Chapitre 34 : L'agent double

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Godefroy

Après ce long siège et les festivités qui l’avaient suivi nous étions rentrés à Altmar. Tant de temps loin d’ici m’avait fait oublier l’odeur de la mer et des poissons qui inondait la ville. Ici aussi nous fûmes accueillis en héros ! Renaud donna ses consignes pour la suite des opérations puis alla faire la connaissance des quelques nouveaux officiers promus durant son absence.

Pendant ce temps le peuple et les soldats rentrés festoyaient, dansant au son de la musique sur la grande place profitant plus que jamais de la douce température qui régnait. Pour ma part j’allai au temple du grand protecteur pour m’y recueillir. J'y vis Pauline, la femme de Renaud. Il est vrai que je ne l’avais presque pas aperçue depuis son mariage. Elle avait un fort joli minois mais était avant tout réputée pour son immense dévotion et pour cela je l’admirais. Elle priait avec tant de ferveur qu’elle ne me remarqua pas avant que je la salue.

Elle n’était pas bavarde et il m’apparut vite que ses deux seules réelles préoccupations étaient Renaud et la foi ; sans que ces derniers ne soient réellement différents pour elle tant elle parlait de son mari comme d’un dieu. Néanmoins je voyais bien que je la dérangeais et qu’elle ne me répondait que par politesse aussi je mis vite un terme à notre échange et, après avoir réitéré mon vœu de servir le grand protecteur devant l’autel, je rejoignis les autres pour faire la fête.

Les soldats dansaient avec les filles, les filles avec les soldats ; et même les enfants se joignaient à nous. Une immense joie émanait de ce rassemblement et à chaque instant je me disais que c’était là le destin de l’humanité : des guerres entrecoupées de moments d’intense bonheur. C’était ce pourquoi le grand protecteur nous avait créés : faire la guerre et être heureux ! Il fallait s’être battu pour pleinement apprécier ces moments d’insouciance et il fallait ces moments d’insouciances pour nous donner des raisons de nous battre. Au fond tout cela paraissait si beau et si naturel…

Hélas dès que les festivités se terminent la guerre reprend ses droits. Ainsi le lendemain après que Renaud a fait quelques déclarations d’ordre militaire, il vint me voir avec Louis. Il voulait que l’on surveille Albert car, bien qu’il soit d’une grande utilité, Renaud craignait que des décennies de service auprès des vampires n’aient quelque peu endommagé son lien avec l’humanité. Il était à la fois l’homme le plus compétent dans son domaine mais aussi celui que nous connaissions le moins bien et avec le plus de raisons de ne pas nous être fidèle.

Louis et moi nous chargeâmes donc de le surveiller pendant quelques jours afin de nous assurer de sa loyauté. Il ne fut même pas nécessaire d’aller jusque-là. Le soir même nous le vîmes sortir furtivement de sa demeure et quitter la ville. Nous marchâmes donc sur ses pas en gardant nos distances pour qu’il ne nous repère pas.

Une fois hors les murs il se dirigea vers un petit bosquet. La pénombre commençait à tomber mais tandis que je continuai à avancer lentement, Louis me dit d’un air affolé :

« Il est en train de préparer un pigeon ! »

Au même moment il se précipita vers Albert et je le suivis aussitôt. Albert alerté par nos pas pressés se retourna et après une seconde d’hésitation se rendit sans se débattre. Louis saisit le message qu’Albert était sur le point de donner au pigeon et pâlit d’un coup. Il me le tendit alors et je découvris qu’Albert était en réalité sur le point de dévoiler le double jeu d’Irina aux vampires. J’étais fou de rage mais visiblement pas autant que Louis puisque, sans lui laisser le temps de dire un mot, il lui décocha un coup de poing sur le crâne qui le fit tituber et lui intima l’ordre de s’expliquer.

Ce dernier réfléchit un instant et répondit qu’il ne parlerait qu’à Renaud. Alors que Louis s’apprêtait à le frapper de nouveau je le retins. C’était en effet à Renaud de décider ce qu’on ferait de lui. Louis parvint à se contenir et pris la cage avec les oiseaux ainsi que le message puis nous l’escortâmes tous deux jusqu’au grand forgeron.

Celui-ci nous accueillit seul dans un salon des plus luxueux. Il dévisagea un instant le captif avant de lui dire d’un air attristé :

« Albert, alors comme cela tu restes fidèle aux vampires… »

Albert paru quelque peu surpris et lui répondit :

« Je ne suis pas fidèle aux vampires, je ne suis fidèle qu’à moi-même ! Je ne vous ai pas trahi parce que je suis attaché à ces mangeurs de chair humaine mais parce que je tiens à vivre le plus longtemps et le plus paisiblement possible… Mais j’ai échoué manifestement… Allez, exécutez-moi sans tarder ! »

Renaud demanda alors de plus amples explications et Albert s’expliqua :

« J’ai été découvert en tant qu’ancien membre de l’armée de Sartov mais au lieu de me tuer un vampire du nom de Vassili m’ordonna de vous espionner sans quoi il donnerait mon descriptif à tous les seigneurs du royaume pour que je n’ai plus nulle part où me cacher après votre défaite… Et croyez-moi, les vampires n’hésiteront pas à tuer quiconque me ressemble de près ou de loin s’il se dit que je suis un traître, qui plus est issu de l’armée de Sartov. »

Renaud réfléchit un instant et lui rétorqua :

« -Encore faut-il que nous perdions… Nous ne t’exécuterons pas aujourd’hui, par contre je vais te faire une proposition ! Si ce que tu me dis est vrai alors tu nous seras fidèle si cela garantit ta survie et ta tranquillité dans une certaine mesure, n’est-ce pas ?

-Assurément !

-Fort bien, alors voilà ce que nous allons faire, je vais te faire écrire quelques lettres à ce Vassili, certaines seront vraies mais sans incidence afin qu’il reste persuadé que tu es toujours son homme ; mais dans le même temps tu lui écriras ce que je te dirai pour semer la zizanie chez eux. Ainsi nous pourrons leur faire croire qu’un efficace ministre est en fait un traître, que nous nous replions alors que nous avançons ou encore que nous sommes faibles alors que nous sommes forts. Albert ta traîtrise sera l’instrument de notre victoire et sans doute le plus efficace d’entre tous ! Toutefois il ne faut pas que d’autres personnes soupçonnent ta félonie, tu pourrais être tué par quelque fanatique et cela nuirait grandement à notre cause. Tout sera donc fait pour que nul ne te soupçonne : tu resteras capitaine de cavalerie et vous deux, Louis et Godefroy, vous direz à tous ceux qui ont vu Albert être trainé devant moi qu’il s’agissait d’un malentendu. Je garderai pour ma part les pigeons à portée de main et je te convoquerai lorsque je voudrai faire passer quelques messages d’importance à l’ennemi. Et l’on va commencer dès maintenant ! J’ai reçu une ultime missive d’Irina laissant entendre qu’elle devait partir de Valassmar et qu’elle ne serait plus en mesure de nous renseigner avant fort longtemps car elle était soupçonnée de nous aider… Nous allons donc la tirer de ce mauvais pas et en profiter pour asséner un sévère coup à Orania. Albert écris donc que tu as découvert le traître et qu’il s’agit de nul autre que du seigneur Lech, ministre de la guerre. Il s’agit d’un petit seigneur sans titre qui devrait trouver assez peu de soutien parmi les grands nobles influents. De plus il s’est mis beaucoup de monde à dos en engageant une compagnie ouvertement pour l’égalité entre les hommes et les vampires. Nous avons donc un coupable tout trouvé et, de ce qu’Irina m’a raconté, il sera très difficile pour le roi de retrouver un ministre aussi efficace. Tant mieux ! Plus Orania rencontrera de difficultés dans ses diverses guerres plus nous aurons de chances de vaincre ! »

J’étais aussi impressionné qu’en colère. Renaud venait de retourner la situation et en un clin d’œil un traître devenait un atout majeur dans sa stratégie ! Par contre l’idée qu’un tel personnage puisse continuer à non seulement vivre mais qui plus est commander des hommes me révulsait. Je devais faire partie des fanatiques dont parlait Renaud car j’avais en effet une folle envie de l’étriper.

Je protestai donc ouvertement mais Renaud me regarda d’un air sévère et me répondit :

« Ecoute Godefroy, pourquoi m’as-tu empêché d’épargner ces vampires à Urnia ? »

Et alors que je m’apprêtais à répondre il continua :

« Parce que cela desservirait la cause des hommes et tu avais raison. Cependant cette fois-ci c’est l’exécuter qui la desservirait ! Nous ne pouvons ni nous passer de son expérience de cavalier, le seul qui en ait une dans notre armée, et encore moins de la capacité de leurrer notre ennemi à l’envie. Alors, comme je me suis rendu à tes arguments à Urnia, rends-toi aux miens ici et dis à tous ceux que tu croiseras qu’Albert n’a jamais trahi notre cause, promets le moi et jure le devant le Grand Protecteur ! »

Louis lui-même se rangea du côté de Renaud et dit :

« Ecoute, je hais cet enfoiré de traître autant que toi mais je déteste les vampires encore plus ! S’il faut en passer par là pour les vaincre, il n’y a pas à réfléchir ! »

Il était évident qu’ils avaient raison… Et bien que l’idée de le défendre publiquement me révoltait au plus haut point je promis à contrecœur de faire ainsi et je jurai devant le Grand Protecteur.

Après cela Albert écrivit son message, fit un rapide résumé des rapports qu’il avait déjà envoyés, puis fut relâché bien que Renaud ait exigé que Louis et moi continuions de le surveiller au cas où il veuille s’enfuir. Et me voilà à faire de la garderie de traître tout en assurant à tous qu’il est sans nul doute l’homme le plus fiable de toute notre armée.

Albert

Hier fut une journée des plus compliquées pour moi mais heureusement je suis encore en vie pour la raconter. Alors que je m’apprêtais à envoyer mon rapport à Vassili deux officiers dont Louis, le gouverneur militaire de la ville en l'absence de Renaud, me prirent la main dans le sac. Il était évident que mes chances de l’emporter en les affrontant tous les deux étaient plus que minces et je me rendis donc.

Après avoir lu le contenu du message que je m’apprêtais à envoyer une rage sans nom se dessina dans leurs yeux et j’essuyai un coup de la part de Louis que je parvins à peu près à encaisser. Il me fut ensuite demandé de m’expliquer quant à ce message.

Me voyant déjà la corde au cou ou pire je réfléchis un instant. Je réalisai qu’au fond la seule chose qu’il me restait à faire était, comme pour Vassili, de m’adresser à l’interlocuteur le plus intelligent. Ces deux-là m’auraient sans doute tué sur place si je leur avais parlé, aussi je leur expliquai que je ne m’adresserai qu’à Renaud. Après avoir manqué d’essuyer un second coup, les deux comparses acceptèrent de me conduire à lui.

Je me retrouvai donc dans le même salon que la veille, le vin et l’ambiance chaleureuse en moins. Renaud me demanda alors ce qui m’avait poussé à la trahison et supposa en premier lieu que c’était par fidélité aux vampires. J’ai ensuite dû jouer finement afin d’éviter de finir exécuté. Je lui expliquai donc mes réelles motivations purement égoïstes tout en faisant semblant de me résigner à l’exécution pariant ainsi sur le fait que Renaud devinerait l’utilité que je pourrais lui apporter en pouvant écrire de faux messages pour son compte. D’expérience je sais qu’un homme défait qui supplie ou menace son vainqueur a plus de chance de se faire exécuter que s’il accepte son sort avec dignité. La noblesse est davantage respectée que la colère ou l’absence de fierté. Je ne pouvais pas non plus risquer de dire à Renaud quelle serait la meilleure façon de m’utiliser, sans quoi sa fierté aurait pu le pousser à refuser par pur esprit de contradiction. La plupart des gens n’aiment pas accepter les idées quand elles viennent directement de quelqu’un d’autre, surtout si ce dernier s’avère être un ennemi. C’est pourquoi, pour ma propre survie, je lui intimai l’ordre de m’exécuter, tout en pariant sur sa vivacité d’esprit pour ne rien en faire.

Je ne sais pas si c’est grâce à cela ou non mais Renaud dépassa mes attentes. Non seulement il me garda en vie pour rédiger des messages mais il me conserva également au poste de capitaine de cavalerie, avec tous ses avantages, afin que personne ne sache rien de ma trahison. Etant donné que des femmes qui avaient accusé Renaud de la mort de leur fils ou de leur mari avaient été lynchées sans préavis, mes chances de survivre dans cette ville en tant que traître notoire auraient effectivement été bien basses. J’écrivis donc le premier message de Renaud, qui consistait à accuser je ne sais quel ministre de quelques trahisons. Après cela je lui expliquai que les messages que j’avais envoyés jusque-ici ne faisaient que décrire la situation des hommes sous tous ses aspects. Je fus ensuite libéré et je pus retourner dans ma demeure, sous les regards noirs de Godefroy qui s’était même disputé avec Renaud à mon sujet.

Depuis je ne peux plus faire deux pas dehors sans avoir ce brave Louis ou ce vaillant Godefroy sur mes arrières… Enfin, c’est un maigre prix à payer pour avoir la vie sauve et toujours le même niveau de confort, avec un peu de chance je peux m’en tirer. Si Renaud m’utilise correctement jamais les vampires ne devraient être au courant de mon revirement, je pourrai donc peut-être survivre quand bien même les vampires l’emportent… Et si les humains finissent par vaincre… Dire que je commence à envisager cette possibilité… Et bien j’espère que mes loyaux services en tant qu’agent double et chef de cavalerie me vaudront une amnistie après tout cela.

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