sourde de la ‘Calle Bellaire’, longtemps tu regardes les grilles de fer forgé des balcons. Parfois un oiseau chante une étrange comptine venue d’une fenêtre, puis le chant cesse, comme recueilli en lui-même, sur le bord ourlé de quelque ravissement. Les portes peintes de bleu électrique sont muettes et c’est comme si personne ne vivait ici, comme si le village ne voulait témoigner que de son passé, effacer le présent, ne nullement penser au futur, il est trop loin, il est trop incertain avec l’oriflamme de son anarchique et illisible progrès. Du haut de la colline sur laquelle repose Cadaqués, tu emplis tes yeux de cette vue imprenable sur la baie. Les toits couleur chair s’inclinent doucement vers le miroir de la mer qui commence à lancer ses reflets vers le ciel. Des barques de pêcheurs dressent fièrement leur proue en direction des sillages qui, bientôt, blanchiront leurs trajets. Au loin, la langue sombre des Albères figure l’anatomie d’un gros animal se rafraîchissant au contact de l’onde si transparente, elle est semblable au vitrail d’une chapelle, une discrétion au creux d’une méditation.

Cadaqués et son privilège : être le bout d’un sol, un finistère que n’arrêtent nullement les vagues pour la simple raison que la beauté ne saurait avoir de limites, que l’authentique lance ses spirales vers l’infini et se poursuit le long des immenses coursives du rêve. Libre émergence du Cap de Creus, tu admires sans réserve ses immenses roches diluviennes trouées de bulles, elles montent à l’assaut du ciel dans une manière d’envol aussi erratique que monstrueux. Mais, parfois, les monstres sont beaux, doués de pouvoirs illimités. Ici, tu pourrais envisager les exploits d’une mythologie, apercevoir le combat des Titans contre les Olympiens, mais un combat dont il ne demeurerait que les reliefs géologiques dont tout Solitaire apprécierait la puissance tellurique, la confrontation des éléments, l’eau battant la pierre, la pierre se livrant à l’eau. Parfois, tu vas jusqu’au phare, tu emplis tes yeux de sa lanterne à double galerie et tes songes t’emmènent loin, vers la mystérieuse Espagne avec ses corridas, ses femmes au teint d’ébène, ses jardins luxurieux d’Andalousie. Puis tu gagnes, à chacune de tes visites, ce bout de terre utopique, ‘Port Lligat’, minuscule baie abritée de la Méditerranée par ses deux iles, ‘Illa del Correu’ et ‘Sa Farnera ‘

L’âme artistique de Salvador Dali ne s’était guère trompée en choisissant le lieu où implanter sa maison. N’avait-il exprimé une pensée qui, aussi bien, aurait pu être émise par ta propre bouche ? : « Lié à jamais à ce Portlligat - qui veut dire port lié ‐ où j’ai défini toutes mes vérités crues et mes racines. Je ne suis chez moi qu’en ce lieu ; ailleurs je campe. » Oui, être ailleurs que dans une terre d’élection est un exil, un parcours désordonné de nomade qui n’a nul espace où trouver de repos. Ceci incline en faveur de ce curieux concept ‘d’addiction’ à un village, à une terre, peut-être même à une maison, celle précisément qui recueille toutes tes attentions les plus vives, cette maison simple et blanche ouverte sur le territoire de la mer. Une fois, dans l’une de tes nouvelles, tu lui attribuas le nom de ‘Maison Bleue’ (en raison de la couleur de ses volets, cette nomination simple était la seule possible), située ‘Calle Port de Roses’, lieu d’un possible Paradis. Combien alors, logeant ici, entre ciel et mer, entre terre et soleil, tes fictions se seraient enrichies de tout ce nectar infiniment disponible ! Ce manque-à-être qui, parfois t’habitait, combien il aurait été comblé du vol circulaire des grands goélands, du chant des cigales dans le bouquet de pins proches, de l’odeur des pignes dilatées par la chaleur. Mais, peut-être vaut-il mieux être distant du lieu de son cœur, cette mise au loin attisant les braises de la dépendance. Comment savoir ? C’est quand nous avons faim que la nourriture devient précieuse, la satiété nous ôte tout désir, nous reconduit dans les sillons étroits de l’habitude.

Ce qu’il faut faire, par exemple, ceci :

L’ART et nulle autre addiction dépassable que celle-ci

Mais quelle est donc la nature du geste addictif, sinon élire une substance spécifique, la consommer tel un breuvage sacré, attendre avec impatience et bonheur anticipé que l’Olympe soit atteint, que la vie terrestre se mette entre parenthèse, ne laissant subsister rien d’autre que ce lien précieux qui fait du drogué l’égal d’un dieu et du reste du monde un flottement au loin, une irréalité, une poudre se dissolvant dans les bas-fonds des incertitudes ? Donc il faut avoir éliminé tout ce qui n’est pas la substance, faire corps avec elle, ne connaître que ses ténébreuses courbes, ses brusques éclairements, ses scintillements dans le massif sombre de la tête, ses déflagrations dans les fibres armoriées de la chair. Mais ce qui se dit du peyotl, de l’opium, du LSD, peut tout aussi bien se dire d’autres réalités qui, pour être moins connotés péjorativement, n’en sont pas moins des sources de fascination et de jouissance atteintes sans délai. Puisque cet article a pris le parti d’envisager les faits et gestes du quotidien pour sources d’une possible félicité, poursuivons sur cette voie du paradoxe.

Matin de claire lumière. Une ville dans le monde. Peut-être Paris, Londres, Amsterdam ou bien Sydney. Peu importe le lieu, ‘pourvu que tu aies l’ivresse’. Façade d’un musée. Aspect contemporain. Immenses baies vitrées ouvertes sur l’extérieur. Hauts murs de béton gris. Vastes surfaces blanches qui jouent avec les bandeaux anthracite. Intérieur : éclairage zénithal, salles plongées dans un lumineux clair-obscur. Spots de clarté dirigés sur les œuvres. Tu es un observateur passionné de ces toiles qui viennent à toi sur le mode d’un pur mystère. Tu sais qu’à leur contact, il y a à gagner une zone indistincte entre conscient et inconscient, sur le mince liseré où les choses se donnent sur le mode d’une présence en retrait, dans la banlieue interlope d’une vision fantastique. Tout fulgure et se montre dans une sublime démesure, dans un flamboiement digne de figurer dans les cercles de l’Enfer dantesque. Oui, de l’Enfer. Dans la grande salle vide, il n’y a que toi et le tableau de William Blake, ‘Le Cercle de la luxure’. Nul autre corps, nul autre visage de visiteurs qui t’égareraient, te distrairaient du fascinant spectacle. Tes yeux sont grand ouverts, exorbités comme chez les fous et autres psychopathes pliés sous l’effet d’un violent narcotique, il faudrait leur imposer la camisole de force tellement la démence est plurielle, coruscante, incandescente.

Sur le fond bleu marine de l’Enfer se détachent les grandes flammes de puissantes torches qu’incline le vent mauvais du Tartare. Ton corps, tu le sens se dissoudre, devenir liane, puis tubercule, puis racine qui plonge loin dans la fosse abyssale de la ‘folle du logis’. Tu n’es plus entièrement à toi. Tu sens tes membres se désolidariser, tu sens la graine de ton ombilic qui te tire vers le haut, de larges ramures s’y déploient, elles font une ombre immense où plus rien de toi ne se rend visible que cet aspect rhizomatique, tellement archaïque. Ça y est, tu es passé de l’autre côté, tu as traversé la vitre opaque des choses, tu en connais le rutilant envers. Ce corps qui, il y a un instant, te gênait en raison de son architecture végétale, voici qu’il vient de se métamorphoser dans cette sorte de gangue souple, infiniment malléable, mi-corps d’argile et de glaise, mi-corps de chair avec sa tunique de peau et ses réseaux infinis de sang pourpre. Tu es toi, autre que toi dans cet étrange présent qui fuit au-devant de toi à la vitesse des comètes dans le vide sidéral. Que redoutes-tu alors ? De connaître une autre terre que celle à laquelle tu es accoutumé ? De demeurer seul dans ce vaste réseau illisible ? Les pages que tu feuillettes au cours de ta singulière déambulation se couvrent de somptueux et attirants hiéroglyphes. D’être une exception parmi la foule étrangère qui se presse autour de toi ?

Mais cet étrange grouillement des corps, ces chairs grises qui sentent la Mort (juste un faible souvenir de la vie s’accroche à l’étendard flasque de leur peau), es-tu au large d’elles, es-tu fondamentalement autre ? Non, tu es phagocyté, à moitié boulotté, tu es toi et ces autres qui t’accueillent comme l’un de leurs pairs. Tu es sur cette ligne de crête paradoxale où l’ombre appelle la lumière, où la lumière appelle l’ombre sans que rien de lumineux ou de sombre ne puis être décidé. Tu es en-toi, hors-de-toi, sur cette arête si fine qu’elle ne peut recevoir de nom, être seulement un spectre parmi d’autres spectres à la recherche d’un improbable visage. Es-tu désemparé au motif de cette perte apparente ? Certes, non, ton voyage en cette terre, n’est ni exil douloureux, ni tragique vertical, bien au contraire il est pure félicité, pure liberté d’être là où bon te semble, au passé tissé de luxueuses réminiscences, au futur éclairé de gerbes d’étincelles, au présent arc-en-ciel qui auréole ton front des plus prestigieuses gloires.

Tu es au centre et à la périphérie du tourbillon. Tu es toi et aussi, en un même empan charnel, Paolo Malatesta baisant fougueusement la joue de son aimée Francesca da Rimini, tu es Lancelot courtisant Guenièvre, tu es l’Amour Courtois en sa tragique destinée. Tu es Brocéliande, sa forêt enchantée, tu es Viviane la Fée et rien ne te trouble de connaître le règne féminin. Rien ne t’arrête. Tu es Dante écrivant ‘La divine Comédie’, tu es Virgile et ‘l’Enéide’, tu es l’épopée dont tu es le héros. Être soi et le monde tout à la fois. C’est de ceci dont tu rêvais avant même d’entrer dans ce musée, de découvrir l’œuvre étrange de Blake, d’y plonger comme l’on se précipite dans le flux d’une eau bienveillante, une eau lustrale dont on renaîtra à neuf avec le carrousel de la vie amplement ouvert devant soi.

L’espace d’une brève éternité, tu t’es dédoublé, toi autre que toi dans un genre de surconscience qui a peuplé ta tête des météores identiques à ceux qui ornent les têtes des opiomanes et buveurs d’absinthe. En toi, en ton centre irradiant de beauté, tu sens comme une faille ouverte, quelque chose qui demande depuis un lieu auquel tu as eu accès, qui t’attend, dont tu ressens le curieux manque. Tu es pareil à un drogué abstinent qui sent le monde girer autour de lui avec, en son cercle, l’œil inquiétant du vide. Le tableau de Blake, cette immense évasion du réel, est devenu le stupéfiant qui, maintenant, sera ton obsession de tous les jours. Chaque heure qui te séparera de sa fascination, tu ne seras que l’ombre de toi-même, un genre de vibration dans l’éther, de vol hauturier ne pouvant trouver le lieu de son repos. Souvent tu prendras ton envol pour cette altitude où ne volent que les oiseaux de proie, où la lumière coule tel un océan, où les sens se dilatent à l’infini. Ce qui en toi s’imprimera avec la force d’une conviction, c’est que l’œuvre d’art peut être cet opium du quotidien dont tu seras l’obligé satellite. L’art adéquatement abordé est le lieu des plus beaux envoûtements, des magnétiques hypnoses, des extases portées au lieu unique de leur éclat.

Voici, il est temps de reprendre pied dans ce réel qui, s’il se distend, se métamorphose, ne nous abandonne jamais totalement, sauf pour ceux, dépossédés d’eux-mêmes que sont les aliénés. Ce que j’ai tâché de montrer, tout au long de cette méditation, c’est la possible perspective positive qui pouvait s’attacher à la notion d’addiction, ce terme si négativement stigmatisé. Sans quelque addiction bien sentie l’existence serait trop triste. Fumer une cigarette, boire un alcool fin, demander à l’amour de nous rassurer, méditer sur un chemin de campagne, tresser sa toile imaginaire en suivant le trajet d’une Belle, déambuler poétiquement dans Cadaqués-l’exquise, se perdre oniriquement dans une toile de Blake, ceci se donne à voir à la façon inimitable d’un épicurisme que nulle ombre ne viendrait voiler. Cette liberté-là, cette souple mouvance de notre propre univers, cette efflorescence à portée de l’imaginaire, non seulement nous en sollicitions la venue, la subtile présence, mais elle éclaire d’un jour nouveau tous ceux qui veulent lui confier leur destin. Il n’est que d’essayer ! La vie, en sa confondante profondeur, est addiction ou bien n’est qu’une coquille vide.

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