20 avril 1945, 14h15, Tiergarten Strasse, 30

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Cinquième jour à Berlin. Toujours pas mort. Ni même blessé, en fait. C'est pas faute d'avoir essayé...

Je finis presque par m'habituer. Les bombardements chaque nuit, les cadavres dans les rues, la radio qui vocifère, les Russes qui approchent… Presque.

Quand l’anxiété monte trop, je plonge la main dans ma poche. Mes doigts y rencontrent le cuir granuleux du carnet et le caressent comme un animal domestique.

Je l’ai ressorti. Il est temps que je me remette à noter : les souvenirs commencent à s’embrouiller. Si je laisse la peau ici et qu’on trouve ces mots, j’aimerais avoir l’air de quelqu’un qui a gardé la tête sur les épaules.

Bamberger, lui, commence sérieusement à m'inquiéter. On avait trouvé un poste de radio dans la cave de la Friedrich Strasse. La bakélite était couverte de griffes mais il avait suffit de quelques secondes à ses doigts de fée pour que l'appareil capte à nouveau. C'était un de ces petits modèles que tout le monde s’arrachait, juste avant la guerre, et qu'on avait surnommés Goebbelsschnauze parce qu'il permettait à Goebbels de venir fourrer son gros nez dans chaque foyer d'Allemagne. Chaque foyer, mais pas notre cave.

S'il y a une qualité que je dois reconnaitre à mon patron, c'est sa détermination. Il a toujours dit que la guerre se terminerait autour d'une table entre Européens civilisés, au besoin grâce à l'entremise d'un riche industriel qui aurait des amitiés des deux côtés – il se voyait bien dans le rôle, c'était même la raison exacte de notre présence ici. Alors ce n'étaient pas des patrouilles du Volksturm, et encore moins mes supplications, qui allaient l'empêcher d'écouter la BBC.

Il n'est pas le seul, évidemment. Plus personne ne croit la propagande. Les Russes arrivent, tout le monde le sait. Il n'y aura pas de retournement de situation, de dernier miracle. Mais Bamberger, lui, attend autre chose des émissions anglaises : il guette le réveil de l'Europe. Il espère entendre un mot, un simple indice, le signe que les Anglais vont terminer cette guerre avec nous contre nos ennemis communs : les hordes qui déferlent du fond de l'Asie. Ce sont ses mots, et ça fait longtemps qu’il les utilise.

Avant la guerre, déjà, c’était son obsession : l’Asie immense et mystérieuse, la steppe infinie et ces peuples qui vivent à cheval et dans des tentes. Dans tous ses déplacements, il fallait que je lui organise des visites de musées. Il s’entourait d’explorateurs et d’orientalistes, il finançait souvent leurs travaux, il collectionnait des artefacts. Et il accueillait chaque nouvelle rencontre, chaque nouvelle acquisition avec le même mélange de fascination et d'horreur. Pour lui, comme s’il était un vieux Romain inquiet au soir de l’Empire, de l'Est lointain venaient toujours les invasions barbares.

Jusque dans ses tête-à-tête avec la radio, quand il entend les speakers de Londres tresser des éloges aux soldats de l'Armée Rouge, il bout. Il se désespère. Et il cherche l'occasion de jouer un rôle pour prévenir le désastre. Enfin... il cherchait, parce que je ne l'imagine pas y croire encore après notre expédition de ce matin.

Bizarrement, c'est la bonne vieille propagande du régime qui lui a fourni l'occasion qu'il attendait. Hier, il s'était pour une fois branché sur le programme nazi. Ou il s’y était encore égaré à la recherche de l’émission en allemand de la BBC, peu importe. À chaque fois qu’il entend l’indicatif de la Großdeutscher Rundfunk, il marque un temps d’arrêt, et je n’arrive pas à l’interpréter. Moi, ça me fait toujours sourire, cette référence à la « Grande Allemagne ». L’Allemagne est aujourd’hui plus faible et plus petite qu’après Versailles, alors je repense à tous ces discours de revanche, à Nürnberg. Ça valait bien la peine… Mais je me tais, en général : je ne sais jamais vraiment ce qu’il en pense. Cette fois, il avait attendu un peu plus longtemps que d’habitude, et restait là, l’air de suivre avec les ondes une idée qu’elles lui avaient apportée. Il murmurait en boucle deux mots inaudibles. C’était un discours de Goebbels qui passait. J’ai tâché de m’y intéresser : il était question de l’anniversaire du Führer, le lendemain, ce que j’ai trouvé assez surréaliste, sur le moment. Et puis j’ai compris ce que Bamberger se chuchotait : « son anniversaire… c’est son anniversaire… ». Brusquement, il a coupé le poste, sauté sur ses pieds et disparu par l’escalier. Je n’y comprenais rien. Tout ce qui était sûr, c’était que même la curiosité ne me lancerait pas à sa poursuite. Alors, j’ai attendu.

Il est revenu ce matin. Je crois que je l’avais déjà enterré, et j’en arrivais presque à accepter le désespoir de ma situation : seul dans cette ville où je ne connais plus personne, sans savoir où ni comment rester indemne, sans parler de se trouver à manger, je ne me donnais pas cinq jours, moins si les Russes arrivaient plus vite.

De toutes façons, je n’avais plus rien avalé depuis l’avant-veille et il devenait difficile de penser à autre chose. Quand je l’ai vu débouler dans la cave, surexcité au-delà de toute description, mon second réflexe (le premier, c’était le soulagement de ne pas reconnaître un uniforme soviétique) fut d’espérer le voir sortir un saucisson ou une miche de pain rassis de l’une de ses poches. Mais il était aussi démuni qu’un mendiant et, de toutes façons, ses poches aussi trouées que les miennes.

À défaut d’autre chose, il a bien fallu que je digère ma déception, et assez vite, parce qu’il avait sa tête des grandes idées : il avait contacté une connaissance à la chancellerie. Il n’a pas précisé laquelle, mais la suite me donne à penser que ce n’était pas une huile. Quoi qu’il en soit, il avait appris qu’Hitler allait sortir du bunker le lendemain, pour une réception, puis pour décorer quelques gamins des Jeunesses Hitlériennes.

À ce moment-là, il s’est arrêté, et son visage s’est fendu de part en part d’un sourire radieux et un peu effrayant. Il avait, d'après lui, un plan génial : on allait rejoindre les jardins par la Göringstrasse, puis il suffirait d’obtenir un entretien, au cours duquel il comptait exposer ses idées d’entente avec les Anglais et ses offres de service. Je n’en revenais pas : tout ce qu’il avait, c’étaient quelques noms de clients à Manchester, dans les années ’30, et la certitude d’être fusillé pour traîtrise, ou mis en joue et abattu à distance en s’approchant.

J’ai essayé de lui expliquer mais, quand Bamberger a une idée, il est incapable de la lâcher. C’est presque un principe de physique fondamentale. Je me suis retrouvé une nouvelle fois à découvert dans les ruines, courant après le seul type qui avait assez de ressources pour me sortir de là vivant. Un peu comme un naufragé perdu en pleine tempête, à la différence qu’à ce moment précis, la tempête qui nous cernait était silencieuse comme la mort et que c’était mon canot de sauvetage qui semblait pris de folie.

Nous nous sommes retrouvés dans Göringstrasse et j'ai senti tout de suite que ça allait foirer : même mutilée par les bombardements, d'autant plus peut-être, la Chancellerie ressemblait à ce grand machin carré qu'elle avait toujours été, aussi accueillante pour les farfelus comme nous qu'un peloton d'exécution. Il suffisait d'y jeter un coup d'oeil pour comprendre que son Reich de mille ans n'en avait plus pour longtemps, et qu'il était trop tard pour lui apprendre le sens de l'humour.

Nous nous sommes engagés dans le jardin du ministère, ou ce qu'il en restait. Face à nous, il y avait un tas de briques et de poutrelles tordues qui avaient été l'Orangerie. Bamberger a marqué un arrêt : je suppose qu'il s'attendait à entrer par là. Derrière, on pouvait distinguer quelques fantômes d'arbres et, plus loin encore, une rangée de gamins au garde-à-vous. Le genre de gosses juste bons à tirer la roquette de leur panzerfaust pour stopper un char russe avant de se faire massacrer par les suivants. De nos jours, l'avenir de l'Allemagne n'a pas une très longue espérance de vie... Sur le moment, ceci dit, je n'ai pas eu beaucoup de temps pour philosopher. La suite - et je n'en tire aucune gloire particulière - s'est déroulée exactement comme je m'y attendais. Il y a eu un ordre crié, Bamberger s'est aperçu des deux sentinelles devant les ruines, il a levé la main et s'est fait tirer dessus. Pourquoi nous nous en sommes sortis ? Sans doute parce que ces soldats avaient des menaces plus sérieuses que nous en perspective et un besoin impérieux d'épargner leurs munitions.

Nous avons donc couru. Nous ne nous sommes arrêtés qu'après avoir trouvé un bosquet miraculé dans Tiergarten. J'ai voulu examiner la main de Bamberger, qui avait été salement amochée, mais il a refusé d'un geste brusque et m'a fait signe de le suivre. Et j'ai compris pourquoi je continuais de le faire : ce type ne s'arrête jamais. Quelles que soient les circonstances, il trouve toujours une solution au problème suivant, même si elle est foireuse une fois sur deux.

Et cette fois-ci, je dois bien le reconnaitre, sa solution n'est pas du tout foireuse, loin de là. Moi, je voulais traverser le parc et rejoindre l’abri de la Tour de DCA du zoo. Mais il y avait plus près, plus confortable, et plus sûr.

Nous sommes au siège de l'entreprise, au bord du parc. L'ancien siège, évidemment. Celui que les Anglais ont bombardé en '43. Des ruines, encore, mais l’abri est assez grand pour une armée, il cache peut-être encore quelques trésors comme des vivres et des médicaments, et puis Bamberger connaît le bâtiment par cœur. En plus, ces vieux gâteux du Volkssturm n'en ont apparemment pas connaissance. Une idée de génie, donc.

Quand on est arrivés, je courais. Ce n’est que dans le hall d'entrée, obligé de ralentir pour éviter les bris de verre de la porte, que j'ai senti qu'il ne me suivait plus. Je me suis retourné : campé sur le trottoir, tranquille, il contemplait la façade. Derrière lui, Tiergarten n'offrait plus à la rue vide que quelques arbres calcinés sur des pelouses noircies par les bombes incendiaires. J'avais du mal à y croire : autour de lui, tout parlait de l'enfer qu'était devenue cette ville. Lui-même, avec ses vêtements d'il y a une semaine et sa main en sang, ne pouvait pas faire illusion. Mais il affichait un sourire, il y avait une lumière dans ses yeux qui semblaient jaillis tout droit du temps où il venait ici faire des affaires lucratives dans un cadre prestigieux. On aurait dit un visage découpé dans une vieille photo heureuse pour la coller sur ce décor de mort.

Je l'ai rejoint, malgré le réflexe de me mettre à l'abri. "Elles sont toujours là" il m'a dit, avec l'air de satisfaction pure d'un enfant qui vient de réussir un château de cartes. Je me suis retourné : au-dessus de la porte brisée, les belles lettres blanches calligraphiées signalaient encore "Bamberger AG". J'ai frissonné. D'une manière ou d'une autre, et contre toutes les évidences, il était content d'être là.

Il a pansé lui-même sa main : il ne veut toujours pas que je regarde. Je le soupçonne de craner. Maintenant il dort. Je crois que, derrière son assurance et sa course incessante, il a besoin d'encaisser son échec.

Je m'étais juré de ne plus penser à Hannah, pour éviter de me poser des questions, mais il a fallu que je me retrouve ici, ici précisément où je l'ai rencontrée. J'ai l'impression qu'à tout instant son fantôme va surgir.

Je me relis. Je n'arrive pas à croire que je viens d'utiliser ce mot en parlant d'elle ! Je ne sais rien de ce qui a pu lui arriver. J'ai quitté Berlin il y a deux ans pour suivre Bamberger, sans pouvoir donner d'adresse : trop de déplacements, et le nouveau siège devait rester secret. Alors, évidemment, je ne sais rien de sa vie depuis, et tout est possible.

Bon. Apparemment, j'ai bel et bien décidé de parler d'elle...

J'ai rencontré Hannah Klein lors d'un diner du Cercle des Voyageurs. C'était un club que Bamberger avait lancé : toujours dans son obsession pour l'Asie centrale, il avait décidé de rassembler tous les mois ici, dans ses appartements du siège, une sélection de spécialistes. La star de ces réunions était le baron von Elsenborn, grand explorateur qui avait monté plusieurs voyages en Mongolie et au Turkestan chinois et participé à l'expédition sino-suédoise de 1927, avec Sven Hedin. Hannah travaillait pour lui.

Un peu comme moi avec Bamberger, elle gérait les aspects pratiques des travaux du baron. Horaires, transports, logement, matériel, contrats... : tout ce qui ne concernait pas exclusivement ses recherches lui revenait et, bien sûr, elle participait à chacun de ses voyages. Elle lui était indispensable. On peut même dire - elle le disait, d'ailleurs, mais juste à moi - qu'elle avait bâti la moitié de sa légende. Pourtant, lors de ces soirées au Cercle, alors qu'il captait toute la lumière, on la remarquait à peine. Toujours discrète, elle parlait peu à table et, lorsque nous nous installions au salon pour une conférence, elle se trouvait toujours le coin d’ombre, le fauteuil ou la chaise en retrait, d’où elle assistait en silence à leurs échanges passionnés.

Moi je la voyais. Je la trouvais terriblement élégante, et je n’en revenais pas que les hommes autour d’elle ne la remarque pas davantage. Peu à peu, j’ai compris que c’était le secret de sa personnalité : elle n’était ni terne, ni timide comme tout le monde semblait le croire, mais réservée. Dans sa tenue, il y avait toujours un détail – broche, boucle d’oreille, foulard – qui relevait un ensemble sobre d’une touche personnelle, et je trouvais ça terriblement séduisant.

Deux à trois fois par soirée, elle sortait respirer sur la terrasse. J'ai fini par l'y rejoindre : personne ne notait notre absence, surtout pas von Elsenborn. Longtemps, nous avons échangé des banalités. Au bout d’un moment, j’ai dû réussir une sorte de test, car elle a commencé à me parler, réellement. Juste pour moi, elle composait sa version du récit que son patron servait à nos invités quelques mètres derrière nous. Elle y mettait moins de panache, elle parlait peu d’elle-même et encore moins de lui, mais elle me décrivait les pays et les gens avec une telle précision, un tel luxe de détails, un tel sens de l’humour souvent et du tragique parfois que je voyageais avec elle.

Quand nous rentrions, une complicité s’était tissée entre nous, et souvent nous échangions des sourires entendus lorsque une anecdote du baron s’éclairait juste pour nous de la lumière moins glorieuse du récit qu’elle venait de terminer. J’ai même eu quelques débuts de fous rires tant le contraste entre l'épique et le pittoresque ridiculisait l'un tout en renforçant l'autre. Elle me fusillait alors du regard, mais du coin de sa bouche une mimique ironique me disait qu’elle ne m’en voulait pas vraiment.

Il ne s'est rien passé entre nous. Je ne peux même pas dire que quelque chose devait arriver. Nous avons partagé six mois de complicité épisodique, et puis je suis parti.

Devant moi, l'abri déploie sous un plafond bas ses salles de cathédrale vide. Je lève les yeux : quelques mètres de béton me séparent de ce salon, de cette terrasse où nous nous sommes croisés. Quelques mètres et les ruines de Berlin.

Je crois que j'ai assez écrit pour aujourd'hui.

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