Chapitre 15

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Loin de s’éterniser, le soleil matinal avait déjà cédé la place à d’épais nuages. Le ciel lourd chatouillait les bâtiments les plus hauts, et adossée à un lampadaire Jo observait la cime des immenses marronniers se perdre dans la brume opaque. Malgré la beauté du décor, les touristes ne se bousculaient plus au pied de la grille. La saison estivale était terminée, les arbres du Jardin du Luxembourg semblaient dépouillés et les bains de foule n’étaient plus d’actualité. Seuls quelques lycéens avaient eu le courage de braver le froid polaire pour manger, comme elle, un sandwich sur le pouce. Elle consulta sa montre, puis son portable.

L’EPITA* n’était pourtant qu’à cinq ou six kilomètres tout au plus. Elle ne comprenait pas ce qui pouvait lui prendre autant de temps. D’un geste vif elle fourra une main glacée dans sa poche pour en sortir son précieux Zippo. Inconsciemment, même si elle pouvait le comprendre, Jo lui en voulait d’avoir pu imaginer une seconde qu’elle avait quelque chose à voir avec ce revirement de situation. Le briquet passa d’une phalange à l’autre, virevoltant avec grâce entre ses doigts bleuis.

C’était prévisible. Le nom de Sonia n’avait pas refait surface depuis des années et là, pile au moment où il partageait enfin ce douloureux souvenir qui, elle en était sûre, le rongeait depuis trop longtemps, un plaisantin avait l’indécence de publier un nouveau roman en usurpant l’identité de sa mère. Parce qu’il ne pouvait pas s’agir d’autre chose. Un fanatique en mal de reconnaissance, un auteur médiocre à la carrière stagnante, un paria de l’écriture qui aura eu besoin d’un nom d’emprunt pour avoir une chance de se faire connaître, lui, plutôt que son bouquin. Elle trouvait la manœuvre d’une bassesse incroyable. Et elle ne comprenait pas comment une maison d’édition avait pu se laisser berner de la sorte. Enervée, elle claqua une dernière fois le couvercle avant d’embrasser le métal et de ranger le Zippo.

– Je t’ai jamais vu fumer.

Arrachée à ses rêveries, Jo se redressa pour dévisager le grand blond qui venait d’entrer dans son champ de vision.

– Sûrement parce que j’fume pas.

– Hum, grogna-t-il en plissant les yeux.

– Pense c’que tu veux. Je m’en cogne. On y va, c’est qu’à quelques rues d’ici, dit-elle en se dirigeant vers le Lycée Montaigne.

Sans un mot, Ethan lui emboîta le pas. Ils remontèrent la rue Auguste Comte pour tomber sur celle d’Assas, et tournèrent à l’angle du restaurant Le Guynemer. La terrasse aussi bondée que bruyante lui fit presser le pas. Elle longea la rue Vavin, suivie de près par le blondinet que le sport post-repas rendait apparemment grognon.

– Bordel ! jura-t-il en remontant à son niveau. J’pensais que je serai le plus pressé de nous deux…

– T’avais qu’à manger plus léger Monsieur Muscle. C’est pas ma faute si t’arrives pas à suivre la cadence.

– Toujours aussi agréable.

– On change pas une équipe qui gagne, murmura-t-elle en zigzaguant entre les passants.

– Mais pourquoi tu cours comme ça ? Ce foutu bouquin va pas s’envoler.

Pour toute réponse, Jo s’immobilisa au milieu du trottoir et pointa un doigt accusateur droit devant. À quelques mètres, une foule grouillante et agitée faisait le pied de grue devant une petite échoppe à la devanture épurée. En surplomb, une élégante enseigne design à l’écriture calligraphiée leur indiquait qu’ils étaient arrivés à bon port.

– Ah… souffla Ethan.

– T’espérais quoi ? Qu’un best-seller d’outre-tombe allait passer inaperçu ?

– L’espoir fait vivre.

Jo leva les yeux au ciel avant de rejoindre l’attroupement. Ethan sur les talons, elle prit place en bout de fil et croisa les bras sur sa poitrine en expirant profondément. Elle jeta un coup d’œil au groupe de fan, puis à sa montre avant de passer une main nerveuse sur son visage.

– Pourquoi est-ce que t’as choisi cette librairie ? Il y en a des dizaines. Et toutes bien plus proches de ta fac ou de la mienne.

– C’est la plus petite et la moins connue du secteur. Les autres ont pignon sur rue, et j’avais pas particulièrement envie de me retrouver bloquée au milieu d’une centaine de fanatiques hystériques… Et j’ai vérifié, Brumes éditions se trouve à moins de dix minutes à pieds. J’ai comme l’impression qu’il va falloir qu’on leur rende aussi une petite visite.

Agitée, elle observa la foule s’agglutiner peu à peu autour d’eux et ferma les yeux.

– Au fait, merci, chuchota-t-il.

– Tu m’as pas vraiment laissé le choix.

– On s’connait pas beaucoup, mais j’ai comme l’impression qu’on t’oblige jamais à rien. T’aurais pu me faire faux bond.

– Ouais, concéda-t-elle en glissant une main dans sa poche.

Dans une ultime tentative d’apaisement ses doigts effleurèrent le briquet. Elle s’attarda sur chaque aspérité, en caressa chaque ligne et s’arrêta sur chaque angle. Bien sûr, il avait vu juste. Sa présence au milieu de cette foule d’inconnus n’avait rien à voir avec lui. La nouvelle avait piqué sa curiosité, et elle n’aurait loupé l’événement pour rien au monde. On ne se refait pas.

Au bout d’un temps qui leur sembla interminable, une vague d’agitation gagna la foule. En tête de groupe, quelques badauds s’ébrouèrent. Pour la quinzième fois en moins d’une demi-heure, Jo consulta sa montre pour constater que la librairie ouvrait dans quelques minutes. À peine le temps pour le propriétaire de déverrouiller le loquet, la horde de fan s’engouffra dans la petite boutique. Prudente, Jo laissa passer une première vague d’impatients avant de faire son entrée dans le magasin aux rayonnages parfaitement ordonnés. Une odeur qu’elle aurait reconnue entre mille vint caresser ses narines, celle des livres neufs et de l’encre tout juste déposée sur les pages. Elle ferma les yeux quelques secondes et prit une profonde inspiration. Sans se soucier des autres clients ni même de la douce fragrance que Jo prit le temps d’apprécier à sa juste valeur, Ethan fendit la foule jusqu’à l’immense présentoir trônant au milieu de l’échoppe et attrapa le premier exemplaire qui lui tomba sous la main.

– Ca, c’est fait ! clama-t-il en retrouvant Jo près de la caisse.

– J’admire ton efficacité. Maintenant, la maison d’édition.

Il acquiesça, sortit son portefeuille et lui tendit le livre qu’elle attrapa sans un mot. Elle hésita un instant, mais finit par le ranger à contre cœur au fond de son sac. Grandissante et incontrôlable, elle sentait sa curiosité la consumer à tel point qu'aussitôt sortit elle l’emporta sur tout le reste. Jo ne se fit pas prier et extirpa le bouquin de sa sacoche avant de l’examiner consciencieusement, sous le regard perplexe d’Ethan.

– Maintenant ? demanda-t-il en fronçant les sourcils.

– Quoi ? Tu veux me faire croire que t’es pas curieux ?

Ethan haussa les épaules et se rapprocha pour saisir le livre. Consciente que la primeur de la lecture lui revenait de plein droit, elle lâcha l’ouvrage de bonne grâce. Les yeux du blondinet se perdirent un instant sur la couverture et un sourire étira ses lèvres. A première vue, n’importe qui aurait vu un simple cahier à spirale. Le trompe l’œil était ingénieux, le concept intrigant. Il soupesa le bouquin qui lui semblait trop léger pour être né de la plume de sa mère, et passa une main nerveuse dans ses tifs déjà en bataille. Depuis qu’il avait reçu cette notification, l’idée qu’elle pouvait être derrière tout ça ne lui avait pas effleuré l’esprit. La mauvaise blague restait la piste la plus vraisemblable. Pourtant, à cet instant et pour la première fois de la journée, le doute l’envahissait. Son index caressa lentement la couverture.

– Si, reprit-il après un long silence. Enfin, je sais pas trop…

– De quoi t’as peur ?

Ethan secoua la tête et retourna l’ouvrage pour en contempler le verso. Aucune indication sur l’auteur, pas l’ombre d’un résumé ou d’un indice. Il jeta un dernier coup d’œil à la couverture et soupira en fourrant le bouquin dans son propre sac à dos.

– Ce titre, « Le palais ». Il t’évoque quelque chose ? murmura Jo en se rapprochant un peu plus.

– Non, rien du tout.

– Lis au moins les premières lignes, lui ordonna-t-elle en attrapant son sac.

– Non ! Pourquoi je ferai ça ?

– Primo, parce que t’as besoin de réponse. Et secundo, parce qu’avant de se pointer à la maison d’édition la bouche en cœur, il faut au moins qu’on sache le fin mot de l’histoire !

Ethan hésita un instant et resserra l’étreinte sur son sac. Est-ce qu’il devait vraiment faire ça ? Etait-il obligé de replonger dans l’univers de sa mère ? Celui-là même qui l’avait tant fait souffrir la dernière fois qu’il y avait mis les pieds. Qu’allait-il apprendre entre ces pages ? C’était ça, la vraie question. Avait-elle une nouvelle fois révéler au monde entier un secret qu’il aurait préféré ignorer ?

Prévenante, Jo lui offrit un sourire d’encouragement. Elle avait raison. Tôt ou tard, il allait de toute façon devoir y passer. La mâchoire contractée, il rouvrit son sac et en sortit l’ouvrage avant de s’assoir sur le plot en béton le plus proche. Raide comme un piquet, il parcourut rapidement la première page comme si chaque ligne lui brûlait les yeux. Postée tout près, immobile et frigorifiée, Jo n’osait pas bouger. Le froid commençait à paralyser ses doigts de pieds, mais ce n’était pas le moment de penser à son petit confort. Pendue à ses lèvres et concentrée sur le va-et-vient de son regard passant d’une ligne à l’autre, elle attendait son verdict. Lorsqu’il tourna la troisième page, un claquement sourd la fit sursauter. Avant qu’elle ne puisse dire quoi que ce soit, Ethan jeta l’ouvrage au fond de son sac et sauta sur ses pieds comme un diable sort de sa boîte. Hébétée, Jo le regarda s’éloigner avant de disparaître à l’angle de la rue. Quelque chose lui disait qu'il n’avait pas apprécié sa lecture.

EPITA : L’École Pour l'Informatique et les Techniques Avancées est l'une des 207 écoles d'ingénieurs françaises accréditées depuis 2007 à délivrer un diplôme d'ingénieur. Créée en 1984, c'est un établissement d'enseignement supérieur privé reconnu par l'Etat.

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