Le Ménestrel

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La charrette allait cahin-caha sur la route grossièrement pavée, au rythme lent du robuste cheval de trait. De verdoyantes collines s’étendaient alentours ; la voie était creusée entre elles, encadrée par deux petits murets de pierre sèche couverts de mousse. Des nuages d’un blanc laiteux encombraient les cieux, poussés par un paresseux vent d’est.

— C’te route c’est un raccourci qu’seuls quelques paysans connaissent, fit le charretier, un homme roux et moustachu d’une quarantaine d’années par-dessus son épaule - et le tas de foin. On r’joindra bientôt la Grande Route du Nord-Ouest. Là, la fréquentation risque de d’venir plus dense, avec la fête qu’y s’prépare.

Il marqua une courte pause puis reprit :

— C’est à c’t’époque qu’le foin voyage le plus. Y vient des six bouts du royaume pour approvisionner toutes les écuries d’la capitale. Pour sûr, vu l’affluence, y en a des ch’vaux et autres bestiaux à nourrir !

Comme son passager restait silencieux, le charretier continua :

— C’est une belle ville, Capcorn. Beaucoup de trucs architecturaux, même si j’avoue pas beaucoup m’y connaître, m’enfin… Tu vas chanter d’vant la reine ?

— Oui, lâcha son interlocuteur dans un soupir. Oui, répéta-t-il d’un ton plus rêveur.

— Bah, j’suis pas un grand d’ce monde, et j’ai sûrement pas de goût très raffiné ou quoi, mais j’trouve qu’t’as une jolie voix et qu’tu joues bien.

— Merci.

— Mmm.

Le rouquin haussa les épaules, ne sachant plus trop quoi dire, et décida de reporter son attention sur la route, laissant son passager à ses réflexions.

Assit à l’arrière de la charrette, les pieds nus battants dans le vide et le regard perdu à l’horizon, un jeune garçon contemplait les terres herbeuses qui l’entouraient. Mistigri Pilpoil, ainsi s’appelait-il. Avec ses cheveux blonds en bataille, ses oreilles de chat, sa queue fouettant l’air et sa modeste tenue se réduisant à une simple tunique bordeaux et à un pantalon bleu roi en toile, il faisait un curieux personnage. C’était la première fois qu’il venait à Froidelande et, il devait l’avouer, ce pays n’était pas du tout comme il l’avait imaginé. À cause de son nom et de sa situation géographique, il s’était préparé à un pays au climat rude, aux montagnes infranchissables et aux landes blanches de neige… à l’exact opposé donc de ce qu’il avait sous les yeux. Il était vrai que l’hiver était plus froid et plus long qu’ailleurs sur le continent, comme le lui avait confirmé le charretier, et que l’été n’était jamais bien torride, mais le royaume possédait une végétation abondante et une agriculture florissante.

— La fête des Héros… murmura le voyageur pour lui-même.

Il jeta un rapide coup d’œil à son instrument, et seul bagage, qui reposait sagement derrière lui, niché contre un ballot de paille. Les ménestrels, saltimbanques et autres bardes étaient, malgré une existence souvent difficile et hasardeuse, très nombreux. Pour espérer percer dans ce métier, il fallait du talent, beaucoup de chance et de l’originalité. C’était pour cette dernière raison que Mistigri s’était tourné vers le violon, bien moins connu de ses confrères et, par conséquent, plus susceptible de faire impression. Le jeune ménestrel n’avait commencé sa carrière que depuis deux ans et le succès n’était malheureusement pas au rendez-vous. Il s’était déjà produit dans six royaumes différents, avait participé à nombre de festivals, de carnavals, de mariages, de fêtes de villages et même à une intronisation, cependant rien n’y faisait. Lui que la vie errante des trouvères avait toujours fait rêver, il était à présent confronté à la dure réalité de la profession.

— Et l’été se termine… j’ai eu de la chance, ces deux derniers hivers, toutefois qu’en sera-t-il de celui qui arrive ? Je sais bien qu’elle ne me laisserait pas mourir si facilement, mais j’aimerai quand même passer la saison froide au chaud… se lamenta Mistigri, assez bas toutefois pour que le charretier ne puisse l’entendre.

Il sursauta soudain, comme piqué par un taon. Il se mit alors une baffe magistrale, qui marqua sa peau basanée par son existence vagabonde d’une furieuse trace rouge.

— Souricette et boule de poil, tu n’as pas le droit de t’apitoyer sur toi-même, Mistigri Pilpoil ! s’admonesta-t-il. Tu vas aller à cette fameuse fête, jouer comme tu ne l’as jamais fait et devenir un célèbre ménestrel reconnu par toutes et tous !

— T’ as dis que’k’chose, gamin ? demanda le conducteur, dont la voix était assourdie par la montagne de paille qui se trouvait entre eux.

— Non, non, cria vivement le blondinet.

S’il avait parfaitement l’habitude de ses monologues à haute voix, ce n’était pas le cas des autres, or il n’avait pas du tout besoin d’acquérir une réputation de fou ou d’idiot dans sa situation actuelle…

S’asseyant plus confortablement, Mistigri passa les trois heures suivantes à observer le paysage défiler et changer au fur et à mesure qu’ils se rapprochaient de la côte et de la capitale. Comme l’avait dit le rouquin, ils rejoignirent la Grande Route du Nord-Ouest, délaissant le chemin maladroitement pavé qu’ils suivaient jusque-là et s’engagèrent sur une large route de dalles lisses et blanches qui serpentait en travers d’une lande herbeuse battue par les vents. Le trafic se fit plus dense au fur et à mesure qu’ils progressaient. Lorsqu’ils pénétrèrent finalement sous le couvert d’une abondante pinacée, ils se tenaient au cœur d’un prodigieux convoi de charriots, roulottes et autres carrosses, entre lesquels louvoyaient des cavaliers montés sur toute sorte de chevaux, de l’étalon au hongre –Mistigri crut même apercevoir une licorne–, et des centaines de personnes à pied. La fête des Héros avait beau n’avoir lieu que dans un peu plus d’une semaine, il y avait déjà foule ! Le silence qu'ils côtoyaient jusqu'alors s’était mué en un brouhaha incessant, faisant tourner la tête à notre pauvre Mistigri. Il était du reste souvent l’objet de regards ahuris et de messes basses de la part de ceux qui les suivaient ou les doublaient.

— Pfff, les chats-garous ne sont pourtant pas si rares… marmonna le jeune violoniste, un tantinet vexé et franchement mal à l’aise d’attirer l’attention.

Afin de se donner une contenance, il ferma les yeux et imita le sommeil du mieux qu’il put. L’air devint bien vite plus frais et se chargea d’iode. De lointains cris de mouettes commencèrent même à leur parvenir, au-delà des discussions, des rires et des piaillements de la foule.

Néanmoins, ce ne fut qu’une bonne heure plus tard que la voix de stentor du charretier le tira de sa pseudo somnolence :

— La Troisième Porte !

Mistigri se pencha par-dessus la rambarde de la charrette, se dévissant le cou pour voir par-delà le tas de paille. Une formidable arche de pierre en forme de demi-cercle se dressait devant eux, perçant les hautes murailles blanches qui enserraient la glorieuse cité de Capcorn, derrière lesquelles s’élevaient moult tours, tourelles, clochers et autres édifices. Lorsqu’ils passèrent dessous, le jeune chat-garou sentit son cœur s’emballer. Après un long mois de voyage il était enfin arrivé dans la capitale de Froidelande.

C’est maintenant que tout se joue, pensa le jeune violoniste.

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