30 avril 1945, 23h15, Tiergarten Strasse, 30

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Et merde ! Je ne pensais pas devoir reprendre ce foutu carnet. J'ai même mis un peu de temps à le retrouver. Il a fallu que j'allume une bougie, qui m'éclaire maintenant pour écrire. Hier soir encore, ça m'aurait semblé le summum de l'imprudence mais, là, je ne suis plus certain que ce mot a un sens...

Ce matin, nous sommes montés, Gerhard et moi, fouiller les étages à la recherche de nourriture. C'est dangereux, bien sûr, avec les batteries russes qui ne s'arrêtent jamais, avec les chars qui tonnent, avec les combats partout, mais les bombardements aériens, la nuit, sont encore pires. Et, de toutes façons, c'est ça ou mourir de faim. Même pour deux, les provisions prévues dans l'abri ne dureront plus très longtemps. Et comme il est impossible de dire combien de temps cette folie va durer...

Quoi qu'il en soit, ce n'est pas pour ces questions de nourriture, ou même pour décrire le bruit infernal des tirs et des grenades qui explosent à quelques mètres de nous, juste là dehors, que j'aurais pris la peine de recommencer à écrire. Mais le spectacle sur lequel nous sommes tombés à l'étage, il faut que j'en garde une trace, ou j'ai peur de ne plus me croire moi-même si, un jour, j'ai encore le loisir de m'en souvenir...

À peine sortis de l'abri, on a compris que quelque chose clochait. Il y avait comme un bruit étranger au milieu du fracas des obus et des balles. D'une certaine manière, ça avait quelque chose de bizarrement ironique. Il m'a fallu un peu de temps pour l'identifier, pas seulement à cause du vacarme, mais surtout parce qu'il ne collait tout simplement pas avec l'univers qui est maintenant le nôtre depuis dix jours : c'était la voix d'un piano, passée à travers le grain typique d'un disque sur phonographe. Sur le moment, ma première réaction a été de me demander qui pouvait bien encore utiliser un engin pareil en 1944. Et puis, bien sûr, comme toujours quand on l'oublie trop longtemps, la réalité m'a rappelé que, l'étonnant en avril 1944 à Berlin, c'était que quelqu'un écoute de la musique.

On est arrivés à l'étage : le son venait des appartements privés. On a traversé les bureaux dévastés et, au bout du couloir, à travers une porte ouverte, nous sont apparus un morceau de l'immense carte d'Asie qui ornait la salle à manger et, plantée devant, masquant l'Inde et la tête dressée vers le Gobi, une silhouette un peu voûtée, dans une pose d'une décontraction surréaliste.

Je ne l'ai pas reconnu tout de suite, mais Gerhard s'est aussitôt précipité avec un cri de surprise ravie – le genre de bruit que je ne l'avais plus entendu faire depuis notre expédition ratée à la Chancellerie, et avec une énergie qui l'avait quitté depuis plusieurs jours. Il a crié "Wilhelm !" et j'ai eu un doute. L'homme a attendu un peu, les yeux trainant une seconde sur la fresque avant de se retourner, et j'ai compris, stupéfait, que c'était Wilhelm von Elsenborn, le baron voyageur lui-même, qui revenait sur les lieux de sa gloire. Il faisait encore plus peur à voir que nous : pas tellement à cause de ses vêtements, une grande tenue d'aristocrate en voyage mais qu'il portait visiblement depuis plusieurs semaines sans en changer, ni pour son teint de cadavre, ses cheveux gris en broussaille et son menton qui avait perdu tout contact avec un rasoir. Ce qui m'a tout de suite mis mal à l'aise, c'est l'insouciance sans ombre de toute son attitude : reconnaissant Gerhard, il lui a serré la main le plus naturellement du monde, comme si cette rencontre n'avait rien du miracle qu'elle était. Puis, il s'est tourné à nouveau vers la carte et, y pointant l'index, a demandé calmement à son vieil ami s'il "avait remarqué que Tourfan avait été mis en plein coeur du Taklamakan ?".

Gerhard est resté interdit un moment. Il a regardé le baron, puis il a lentement levé les yeux. Alors il est soudain comme entré dans un autre monde : il a détaillé le point que von Elsenborn lui indiquait et, sans prévenir, il a éclaté d’un rire à réveiller les morts ! « Mon Dieu, Wilhelm, mais tu as raison ! Quand je pense à ce que j’ai dépensé pour cette carte ! » Von Elsenborn lui a répondu quelque chose sur la beauté de l’œuvre, sur la licence artistique qui autorisait l’imprécision tant qu’elle avait du talent, et ils se sont lancés dans un débat mi-ironique, mi-érudit sur les exigences comparées des statuts d’artistes et de scientifiques, tout ça au milieu du fracas des obus et des mitrailleuses qui se déchainaient dans la rue même, juste sous nos fenêtres !

J’ai hurlé. Je ne sais plus quoi. Quelque chose sur le ridicule de la situation, sans doute. Ils se sont retournés tous les deux. Von Elsenborn m'a regardé comme si j'étais un sauvage sorti d'un de ses récits. Gerhard a eu l'air d'abord de ne pas comprendre puis, peu à peu, de sortir avec peine du sommeil. Il s'est tourné vers son ami, lui a serré la main, s'est excusé, a parlé de ses obligations pressantes - pressantes, tu parles ! Trouver de quoi ne pas crever de faim, assez vite pour ne pas crever sous les obus ! - et puis on l'a laissé face à cette fichue carte, qu'il avait recommencé à détailler au son de son phonographe !

Nous voilà de retour dans notre abri, avec assez de vivres pour tenir encore une bonne semaine. J'ai beau l'avoir écrit, me relire encore et encore, je ne réalise toujours pas que ce vieux cinglé est toujours là-haut, à regarder sa carte et à écouter sa musique, sans voir que le monde s'effondre autour de lui.

Mais ce qui m'inquiète le plus, c'est que Gerhard ne semble pas plus choqué que ça. À la place, il me parle de son vieil ami le baron avec une admiration obstinée. Il ne s'inquiète même pas de la façon dont il s'est retrouvé là !

Hier soir, il se laissait presque mourir. Aujourd'hui, c'est comme s'il puisait une nouvelle vie dans l'inconscience de von Elsenborn. Mais une vie malsaine qui me donne des frissons...

Je lève à nouveau les yeux au plafond. Je devine plus que je n’entends les notes du phonographe qui résonnent encore. Et soudain je réalise que je ne lui ai même pas demandé pourquoi Hannah n’était pas avec lui…

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