Mélodie près d'une fontaine

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— Je vous remercie.

— Pas de quoi l’ami. Ça me fait toujours plaisir de voir des jeunes s’intéresser à l’architecture de notre belle ville !

Kuro s’inclina devant le vieillard, puis fit volte-face et sortit de la petite maison jouxtant le port qu’habitait l’ancêtre.

Le soleil amorçait sa descente, couvrant Capcorn d’une lumière dorée qui se teintait d’orange. Quelques nuages éparses voguaient dans le ciel et il faisait frais, écho de l’automne qui ne tarderait plus à arriver. L'air était empli du cri strident des mouettes et d'innombrables bavardages. Sur les quais, un va-et-vient perpétuel de gens déchargeait les nombreux bateaux amarrés. Des banderoles avaient été suspendues au-dessus des rues ; elles se déployaient, toutes colorées, entre les bâtiments.

Kuro s’élança d’un bon pas vers la ruelle la plus proche. Cela faisait deux jours maintenant qu’il était arrivé à la capitale de Froidelande. La fête des Héros débuterait le surlendemain.

Un petit sourire éclaira le visage de l’assassin tandis qu’il continuait sa route, ses bottes de cuir noir lacées battants les pavés. Les festivités étaient toujours une aubaine pour les membres de sa profession. Beaucoup de monde, beaucoup de divertissements. De même, tuer un roi, un noble ou tout autre personnage important lors d’une fête était toujours plus marquant.

Mais ma cible n’est rien de cela. Juste un prisonnier, se dit Kuro.

L’identité de sa cible l’intriguait bien un peu, mais depuis le temps qu’il servait les Serres Assassines, il s’était résolu à ne plus montrer de curiosité. Durant sa carrière, il avait tué de nombreuses personnes, appartenant à de nombreuses races et aux statuts sociaux très divers. Pourtant, il n’avait jamais assassiné un prisonnier.

Il y a décidément une première fois à tout.

Le jeune homme se passa distraitement une main dans les cheveux. La tour nord où se trouvait sa cible se situait sur un imposant rocher se dressant derrière le promontoire rocheux sur lequel reposait le château. Entouré par des falaises abruptes battues par les vagues, le rocher de la tour n’avait qu’un seul et unique accès : une vieille galerie de pierre qui enjambait le vide la séparant du reste du château. La tour nord, tenant lieu autrefois de prison, avait été le théâtre d’une tragédie impliquant le suicide d’une reine. Depuis, le lieu, déjà à moitié abandonné, l’avait-il été définitivement et était tombé dans l’oubli au fil des siècles. De la tour, il ne restait guère plus qu’une ruine qui s’élevait encore sur son rocher, comme un arbre brisé par la foudre mais refusant de tomber.

Pas si oublié que ça, puisqu’il y a encore au moins un prisonnier à l’intérieur.

Kuro bifurqua à droite, empruntant une ruelle adjacente qui partait en direction du centre-ville.

Depuis son arrivée, notre assassin avait troqué ses éternels vêtements noirs contre des habits plus communs.

Le vieil homme qu’il venait de visiter avait effectivement un de ses arrière-arrière (et etc. arrière), grands-parents ayant participé à la construction du château de Capcorn. Évidement, pour noyer le poisson, le jeune homme avait fait croire au vieux qu’il était passionné d’architecture et, en plus du château, il avait dû supporter des heures d’explications, de descriptions et d’anecdotes sur presque tous les monuments importants de la ville… Ce qui l’avait tenu occupé toute l’après-midi. Mais le jeu en valait la chandelle.

Bien qu’ayant déjà constaté l’existence de la galerie, Kuro avait pu voir des plans détaillés du château, qu’il s’était empressé de mémoriser, et avait ainsi pu se définir un trajet plus ou moins précis. Si la prison s’était trouvée dans le château, le jeune homme se serait sûrement mêlé à la masse des convives, musiciens et saltimbanques pour ensuite s’éclipser dès que l’occasion se serait présentée. Mais ce n’était pas le cas, aussi l’assassin avait-il opté pour une approche plus directe et discrète.

Pour la trois-centième fois au moins, Kuro revit mentalement l’itinéraire qu’il devrait prendre. Malgré son professionnalisme, ou peut-être justement à cause de lui, l’elfe devait reconnaître qu’il y avait beaucoup d’inconnues, dans cette équation. L’assassin aurait pu essayer de s’introduire dans le château avant le jour J, afin de repérer les allées et venues des gardes, les relèves, les déplacements des serviteurs… Mais cela était trop risqué. D’un autre côté, il avait déjà tué avec nettement moins d’informations. Ce genre d’incertitudes n’était qu’une vaine bagatelle pour un assassin de sa trempe. Du reste, toutes ses missions étaient classées au-dessus de B, alors que la graduation des assassins descendait jusqu’à F…

Le jeune homme tourna cette fois à gauche, empruntant une étroite venelle. Après une demi-heure de marche, il autorisa son esprit à rêvasser. Être trop obnubilé par sa mission n’était jamais bon. Mieux valait se détendre. Aussi, en cet instant, l’assassin indifférent et méticuleux des Serres Assassines n’était plus qu’un jeune elfe déambulant dans une capitale à l’atmosphère festive. Au coucher du Dragon-Soleil, il retournerait en observation sur un toit proche du château, mais, avant ça, il avait tout son temps.

Kuro erra, au gré de ses envies et de ses pas, dans les méandres de Capcorn, la tête vide, profitant simplement du moment présent. De temps à autre, le jeune homme levait la tête et apercevait, au-delà des toits, la fière silhouette du château qui surplombait la cité. Une foule d’odeurs flottait dans l’air. Odeur de pain chaud, d’épices, de confiseries, de bois fraîchement ciré, parfums de tissus, de sueur de cheval, de foin, de bougies et de fleurs. Même en n’empruntant que les petites rues, Kuro croisait énormément de monde et était obligé de louvoyer entre les échoppes et boutiques qui étalaient leurs marchandises jusqu’au milieu des allées. D’un pas lent, il commença à s’éloigner du centre-ville, pour se perdre dans une partie de Capcorn plus tranquille. Il entendit soudain une musique entraînante, à quelques pâtés de maisons de là. Sans s’en rendre vraiment compte, il se dirigea vers elle et déboucha soudain sur une petite place circulaire au centre de laquelle trônait une fontaine de pierre dont la gargouille moussue crachait un filet d’eau cristalline. Assis sur la margelle de cette fontaine, un jeune chat-garou blond frottait son archet contre les cordes d’un petit violon. L’un des pieds nus du ménestrel battait la mesure, tandis qu’un attroupement d’enfants s’était formé autour de lui. Les bambins tapaient dans leurs mains et riaient aux éclats.

Kuro s’adossa à un mur et ferma les yeux, laissant la mélodie du violoniste l’emmener loin, très loin.

La musique s’arrêta bientôt. Le jeune homme rouvrit les yeux.

— Encore ! crièrent en chœur les enfants.

Mais le ménestrel secoua la tête, prétextant qu’il était fatigué. Les gamins s’éparpillèrent comme une nuée de papillons. Le chat-garou se leva et s’étira un peu. Tournant la tête dans sa direction, son regard bleu rencontra celui de Kuro. Le jeune violoniste lui sourit, découvrant deux petites canines blanches et pointues, inclina brièvement la tête, puis s’en alla à pas feutrés et disparut bientôt à l’angle d’un mur, son instrument dans une main et son archet dans l’autre.

Kuro sourit à son tour. La prestation du chat-garou l’avait mis étrangement de bonne humeur, bien qu’il n’aimât pas particulièrement la musique en général. Se détournant de la place, il prit la direction du château. Le soleil était désormais rougeoyant et nimbait Capcorn de lueurs sanglantes qui se reflétaient dans les fenêtres et faisaient ressortir chaque aspérité, chaque détail, tout en en adoucissant les contours.

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