Quel ennui...

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Elia contemplait mélancoliquement les toits d’ardoises des maisons qui s’étalaient derrière les carreaux de sa croisée. Assise sur un vieux banc niché dans l'alcôve d'un mur de pierre, le coude appuyé contre le rebord de la fenêtre et sa robe de soie bleue s’étalant autour d’elle, la jeune femme soupira. Ses cheveux blancs ruisselaient sur ses épaules dénudées avant de cascader dans son dos, ses yeux rubis perdus au loin. Elle songea qu’une promenade dans les rues animées de la cité lui ferait le plus grand bien.

Mais ce n'est pas à l'ordre du jour...

Elle soupira à nouveau.

Longtemps sa mère lui avait fait l’éloge de la ville. Capcorn, en effet, avait été construite en arc de cercle autour du promontoire dominant la falaise sur lequel était juché le Château des Reines. Rien que cela en faisait une cité peu commune. Puis, bien sûr, il y avait toutes ses tours, tourelles et clochers qui fleurissaient un peu partout dans la capitale… Sa mère lui racontait des histoires sur ces flèches de pierre se dressant fièrement vers le ciel. Jusqu’à ce jour pluvieux de printemps, cinq en plus tôt, où elle avait rendue l'âme. Son père étant mort avant sa naissance, Elia, alors âgée de treize ans, s’était retrouvée orpheline mais aussi reine d’un royaume entier, l’âge légal froidelandais pour régner ayant été arrêté à douze ans. Bien entendu, elle avait reçu l’aide des conseillers de son père, qui l’avaient soutenue les premiers temps, mais très vite Elia s’était révélée une monarque indépendante, perspicace et ayant la tête sur les épaules. Même si elle détestait assister aux nombreuses réunions ou cérémonies solennelles que son rang exigeait, elle s’y résignait, son devoir passant avant ses envies.

La jeune femme poussa encore un soupir.

Par-dessus les toits, à droite de son champ de vision, et sur fond de mer d’un bleu profond, un rideau de mâts s’élevait. Le port de Capcorn était réputé pour être l’un des plus grands du continent et accueillait chaque jour une flopée de navires aussi bien venus des pays du sud, que des lointaines îles de l’est.

— La fête des Héros approche à grands pas, et il reste encore tant de choses à superviser…

Elia poussa un nouveau soupir. Le rôle de reine pouvait être d’un ennui… Tandis que son peuple se réjouissait de pareilles festivités, elle était coincée dans son château, à éplucher des tonnes de paperasses et à assister à divers conseils afin d’orchestrer au mieux le déroulement des événements. Entre le contrôle des livraisons des différents mets, des feux d’artifices ou encore des milliers de fleurs que l’on lancerait pendant la fête, la stratégie d’espace, comme elle l’appelait, visant à définir un itinéraire pour le passage des ménestrels, bardes, cracheurs de feu, magiciens et autres artistes qui formeraient le défilé, –itinéraire qui, évidement, devait passer devant les monuments historiques de la cité, mais aussi dans les rues les plus commerciales, sans toutefois gêner les allées et venues des convois d’invités qui affluaient chaque jour des quatre coins du royaume… Sans compter toute la logistique que cela entraînait, la décoration du château, des rues, ruelles et venelles, du port, les points clefs devant servir de lancements pour les feux d’artifices, la visibilité desdits feux pour que la majorité de gens puissent en profiter…

Rien que d’y penser, Elia sentait sa tête prête à exploser. De toutes les fêtes annuelles, la fête des Héros était la plus importante dans la culture de Froidelande. Elle célébrait les nombreux héros de l’histoire du pays et mais aussi ceux de tous royaumes, qui, à travers les âges, avaient fait preuve de courage, de compassion et d’honneur. Aussi, chaque année, des centaines d’étrangers arrivaient dans la capitale, doublant voir triplant sa population durant toutes la durée des festivités qui suivaient le Jour des Héros.

Levant son regard vers le ciel, elle y aperçu la lune, presque pleine, œil d’ivoire suspendu entre les nuages éparses que balayaient les vents marins. Artémis était l’unique déesse du monde d’Éphémère et symbolisait le changement. À l’image des mortels qu’elle surveillait, elle se transformait, nuit après nuit, tour à tour croissant, demie, gibbeuse, pleine ou nouvelle et pourtant répétant inlassablement ce même cycle, mois après mois.

La jeune femme poussa un énième soupir las, avant de se relever et d’avancer lentement en direction de la salle des conseils.

Les couloirs du Château des Reines étaient tout en ligne droite et en murs de pierre recouverts de tapisseries et de tableaux en tout genre. Ce fut devant l’un d’eux qu’Elia marqua un temps d’arrêt.

Il représentait une femme rousse, le visage souriant mais le regard triste sur fond noir d’encre.

Lady Froidelande, l’une de ces ancêtres. Comme toute héritière, elle connaissait l’histoire de sa lignée, mais elle savait bien peu de choses sur celle de Lady. Juste qu’elle était un peu folle, à toujours se rendre seule dans la tour nord pour y faire on ne savait quoi alors même que la tour, jadis prison royale, n’était déjà plus à l’époque que des ruines bravant le temps. Cette même tour dont elle s’était jetée, un beau jour. On avait retrouvé son corps, brisé, sur les rochers trente mètres plus bas. Certaines rumeurs avaient courues sur le fait qu’elle avait en fait un amant secret qui lui avait brisé le cœur, cependant elles n’avaient jamais été avérées.

— Mourir par amour… chuchota Elia tandis que ses lèvres se retroussaient en un grand sourire béat. C’est si romantique ! s’extasia-t-elle en se prenant le visage entre les mains.

Elle resta ainsi une bonne minute, puis elle continua son monologue :

— J’aimerai tellement tomber amoureuse, moi aussi ! Trouver quelqu’un que je chérirai et qui m’aimerait aussi. Nous passerions le reste de notre vie ensemble…

Depuis deux ans, plusieurs prétendants étaient venus demander sa main, mais, si elle avait quelques fois éprouvé une certaine attirance suite à un sourire ou une parole et que le rose lui était monté aux joues, jamais son cœur ne s’était vraiment emballé. Elle s’estimait heureuse d’être froidelandaise, les lois de son pays stipulant qu’elle pouvait choisir pour époux qui bon lui semblera, qu’il soit roturier ou noble, mage ou simple humain. Elle savait que dans certains pays il n’en allait pas de même et que les princesses étaient souvent l’objet d’un mariage arrangé. Une injustice qu’Elia ne pouvait pas comprendre et encore moins envisager pour elle-même. Après, elle en avait conscience, si elle ne trouvait personne dans les prochaines années, il lui faudrait tout de même prendre un mari afin de perpétrer le sang des Froidelande.

— Est-ce que quelqu’un m’est destiné, quelque part ? Quelqu’un peut-il m’aimer et me regarder non comme une reine mais en tant que moi ?

Dans son esprit, la silhouette d’un jeune homme apparut. Elia sourit.

— Il sera peut-être blond… j’aime bien cette couleur. Peut-être sera-t-il le prince d’un royaume voisin… D’abord froid et distant, il deviendra tendre et s’ouvrira plus facilement à moi avec le temps… Je me sentirai bizarre, ne comprendrais pas… mon cœur tambourinera, explosera, chaque fois que nos regards se croiseront… Nous voyagerons à travers le monde, nous chevaucherons sur une licorne immaculé jusqu’aux lointaines frontières de l’Ouest… Nous danserons… Il m’avouera sa flamme… Les nuits de Sans Lune, nous nous tiendrons par la main… Il me chuchotera des mots doux… Me trouvera belle et mystérieuse… Ou bien sera-t-il cruel et me rejettera-t-il ? Alors, un jour, me jetterai-je aussi d’une tour, le cœur et l’âme meurtris ?

Elia arrêta net ses divagations. Non, elle n’avait pas le droit de se tuer. La mort de Lady avait, en plus d’endeuiller le pays entier, fait un scandale politique qui s’était répercuté sur l’économie. Même par amour, et même en rêve, elle ne pouvait se montrer aussi égoïste.

Elle reprit sa route et arriva devant une grande porte à double battant.

— La réunion pour le vote final de la couleur des guirlandes de la salle de bal va bientôt commencer, votre altesse, l’informa Wildrom, son majordome personnel.

— Bien. Ouvre les portes.

L’homme s’exécuta et les battants ne tardèrent pas à s’ouvrir vers l’intérieur dans un léger grincement, mettant définitivement un terme à sa petite demi-heure de liberté. Oui, la vie d’une reine était vraiment ennuyeuse, en plus d’être bien remplie…

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