Chapitre 18

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« Aujourd’hui, la mère Brancardier n’a pas l’air de bonne. Une histoire de remplaçante qui vient tout juste de lui poser un lapin. Sûrement celle qui devait prendre le relai de mademoiselle Rageot, la prof de français qui nous a lâchées deux semaines après la rentrée. Surmenage, pression, dépression, répression… je sais pas trop ce qui lui a pris, mais mercredi dernier elle a quitté le cours en pleurs et sans demander son reste. »

– Arrête d’insister. Je te dis qu’on en reparle au dîner.

Le timbre clairement agacé d’Ethan arracha Jo à sa lecture. Elle avisa une péniche s’engouffrant sous le Pont d’Austerlitz, puis regarda tout autour d’elle pour apprécier la foule agglutinée aux quatre coins du bus. Découvrir Paris de cette façon, bercée par un melting pot bouillonnant, lui donnait l’étrange impression d’être l’un de ces touristes que la capitale brasse par milliers chaque jour. Elle considéra Ethan du coin de l’œil, le regarda entortiller une mèche rebelle autour de son index puis replongea dans son bouquin sans demander son reste.

« … Le rire de Sandrine me sort de ma torpeur, et je lâche enfin des yeux le tableau noir sur lequel la surveillante griffonne. Un rire cristallin et innocent, frêle et délicat, enfantin et malicieux. Un de ceux dont personne ne se méfie. Mademoiselle Rageot, elle, aurait dû se méfier du joli minois de Sandrine. Avec son sourire à toute épreuve, ses yeux perçants et ses airs de sainte nitouche, elle remplit à merveille son rôle de première de la classe. Je ne sais pas ce qu’elle a pu faire ou dire à cette pauvre prof, mais je mettrai ma main à couper qu’elle n’est pas étrangère à son départ précipité. Contrairement à ce qu’affirme l’adage, le hasard fait rarement bien les choses, sauf si on l’y aide un peu.

Nouveau rire, plus fort cette fois-ci. Comme s’il lui fallait à tout prix être le centre de l’attention. Mes poings se serrent et je me raidis sur ma chaise. Je la dévisage et ne la lâche pas du regard jusqu’à capter son attention. Enfin, nos yeux se croisent et un sourire hautain vient déformer son ravissant visage. Une moue condescendante assortie d’un mouvement de menton suffisent à me faire sortir de mes gonds. Je boue, j’enrage, je fulmine face à son petit air supérieur. Le grincement de ma chaise fait sursauter une bonne partie de la classe, attirant les regards des moins concentrés.

Puis, je sursaute à mon tour quand une main enveloppante se pose sur la mienne. Je sens les doigts de Cécile enserrer les miens, son regard insistant sur ma nuque, sa petite voix m’intimant de me calmer. Mon amie me sait sur la sellette. Un faux pas de plus me vaudra l’expulsion pure et simple de l’école. Une promesse de la mère Brancardier. Et ici, tout le monde sait que la plaisanterie ne fait pas partie des habitudes de cette vieille mégère. Cécile me supplie de me calmer, me chuchote qu’elle ne survivra pas sans moi dans cette école, me répète inlassablement que je suis sa seule alliée entre ces murs. À regret, je finis par lâcher l’affaire et me tourne vers mon amie qui tient toujours fermement ma main dans la sienne. Consciente d’avoir gagné cette bataille, elle m’offre un large sourire et me murmure que cette peste ne l’emportera pas au paradis, que la roue finit toujours par tourner. Ce genre de connerie qui, d’habitude, me fait bien marrer. Mais pas aujourd’hui. Non, aujourd’hui j’ai envie d’y croire. Juste pour me rassurer. Parce qu’après tout la vie ne peut pas éternellement s’acharner sur les mêmes personnes, si ? »

Un énième soupir à fendre l’âme lui fit relever la tête. Toujours en grande discussion, ou plutôt en grande écoute, Ethan décolla le portable de son oreille et jeta un coup d’œil à sa voisine qui lui décocha un sourire amusé en refermant son livre. Après deux appels dans le vide, il avait finalement réussi à joindre Marc et depuis dix bonnes minutes il essayait de clore la conversation, sans succès. Inévitablement, aux questions du fils avaient succédées celles du père, mais lui toucher deux mots au sujet de la situation ne semblait pas au programme pour le moment. Patiente, Jo passa un doigt sur la vitre crasseuse, frotta son pouce contre son index et commença à gribouiller sur le carreau. Puis, une fois la conversation terminée elle s’engouffra dans la brèche. Autant battre le fer tant qu’il était encore chaud.

– Tu vas pas lui en parler ?

Pour toute réponse, un grognement d’ours mal-léché s’éleva à sa droite. Erreur de timing ; le fer était visiblement encore trop chaud. Mais trop appliquer à ébaucher son œuvre d’art sur fond de poussière, elle ne releva pas. Ethan maugréa puis, une fois calmé, activa Maps sur son mobile. Le bus s’immobilisa, invitant les passagers à quitter le brouhaha confiné pour rejoindre celui de la rue. Le plus gros de la foule descendue, ils suivirent le mouvement et se dirigèrent Place de la Bastille avant de remonter le Boulevard Beaumarchais. Enfin débarrassée du capharnaüm parisien, Jo essuya d’un revers de manche son front trempé de sueur. Pour une banlieusarde comme elle, l’acclimatation s’annonçait difficile.

– Tu vas bien ?

– Mieux, assura-t-elle en s’éventant avant de lever les yeux vers un imposant bâtiment.

Aucun doute, l’office de Maître Varin se plantait bien là. Sublime façade haussmannienne, magnifique porte en bois sculpté et panonceau doré ; rien n’avait été laissé au hasard. D’un geste nonchalant, comme blasé par le clinquant du lieu, Ethan poussa la lourde porte pour découvrir une salle d’attente pleine à craquer. Alignés comme des harengs au fond d’une boîte, les clients s’agglutinaient aux quatre coins de la pièce. Jo eut un mouvement de recul.

Pour ne rien arranger, une vague de chaleur les submergea sans ménagement. Mais avant même qu’Ethan n’ait eu le temps d’ouvrir la bouche, la jeune femme leva le pouce pour lui signifier que tout allait bien. Coupé dans son élan, il s’abstint de toute remarque et s’engouffra dans la pièce bondée avant de filer droit vers un comptoir où une brune, au maquillage beaucoup trop prononcé pour son jeune âge, les accueillit tout sourire.

– Bonjour. Vous avez rendez-vous ?

– Non, pas de rendez-vous, marmonna Ethan. Mais je dois absolument voir Maître Varin.

– Sans rendez-vous, ça me semble compliqué…

– J’imagine, oui. Mais est-ce que vous auriez la gentillesse d’essayer de le joindre malgré tout ? De la part d’Ethan Brun-Blanc. C’est assez urgent, compléta-t-il avec un sourire charmeur.

Convaincue, la secrétaire décrocha son combiné en arborant une moue séductrice qui fit lever les yeux au ciel à Jo. Après une courte négociation, elle raccrocha et les invita à patienter en pointant du doigt le dernier racoin inexploité de la pièce.

– Peu mieux faire, chuchota Jo avec un demi-sourire en rejoignant l’attroupement.

– Quoi ?

– Ton cinéma, Don Juan ! Si t’avais été plus convaincant, on serait pas en train de poireauter…

– Tu manques pas d’air ! dit-il en explosant de rire.

– Si, justement. On étouffe ici. Et en prime, j’ai bientôt officiellement loupé mon premier après-midi de cours, compléta-t-elle en regardant sa montre, puis son portable.

– Je suis désolé… vraiment. J’étais tellement en colère quand j’ai appris la nouvelle, que je t’ai pas demandé ton emploi du temps. J’aurai dû… enfin, tu vois… je suis désolé.

– Ca va, laisse tomber. Tu l’as dit toi-même, on m’oblige jamais à rien. Enfin, presque jamais, reprit-elle amère.

La mine sombre, Ethan acquiesça en silence avant de reporter son attention sur la seule fenêtre de la pièce. Ses yeux se perdirent dans l’agitation la rue, où la foule trop agitée et vivante lui sembla loin de ses préoccupations. Pendant un instant, il se laissa aspirer par l’effervescence de la vie parisienne. Pendant un instant, son esprit glissa vers les souvenirs d’un autre temps.

Sept ans. Sept longues années que sa mère était partie, du jour au lendemain et pour une raison qu’il ne comprenait toujours pas. Il avait souvent fait le calcul : cent trente-trois bougies qu’elle ne l’avait pas aidé à souffler, sept anniversaires qu’il ne lui avait pas souhaités et autant de cadeau de Noël qu’ils n’avaient pas déballés ensemble. C’est long, sept ans. Et pourtant, il lui semblait que c’était hier qu’il avait reçu un appel lui intimant de se rendre au Carnet de bord. Ce qu’il avait fait, pour la toute dernière fois de sa vie.

Son souffle se coupa. Comment un souvenir aussi lointain pouvait-il encore être aussi vif, clair et perturbant ? L’odeur âcre du sang s’insinua dans ses narines, glissa sous sa peau, imprégna son corps tout entier. Ses oreilles bourdonnèrent, sa vue se brouilla, son corps s’allégea. Enfermé dans une bulle hermétique au reste du monde, à la fois présent et si loin, ancré dans la réalité autant que dans ses souvenirs, ses yeux se fermèrent. Puis, aussi brutale qu’une gifle, la main qui s’abattit sur son épaule le ramena à l’instant présent.

– Hey ! Ethan ?... Ethan ?

Une fois son souffle retrouvé, il se détourna de la fenêtre pour faire face à la mine inquiète de Jo.

– Quoi ? souffla-t-il en calant son visage entre ses mains.

– Tu te fous de moi ? s’énerva-t-elle. Qu’est-ce qui t’a pris ? T’es devenu blanc comme un linge et tu t’es mis à suffoquer… Comme si… comme si t’avais du mal à respirer ! Merde ! J’ai cru que t’allais faire un malaise !

Amusé par sa réaction, un sourire apparut sur le visage d’Ethan. Et prêt à rétorquer, l’apparition d’une silhouette longiligne dans l’encadrement lui coupa l’herbe sous le pied. Jo haussa un sourcil : avec sa cinquantaine bien tassée, sa calvitie naissante et son allure de coton tige, l’homme ne correspondait pas tout à fait à l’idée qu’elle s’était faite du notable. Décidément, les préjugés ont la vie dure.

– Monsieur Brun-Blanc ? annonça le notaire d’une voix fluette. Si vous voulez bien me suivre, je n’ai pas beaucoup de temps à vous consacrer.

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