Chapitre 24

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Sans grande conviction, Jo tapota l’extrémité de son stylo sur le calepin. Elle laissa courir la mine sur le papier, traça les contours d’une pommette puis d’un menton, esquissa une oreille puis une bouche enfantine ornée de dents du bonheur, avant de donner vie à deux prunelles rieuses. Elle rendit son sourire au visage rondouillard né de sa plume, puis sursauta lorsque le brouhaha des chaises s’éleva dans l’amphithéâtre. Elle avisa sa montre, son portable et finit par abandonner son strapontin lorsque tous les étudiants eurent quitté la salle. Par acquis de conscience, elle jeta un dernier coup d’œil à son poignet en quittant la pièce. Pas de doute possible : les cours étaient passés à une vitesse surprenante. Non pas qu’elle s’était découverte une passion sans borne pour la méthodologie juridique, mais elle devait bien avouer que le côté cartésien du droit avait quelque chose de rassurant. Plus tard, viendrait le temps de l’interprétation. Mais pour le moment, il s’agissait d’ingurgité une quantité d’information faramineuse qu’elle n’avait qu’à recracher mot pour mot pour mot quand on lui posait une question. Les doigts dans le nez.

Sans se presser, elle remonta le couloir et se dirigea vers l’entrée du bâtiment où Rose, calée entre un distributeur de friandises et une poubelle, l’attendait déjà. Amusée, Jo détailla la punk et secoua la tête de perplexité. Pour une fois, elle avait presque opté pour la sobriété. Un simple jean élimé agrémenté d’un pull oversize à damier et de baskets noires aux lacets orange, parce qu’il ne fallait pas non plus tomber dans l’ordinaire. Plongée dans la contemplation de son écran, Rose releva la tête lorsque Jo s’accouda à son tour sur le distributeur de douceurs.

– Hey ! l’interpella la punk en rangeant son portable.

– Hey… répéta-t-elle sans entrain. Café ?

– Mocaccino !

– Pas sûre que ce soit au menu de la cafét’...

– Ah ? Alors on va devoir migrer vers un endroit plus sympa ! Fais pas cette tête, ajouta-t-elle moqueuse. C’est pas très loin d’ici.

Jo ne releva pas et se contenta de lever les yeux au ciel en réajustant son sac à dos. Comme promis le Matousphère, ou « bar des gens chympas » d’après l’enseigne de l’établissement, avait élu domicile à trois rues seulement de l’université. Avant d’entrer Jo s’immobilisa et observa la vitrine dans laquelle deux énormes félins avaient élus domicile pour profiter des derniers rayons de soleil qu’offrait cette journée. L’un d’eux, un superbe sacré de Birmanie au pelage blanc laiteux, s’étira de tout son long avant de bailler aux corneilles et de se rendormir sans broncher. L’autre, un chat de gouttière amputé d’une oreille et dont la queue formait un angle inquiétant, ouvrit un œil paresseux. Perché sur une étagère hors d’atteinte, il se redressa, exécuta une rapide toilette et bailla à son tour avant de descendre de son perchoir et de se planter droit comme un I devant Jo. La blonde pianota la vitre qui les séparait du bout des doigts, et gloussa lorsque le matou frotta sa tête contre la paroi de verre. Puis, sans plus attendre, elle s’empressa de rejoindre Rose qui faisait le pied de grue devant la porte. Une fois à l’intérieur, les deux amies se frayèrent un chemin jusqu’à une table près du comptoir. Jo se délesta de son sac et examina l’endroit en s’installant.

Quelques tables et chaises dépareillées, une dizaine de poufs en grosses mailles et autres coussins de sol, de petites suspensions en laiton très seventies et des murs clairs ornés de reproductions de grands tableaux impressionnistes. Le regard de la jeune femme passa des célèbres coquelicots de Monet aux incontournables danseuses étoiles de Degas, pour finir sur les cultissimes raboteurs de parquet de Caillebotte : tous défendaient leur place dans cette invraisemblable galerie d’art improvisée. L’ensemble avait quelque chose de charmant, un côté maison de campagne pittoresque qui sentait bon les souvenirs d’enfance et les soirées au coin du feu à se raconter sa journée. Jo se dit qu’elle aimait déjà cet endroit, sans vraiment savoir pourquoi. Sans doute lui en rappelait-il un autre. Tout à l’observation de l’imposant comptoir en bois brut, une douce caresse la ramena sur terre.

Sur ses genoux, le chat de gouttière rencontré un peu plus tôt par vitrine interposée. Et entre ses mains, la frimousse déplumée de la pauvre bête qui avait dû se faire attaquer il y a peu. Elle fit courir ses doigts sur sa tête et obtint un ronronnement sourd en échange de sa caresse.

– Whaou ! s’extasia Rose. Impressionnant. T’as réussi à amadouer Pouille-pouille !

Pouille-pouille ? Répéta Jo incrédule.

– C’est vrai, pardon. Je me manque à tous mes devoirs : Jo, je te présente Pouilleux. Pouille-pouille pour les intimes. Pouilleux, j’ai le plaisir de te présenter Jo !

En réponse, la matou bailla une énième fois et se lova confortablement contre Jo.

– Enchantée Pouilleux, murmura la blonde. Tu viens souvent ici ?

– Assez, ouais. J’ai toujours voulu un animal, mes parents ont toujours refusés. Je crois que ma sœur est allergique.

– T’as sœur ? s’étonna Jo.

– Oui, ma petite sœur. T’en fais une tête. Quoi ? J’ai une tronche de fille unique ?

– Non, pas du tout ! Enfin, si… un peu. Tu sais ce qu’on dit, on juge toujours les autres par soi-même. Et t’es un peu… à part, comme moi. Donc j’ai imaginé que t’étais fille unique, comme moi.

– Drôle de déduction, plaisanta la punk en levant un sourcil. Elle s’appelle Bertille.

Roseline et Bertille. Quelle étrange mode, que celle donner des vieux prénoms à la nouvelle génération ! Jo se contenta d’acquiescer en silence, tandis que Rose passa commande auprès du serveur sans même se lever de sa chaise.

– Et où est Bertille à cette heure-ci ? lança Jo sans lâcher son nouvel ami dégarni.

Rose lui offrit un grand sourire et dégaina son portable pour vérifier l’heure.

– Hummmm… presque dix-huit heures, constata-t-elle Je dirai qu’elle finit tout juste son cours de clarinette. Béa doit l’attendre sur le pas de la porte du grand salon avec son pyjama sous le bras, tandis qu’Akif s’apprête à surgir de l’ombre pour lui proposer une partie de dame, ou de jeu de l’oie en fonction de l’humeur, avant de prendre son bain. Comme toujours, Béa va faire mine de râler mais capitulera sans vraiment se donner la peine d’argumenter.

– Béa et Akif ?

– La gouvernante et l’homme à tout faire.

– On fait définitivement pas parti du même monde, s’amusa la blonde.

– Arrête… ça me donne l’impression qu’il y a un fossé entre nous.

– Et c’est pas le cas ?

– Je suis sûre que non. On est… différentes, mais pas tant que ça.

Jo abandonna la tête de Pouilleux au profit de la tasse qu’on venait de déposer devant elle, et la porta à ses lèvres. Bien sûr qu’elles étaient différentes. Ça se voyait comme le nez au milieu de la figure. Alors que Rose semblait côtoyer le luxe et l’abondance depuis sa naissance, ce monde de paillettes était une nouveauté pour elle. Quand la punk pouvait se targuer d’avoir une famille digne de ce nom, Jo s’était toujours contenté de sa mère comme unique repère. Enfin, jusqu’à aujourd’hui. Parce qu’il fallait bien admettre que la troupe de joyeux lurons qui partageait désormais sa vie prenait de plus en plus de place dans son quotidien.

– Qu’est-ce que tu lis ? l’interrompit Rose en plongeant la main dans son sac. Le Palais ? Connais pas…

Pour une raison qui lui échappa, Jo se raidit sur sa chaise.

– Normal, reprit-elle sans sourciller. Sonia Brun-Blanc a eu du succès, mais c'était il y a pas mal de temps. C'était l'une des mes romancières préférées... elle est décédée depuis quelques années maintenant.

Rose acquiesça, retourna le livre pour consulter la quatrième de couverture et adressa un regard interrogateur à Jo lorsqu’elle se rendit compte qu’aucun résumé n’y figurait. Elle considéra une nouvelle fois la couverture, puis ouvrit le bouquin avant de faire glisser son doigt jusqu’au bas de la page.

– Il vient tout juste d’être édité… pourquoi avoir réédité un bouquin, si son auteure n’a plus de succès depuis des années ? demanda-t-elle perplexe.

– C’est pas une réédition.

– J’te suis pas, avoua la punk.

– C’est une première édition.

– Tu viens de me dire qu’elle était morte.

– Je sais… C’est un peu compliqué.

– Je t’écoute, annonça Rose avec un grand sourire.

Peut-être avait-elle raison. Elles avaient vraisemblablement plus de choses en commun que ce qu’il n’y paraissait.

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