Chapitre 23 : La justice ou la paix

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Irina

17 juin de l’an 5004 après la guerre des sangs.

La cour avait encore perdu cinq de ses membres, chaque accusation était systématiquement suivie d’une exécution. Luna semblait plus désemparée que jamais. Youri était sans nul doute l’homme le plus haï du palais car la culpabilité de chacun de ces condamnés était pour le moins douteuse, bien que nul ne le lui faisait remarquer. Nikolaj semblait quant à lui toujours plus actif, tantôt avec Luna, tantôt avec Andru, tantôt avec le conseil, tantôt avec d’autres nobles mais toujours actif.

Lorsque je l’apercevais il affichait une mine inquiète, lui qui avait toujours l’air si calme et sûr de lui. Ses rires étaient moins francs qu’à l’accoutumé et il arrivait qu’on entende de légers tremblements dans sa voix. Il y a un mois il a même eu une dispute extrêmement violente avec un seigneur récemment arrivé, lui qui n’avait jamais eu de problèmes…

Même les fiefs hors de Valassmar n’étaient pas épargnés, une dizaine de seigneurs avait été enlevée de chez eux sur ordre du roi pour être exécutés, là encore sans grand-chose de convaincant quant à leur culpabilité. Chaque vampire pouvait mourir sur ordre de Youri et la distance n’était pas un rempart.

Cependant le pire survint hier, le soir tombé j’entendis un terrible hurlement dans un couloir menant à un des balcons, tout le palais l’entendit et accourut… Et nous vîmes le seigneur avec qui Nikolaj s’était disputé une épée à la main et à ses pieds le corps sans vie de Luna… Ce seigneur fut immédiatement arrêté et Nikolaj, qui était arrivé un tantinet plus tôt que tous les autres, s’effondra plus attristé que jamais sur le sol aux côtés de la belle dame toute ensanglantée, tandis que le meurtrier lui lançait un regard de défi plein de haine.

Toute la cour fut scandalisée et le seigneur concerné se vit promptement exécuté dès le lendemain à midi, juste après son procès. Je profitai de la situation pour proposer à Nikolaj que l’on dine ensemble ce qu’il accepta.

Une fois seule dans ses appartements de ministres je lui priai d’accepter mes sincères condoléances. Il me sourit alors et me dit que ce n’était vraiment pas nécessaire. J’étais toute interloquée et, le voyant, il me dit tout en préparant la table :

« Ne vous en faites pas, cette histoire n’est pas pour me déplaire, étant donné que j’en suis d’une certain manière le principal artisan. Je vois de la perplexité dans votre regard, asseyez-vous donc que je vous explique cela. »

Il attendit que je sois assise et, après m’avoir servi un verre de sang ainsi qu’à lui-même, il continua :

« - J’imagine que vous avez remarqué cette pesante ambiance depuis que le baron de Mafmar est devenu maître de l’ombre et bien moi de même figurez-vous ! Mais ce n’était pas pour me plaire, en effet une telle situation a tendance à, comme qui dirait, crisper les seigneurs ce qui peut à terme menacer leur fidélité et c’est justement ce que je dois empêcher de se produire.

- Il exécutait bien des gens innocents donc ? Ne pus-je m’empêcher de demander.

- Oh que non mais cela importe peu en vérité car comme vous le démontrez si bien, leur culpabilité n’a que peu de valeur si le monde entier n’en est pas convaincu. C’est là où notre brave Youri et avec lui le grand-duc d’Ortov se trompent, la justice n’est pas garante de stabilité. C’est l’impression de justice qui l’est… Je vois que vous peinez à comprendre, très bien à votre avis dans quel monde vous sentiriez-vous le plus en sécurité ? Un monde dans lequel tous les coupables et seulement les coupables sont punis mais où chacun est convaincu à tort de leur innocence ou bien un autre dans lequel à chaque crime commis un innocent est condamné mais où absolument tout le monde est persuadé à tort de sa culpabilité ? Dans le premier cas nous avons un monde juste et instable et dans le second cas un monde injuste mais stable. Bien sûr, la justice réelle aide à donner l’impression de justice mais ce n’est pas toujours vrai. Malheureusement nous étions précisément dans un de ces cas-là »

- Je ne vois toujours pas le rapport avec l’accident d’aujourd’hui !

- J’y viens. Dites-moi, pourquoi n’étiez-vous pas convaincu de la culpabilité de tous ces gens ?

- Les procès étaient bien rapides et les preuves pour le moins lacunaires !

- Tout à fait, parce qu’il n’y avait pas de preuves et ce pour une bonne raison, si elles avaient été montrées ou décrites, plus un seul de ces traîtres ne se serait fait prendre. En effet, toute cette opération visant à découvrir et punir les traîtres reposait sur une sorte de tour de passe-passe : Youri ! »

J’étais tout à fait perdue et le rapport avec l’accident m’échappait toujours. J’essayais malgré tout de conserver un air à la fois attentif et détaché afin de camoufler l’incompréhension totale qui régnait en moi

« Ah ah ! Vous commencez à savoir masquer vos émotions mais vous avez encore des progrès à faire… Enfin reprenons, je disais donc qu’il s’agissait d’une sorte de tour de magie. En effet Youri était un leurre. Ce physique singulier, presque idéal pour le poste qu’il occupe, cet air méfiant et son manque de loquacité, chose peu commune à la cour vous en conviendrez, ne servent qu’à une chose : attirer l’attention pendant que le véritable maître de l’ombre agit. En effet à côté de ce monstre difforme, quelqu’un désarmant d’innocence s’en allait discuter de-ci de-là afin de voir s’il n’y aurait pas quelques informations compromettantes. Qui se méfierait de la jolie Luna à côté de cette immonde créature ? »

Mon cœur s’arrêta de battre, Luna ne pouvait pas être une espionne, elle était si…

« - Innocente n’est-ce pas ? Non décidément vous avez encore bien du mal à camoufler vos pensées, surtout lorsqu’elles vous prennent par surprise. Donc cette brave dame discutait avec tout le monde, n’hésitant pas à leur faire discrètement les poches, à leur soutirer quelques informations et même à les courtiser. Ainsi une fois qu’elle avait la certitude de la compromission d’un tel ou d’un tel elle prévenait Youri qui se chargeait de mener l’arrestation aux yeux de tous, renforçant ainsi le leurre. Evidemment les preuves pouvaient difficilement être montrées car la question de leur origine se serait posée et Luna aurait pu être démasquée.

- Mais comment avez-vous découvert cela ?

- Et bien je me suis vite demandé comment cet homme qui ne parlait jamais avec qui que ce soit et ne cherchait jamais rien avait pu arrêter tant de gens. Je me suis bien demandé si ce n’était pas arbitraire mais connaissant le roi, le maître des ombres se devait d’avoir une certaine efficacité. J’ai alors cherché qui était arrivé en même temps que le baron de Mafmar à la cour et qui avait parlé dernièrement aux exécutés. J'en vins rapidement à faire la connaissance de Luna, en provenance d’Aarsfald et qui connaissait donc notre souverain. Je lui parlai et la regardai à l’œuvre et je dois bien admettre qu’elle était très habile. Elle avait un talent tout à fait extraordinaire pour deviner le chemin qui la mènerait à la vérité chez chacun, tantôt jouer l’innocente, tantôt l’amante, tantôt la comploteuse, à chacun son numéro. Et le plus remarquable était qu’elle arrivait même à s’adapter si elle s’avérait être en compagnie de plusieurs personnes aux profils différents en même temps, bien qu’elle avait tendance à l’éviter si possible. Elle mettait la main sur quelques correspondances compromettant de lointains seigneurs ou se faisait chuchoter quelques secrets sur l’oreiller. Oh je voyais bien au temps qu’elle passait avec chacun des exécutés qu’elle avait une certaine déontologie. Elle n’a pas hésité à passer plus d’un mois avec ce corrompu de seigneur Koulak pour être certaine de son improbité. Si l’on passe plus d’un mois avec l’insupportable seigneur Koulak alors que sa corruption est aussi évidente qu’une armée en terrain vague, c’est qu’on fait les choses bien.

- Mais si elle était si efficace pourquoi avoir été l’artisan de son décès et surtout comment avez-vous fait ?

- Vous n’écoutez pas… Leur culpabilité était bien réelle, sans aucun doute, mais tous les seigneurs, même les innocents, commençaient à s’inquiéter. Je dois déjà me battre pour garantir la fidélité des vampires alors si un Youri et une Luna viennent provoquer des conflits supplémentaires, et ce en pleine guerre, mon ministère se doit d’agir. J’ai eu beau répéter plusieurs fois au conseil que ces arrestations mettaient à mal la fidélité de la petite noblesse du royaume, rien ne changea. Au fond chacun faisait son travail, il s’est simplement trouvé que le mien et le leur n’étaient plus compatibles. Quant à savoir comment je me suis débrouillé et bien ce fut assez simple. Rapidement je pris un air quelque peu suspect et fit mine de m’intéresser au côté charnel de notre chère Luna. Elle mordit à l’hameçon et vu les yeux complices que vous me faisiez lorsque vous nous voyiez tous les deux j’en déduis que vous aussi. Toujours est-il que notre relation progressait. Dans le même temps je prenais diverses mesures pour appauvrir un obscur baron du sud, un certain seigneur Ibrahim baron d’Ortsk. J’avais entendu parler de lui lors de mes nombreuses correspondances, un vieux guerrier de plus de mille ans soumis à la malédiction de l’ennui, qui n’avait jamais eu ni honneur ni courage. Je m’arrangeais donc avec le ministre de la guerre pour lui prendre toujours plus d’hommes et d’or, ajoutant quelques expressions méprisantes en mon nom propre et ce de manière répétée jusqu’à ce qu’il se présente à la cour, ivre de rage. Je fis alors en sorte qu’il me voit avec Luna et qu’il en déduise que ce qui me ferait le plus de mal ce serait bien de la perdre. J’eus une réunion houleuse avec lui où je lui exprimai mon mépris à son endroit et concernant ma propre vie mais sans oublier de jeter des regards inquiets à Luna. Ensuite, le soir venu, j’emmenai Luna pour l’embrasser en prenant soin qu’il nous vit, puis je partis et attendis simplement que cet homme qui n’avait plus de raisons de vivre depuis longtemps et que j’avais allégrement humilié et appauvri vienne tuer la « seule chose qui compte réellement pour moi ». Au fond ce n’était pas le desservir, il a pu mourir heureux, persuadé de m’avoir fait souffrir et son procès fut tout à fait amusant, quel dommage que vous n’y ayez pas assisté. »

J’en restais bouche bée. Nikolaj était une classe au-dessus de tout le monde dans cette cour et il avait réussi à se débarrasser de son problème sans qu’il ne soit directement impliqué et en ayant paru en tout instant aussi désemparé que tous les autres nobles. Renaud est certes un génie dans l’art de la guerre et de mener des batailles mais pour ce qui est des intrigues Nikolaj n’a pas son pareil, le plus incroyable est qu’il a même réussi à passer pour la victime de son ultime tromperie.

« - Pourquoi me dites-vous tout ça ? lui demandai-je assez incrédule. Vous bernez le monde entier et vous vous confiez à moi qui ne suis que novice dans cette cour ?!

- Oh je dirais par orgueil, j’aime que quelqu’un reconnaisse mon habileté, paraître tantôt effrayé, tantôt amoureux, tantôt attristé m’énerve en réalité au plus haut point mais il faut bien cela pour conserver mon rang. Vous êtes mon auditoire d’une certaine façon et, peut-être justement parce que vous êtes novice, ou que vous ne semblez pas avoir d’ambition ici, j’ai toute confiance en vous pour ne rien raconter ! »

Il n’avait pas tort, je n’allais rien révéler mais, à travers moi, l’humanité libérée était son auditoire, avoir un informateur de cette qualité était inespéré à mon arrivée ici. S’il y avait bien une chose que je savais cacher à la longue, c’était mon attachement aux hommes et à la paix ; deux choses proscrites dans ce royaume. Je répondis donc le plus simplement possible :

« Soyez-en sûr, je ne dirai rien mais je vous en prie, gardez-moi en confidente, il est aussi intéressant pour moi de vous écouter que pour vous de me raconter vos histoires. »

Il me sourit et nous finîmes notre repas. Une fois rentrée dans mes appartements… Et bien je lui ai assuré que je ne dirai rien… pas que je n’écrirai rien.

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