Chapitre 26 : La compagnie des semblables

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Irina

20 septembre de l’an 5004 après la guerre des sangs.

La mort de Luna n’a visiblement pas tout arrangé : la situation d’Orania empire. Le duc de Cracvonia a été battu et il ne pourra pas relancer une offensive avant l’année prochaine à cause de ses pertes en hommes mais surtout en vivres. Le siège d’Imichk continue sans qu’il ne soit possible de déterminer dans combien de temps la forteresse tombera. Urnia est toujours assiégée et a déjà consommé la moitié de ses réserves en nourriture et enfin la grogne des petits seigneurs forcés de fournir toujours plus d’hommes et d’or pour la guerre se fait de plus en plus entendre. La seule bonne nouvelle est que le siège de Zandor a été levé moyennant de lourde pertes.

Par contre les arrestations se font bien plus rares. Youri a été remplacé par un seigneur sans titre nommé Dobroslaw ce qui a créé une véritable accalmie chez les nobles de la cour et dans le royaume en général.

Le principal problème est le maintien des effectifs. De nombreuses mesures ont été prises, comme l’interdiction des arènes de combat. Désormais à la place il y a les « bataillons de l’ennui » qui offrent une mort au service du royaume pour les vampires voulant en finir. La chasse aux anciens soldats du duc de Sartov a également été suspendue, et les survivants, bien que rares, sont enrôlés de force pour entrainer les nouvelles recrues. Enfin tout l’or amassé a permis d’engager la « compagnie des semblables ». Il s’agit d’une troupe de mercenaires basée dans le royaume d’Ishka. Elle est apparemment composée d’hommes et de vampires, tous égaux entre eux. D’après ce que l’on m’a raconté cette originalité vient de la guerre civile d’Ishka qui eut lieu il y a deux millénaires. Alors que le roi Kazimierz II se faisait assiéger dans son fort il reçut un message d’un groupe de vampires qu’il avait fait condamner mais qui s’étaient enfuis. Leur crime était de réclamer la fin de l’asservissement des hommes et une égalité entre les deux races.

Le message disait que si le roi les graciait, ils se chargeraient de briser le siège. Le roi désespéré accepta et la compagnie chargea si furieusement qu’elle mit l’armée rebelle en déroute. Reconnaissant mais ne pouvant pas changer les lois de tout le royaume pour cette seule œuvre, il accorda à ce groupe de soldats un comté et il promulgua « l’exception de non hiérarchie ». Ainsi sur ce fief et ce fief uniquement, l’égalité règne entre humains et vampires. Dès lors une compagnie de mercenaires y fut formée afin de prouver l’efficacité d’une telle idéologie sur le champ de bataille mais également d’amasser suffisamment d’or pour agrandir le fief jusqu’à ce qu’il englobe tout le royaume d’Ishka et pourquoi pas le monde entier.

Je n’avais jamais eu vent de cette compagnie auparavant mais cela n’a au fond rien d’étonnant dans ce royaume. Pourtant, bien que cet idéal me réjouissait au plus haut point, il semblait que seule une partie du fief travaillait réellement à sa réalisation. La plupart des vampires étaient partis, refusant cette égalité et les humains présents ne cherchaient pas à libérer leurs congénères mais gaspillaient l’argent en nourriture et en boisson. Ainsi le fief n’avait pas grandi et avait même plutôt tendance à rétrécir faute d’argent tandis que la troupe de mercenaires n’était composée que de quatre-mille hommes et d’une vingtaine de vampires alors que le comté disposait théoriquement de plus de quinze-mille hommes en état de combattre.

Le fait qu’Orania en soit réduit à utiliser cette compagnie-ci montrait à quelle point sa situation était précaire. Certes elle avait assez bonne réputation sur le champ de bataille. Mais Orania était le centre du culte de Valass qui prônait la supériorité des vampires sur les hommes. Tout le clergé s’insurgea d’ailleurs à l’annonce de cette nouvelle et cette déstabilisation supplémentaire n’était pas pour plaire à Nikolaj.

De ce qu’il me dit ce choix était justifié par « une bonne efficacité pour un coût relativement modeste » mais selon lui le préjudice morale que cette troupe allait jeter sur le royaume n’en valait clairement pas le coup. Il n’avait toutefois pas eu son mot à dire sur cette question. Seul le ministre de la guerre, Lech, avait eu voix au chapitre et s’était contenté de prendre en compte le prix et la qualité militaire de la compagnie. Il allait donc s’échiner à calmer le clergé en plus de tous les autres nobles qui menacent de refuser de payer l’impôt ou de donner des hommes.

Miroslaw quant à lui avait toujours les grands nobles de son côté et lorsqu’un seigneur important montrait des signes de désapprobation, le roi se déplaçait en personne et le ramenait aussi vite dans le rang utilisant tantôt la flatterie tantôt la menace, souvent les deux. Avec tous ces problèmes, sans compter les immenses sommes d’argent dépensées pour les travaux afin d’améliorer les routes, forger de nouvelles armes et armures, acheter des chevaux, les nourrir et cætera, le royaume était à bout de souffle. Malgré tout il tenait bon et semblait prêt pour l’année qui allait suivre.

Nikolaj s’était arrangé avec le grand trésorier pour que certains petits seigneurs, en plus des grands, se voient attribués des commandes de matériel ce qui les soulagerait quelque peu des impôts et réquisitions. Mais, toujours selon Nikolaj, cette situation ne pourrait pas durer très longtemps. Le royaume ne s’était toujours pas remis des années de corruption de Vanceslas II et il était incapable de soutenir des décennies de guerre comme il avait pu le faire sous Boleslaw, sans compter que si la mort de Luna et la fin des arrestations avaient calmé les seigneurs, elles avaient aussi diminué les chances de débusquer les traîtres et les voleurs.

Pour ma part je suis impatiente de voir arriver cette « compagnie des semblables » et qui sait, peut-être sera-t-elle intéressée par l’idée de combattre avec Renaud. Renaud… Cela fait tant de temps que je ne l’ai pas vu… A-t-il changé ? Les humains changent si vite… Je voudrais tant le revoir mais je ne le peux pas… Je ne peux pas même recevoir de nouvelles, je ne peux qu’en donner… Souvent je me dis que j’aimerais voyager jusqu’à Urnia, le rencontrer sous sa tente en plein siège le temps d’une nuit, puis repartir… Mais dans cette cour où tout le monde s’observe et se questionne cela m’est impossible. De plus il ne ressent sans doute pas la même chose que moi mais qu’importe. Si je ne peux pas avoir son amour, je ferai en sorte d’au moins l’aider dans sa guerre. J’espère que les renseignements que je lui envoie lui sont utiles. J’aimerai connaître mon importance, savoir à quel point j’œuvre pour que nos deux races vivent en harmonie. Je ne suis même pas sûre que ce soit ce que Renaud veuille mais ai-je le choix ? Une seule autre personne fait-elle même mine de le prétendre ? Il y a bien cette compagnie apparemment. Je me verrai bien vivre dans ce fameux comté si tout cela échoue… Cela aussi je devrai le demander lorsqu’ils arriveront à la capitale. Mais après tout, peut-être ont-ils abandonné leur but originel… Tout cela est si vieux, cette histoire de guerre civile et de fière compagnie sauvant le roi. Peut-être suis-je la seule au monde à réellement vouloir que nos deux races vivent en paix… Mais je ne pourrai jamais y parvenir seul, il faut que j’aide ceux qui se rapprochent de ce but : Renaud, Nikolaj, la « compagnie des semblables » ; peut-être que je me fourvoie sur certains, peut-être sur tous mais si je ne les aide pas, alors je suis certaine que jamais je ne verrai des vampires et des humains vivre en paix dans mon pays.

Volodia

Cela fait trois semaines qu’Ivan a été exécuté… Il était assez ennuyeux avec ses histoires de chevaliers, d’honneur et d’évasion. Mais bon, comme si cela ne suffisait pas, lors de sa dernière nuit, il a demandé à mon frère et moi de continuer à écrire sur son carnet pour « qu’à défaut d’avoir été bon chevalier je puisse rester à travers vous témoin de mon époque dans la mort ».

Mon frère n’en a eu que faire… Enfin... J’ai davantage de scrupules que lui et moins je lui ressemble, mieux je me porte. La nature nous a hélas donné des corps semblables, je tâche donc de me différencier de lui par l’esprit. Cette guerre nous aura tout de même réuni après cette querelle d’héritage… co-baron… Déjà que le titre de baron n’est pas bien important mais alors co-baron… Après la mort de notre paternel nous avons chacun créé une petite forteresse de notre côté et même pour cela il fallait se partager les quelques hommes de la baronnie ce qui ne fut pas chose aisée… A peine cinquante ans après, alors que nous commencions tout juste à nous supporter voilà que d’autres humains viennent nous prendre le peu que nous avions.

Au moins sur cette affaire-là, nous sommes tombés d’accord : on part à Valassmar, on prend des soldats et on tue tous ces rebelles ! Mais notre infortune a continué et au lieu de nous envoyer reconquérir nos terres, on nous a envoyés à l’autre bout du monde guerroyer contre Aartov… Tout cela pour finir capturés… Au moins nous serons encore en vie à la fin de ce conflit et nous retrouverons notre fief !

Enfin, si Alexander cesse d’exaspérer nos geôliers à tout instant. « J’exige que l’on me serve de l’humain ! », « Que des hommes soient nos geôliers est une honte ! », « Vous n’êtes que des larves sans même un titre, comment osez-vous vous adresser à moi, co-baron de Mokmar ? » … Il n’arrête jamais, notez toutefois que cette dernière envolée a bien fait rire les vampires présents, c’est même devenu la blague de toute l’armée. Il vaut visiblement mieux être sans titre que co-baron de quoi que ce soit… Surtout si ce quoi que ce soit est contrôlé par des humains. Heureusement que Boris II a pour principe de respecter les vampires, sans quoi cet imbécile aurait été exécuté depuis fort longtemps. Et avec un peu de chance je serais devenu simple baron… A moins que le titre de co-baron ne soit aussi héréditaire et qu’il revienne à sa fille… Cela serait du plus triste effet de recevoir en héritage un château en bois, un demi village occupé par les humains et un titre de co-baron… Si j’étais sa fille je me ferai rapidement sanguinolente pour ne pas avoir la moindre chance d’hériter de tout cela. Enfin au fond mes deux fils sont dans la même situation.

Malgré tout cela l’armée d’Aartov et tous ses vampires ont continué de se replier sans qu’aucun chevalier n’omette de ricaner dès que mon frère ou moi entrions dans son champ de vision.

Nous avons rejoint une petite forteresse qu’Aartov avait pris au tout début de la guerre. Elle se nommait Ninachka, du nom de la femme du seigneur l’ayant faite construire. Donner le nom de sa femme à sa forteresse, je ne sais pas si cette attention a touché son épouse mais cela a le mérite d’être original.

D’après ce que j’ai compris nous passerons donc l’hiver ici. Le terrain est assez plat et couvert de landes et seuls quelques petits champs délimités par de vielles barrières en bois viennent troubler ce paysage sans fin. Le gros avantage dans toute cette retraite est que les pertes subies ont drastiquement réduit les besoins en nourriture, jusqu’à ce que des renforts nous rejoignent du moins. Quant au roi, il est perpétuellement en réunion afin d’organiser l’acheminement des nouvelles troupes et du ravitaillement. Déjà il commence à arriver de temps à autre quelques groupes de soldats accompagnés de vampires.

Alexander, pour sa part, continue de s’énerver et de conspuer quiconque le toise, c’est-à-dire tout le monde et même certains humains tant son comportement manque de dignité. Au moins Ivan en avait de la dignité, à défaut d’avoir deux jambes. S’il avait vécu, il aurait été capable d’essayer de devenir le premier chevalier combattant unijambiste de l’histoire d’Orania. Entre mon frère et cet original j’ai vraiment été gâté par mes compagnons de captivité. Seul Gagarine semblait normal et était d’une agréable compagnie mais évidemment il s’est enfui.

C’est un bien long hiver qui s’annonce mais avec un peu de chance Alexander va peut-être parvenir à faire perdre patience au roi qui en retour lui fera perdre la tête. Ce serait là un échange des plus honnêtes. J’espère seulement qu’Ivan est satisfait de là où il est que j’écrive ces satanées lignes sur son satané carnet.

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