Chapitre 12

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De tous les hôpitaux psychiatriques qu’elle avait pu voir, celui de la Maison Blanche était sans doute le plus cosy. Chambre lumineuse, sol carrelé d’un blanc presque blanc et mobilier à l’allure de centre de détention. Jo essaya de faire abstraction de l’ambiance lugubre et remua la bouillie qui servait de repas. D’un geste bien rôdé, elle remplit la petite cuillère à ras bord avant de tendre le bras. En face d’elle, avachie dans son fauteuil médicalisé, la femme ouvrit faiblement la bouche pour y accueillir l’infâme diner.

– C’est super Frédérique, l’encouragea la blonde. Vous vous en sortez comme une cheffe. Encore quelques bouchées et ce sera pas trop mal pour ce soir…

Pour seule réponse, la grande brune laissa échapper un grognement guttural. Jo sourit en essuyant précautionneusement le coin de sa bouche à l’aide d’une serviette à carreaux, et reposa le couvert sur le plateau. Le cœur lourd, elle reporta son attention sur la fenêtre avant d’être interrompue dans ses réflexions par un second grommellement. Avec l’impression de manquer à tous ses devoirs, Jo s’empressa de remplir la cuillère et de la lui présenter. Nouveau grondement, assorti d’un léger mouvement de recul. Visiblement, elle était à côté de la plaque avec sa bouillasse.

– Vous êtes perspicace Frédérique. Vous avez une sorte de sixième sens quand il s’agit de cerner les autres. Depuis toujours. C’est vrai, j’suis pas au mieux de ma forme, avoua-t-elle en repoussant le chariot à roulette.

Frédérique se reposa sur l’appuie-tête, attendant patiemment la suite.

– Demain, c’est la rentrée.

L’infirme grommela, agitant faiblement la tête en signe de protestation.

– Je crois que tous ces médecins et ces infirmiers vous sous-estiment, affirma Jo avec un large sourire. Vous avez raison, ce n’est pas ce qui me préoccupe. En vérité, c’est tout le reste. Ca ne devrait pas, je le sais, mais vous me connaissez depuis longtemps maintenant. J’ai du mal avec le changement. Et en ce moment, ma vie entière est un bordel sans nom…

Sous le regard acéré de Frédérique, Jo se rembrunit. Elle n’avait pas prononcé un mot et pourtant, la jeune fille aurait juré avoir reçu une leçon de moral. À défaut de pouvoir parler, il fallait dire que la quinquagénaire avait développé d’impressionnantes capacités en matière de communication non-verbale.

– Vous ne comprenez pas, reprit-elle. Tout ça, c’est nouveau pour moi. La vie en communauté, la maison, la grande famille et les secrets qui vont avec… Ils nous cachent quelque chose. Je le sais, je le sens. Marc ne s’arrête jamais de travailler, Gladys est une vraie caricature à elle toute seule et Ethan ne dit rien mais semble au courant de pas mal de choses. Et cette femme, Sonia Brun-Blanc. Je vis sous son toit, et ne sais même pas à quoi elle ressemble ! s’exclama-t-elle en se levant.

Loin d’avoir fini son monologue, Jo se rapprocha de la fenêtre et contempla la rue. Elle souffla d’exaspération, mais reprit le cours de ses idées.

– Cette histoire de rendez-vous m’obsède. Qu’est-ce qu’il cache à ma mère ? La solution la plus simple serait encore de le suivre, conclut-elle en appuyant son front contre la vitre.

Derrière elle, Frédérique s’agita. Sans prendre le temps de se retourner, Jo s’empressa de la rassurer.

– Je sais très bien que c’est une mauvaise idée… Que je dois les laisser gérer ça. Mais je n’arrête pas d’y penser. Tenez, écoutez ça, dit-elle en sortant son portable. Il est indiqué juste là que le docteur Plaitinger est un imminent chercheur en neurosciences, qui a publié de nombreux articles sur les maladies neurodégénératives…

Un grincement de porte la coupa au milieu de son explication. Dans l’encadrement, un homme proche de la soixantaine en blouse blanche les dévisagea quelques secondes, avant de prendre la parole.

– Effectivement, mais je ne pense pas que le docteur Plaitinger lui sera d’une grande aide.

Sans plus de cérémonie, l’infirmier s’avança en poussant son chariot et s’attela à la préparation d’un cocktail médicamenteux.

– Pourquoi est-ce que vous dites ça ? reprit la blonde en se détourant de la fenêtre.

– Primo, parce que le docteur Plaitinger a pris sa retraite il y a environ deux ans. Et secundo parce que, comme vous venez de le dire, il ne s’intéressait qu’aux maladies dégénératives. Ce qui ne concerne pas notre patience ici présente, conclut-il en présentant un petit gobelet en carton à Frédérique. La démence de madame Lautrens n’a rien à voir avec une maladie chronique. Je pensais que vous le saviez mademoiselle Fontaine.

– Je suis au courant, merci, répondit-elle sèchement. Attendez, vous dites qu’il ne pratique plus depuis deux ans ?

– Au moins, oui. Il a pris sa retraite sur le tard, mais a finalement laissé sa place aux nouvelles générations. Et il était temps. À ce qu’on m’a dit, ses sujets d’étude l’ont finalement rattrapés, grommela l’infirmier.

– Qu’est-ce que ça veut dire ?

– Qu’aux dernières nouvelles, le docteur était un vieux croulant au cerveau rabougri, expliqua-t-il en replaçant le gobelet vide sur son chariot. Bref, on va pas tarder à débarrasser. Elle a fini ?

Jo acquiesça et s’assit sur le lit en jetant un rapide coup d’œil à sa montre. Une fois l’infirmier sortit, son attirail de charlatan avec lui, elle reprit la parole pour prendre congés de son hôte.

–Deux ans… susurra-t-elle en fronçant les sourcils. J’y comprends rien. Un rappel qu’il aurait oublié de supprimer ? Pas vraiment son genre d’utiliser un agenda dématérialisé… Frédérique, je suis désolée mais je vais devoir y aller. J’ai encore pas mal de choses à préparer pour demain, et ma mère va commencer à s’impatienter. Je reviens vous voir dès que possible, d’accord ?

Sans attendre la réponse, Jo se dirigea vers le couloir avant de se retourner une dernière fois.

– Frédérique... surtout n'en voulez pas à Dan, d'accord ? Il... il ne sait pas vraiment comment réagir, mais je sais que vous lui manquez énormément. C'est juste qu'il ne sait pas comment vous le dire. Vous comprenez ? Je suis sûre que oui... À très vite.

Sur ces mots, elle s’engouffra dans le couloir et farfouilla le fond de son sac pour en sortir son portable. Aucun appel en absence, pas l’ombre d’un message. Avec un peu de chance, la maison serait vide et elle n’aurait à se justifier auprès de personne. D’un pas vif, elle remonta la ruelle, traversa le boulevard de Charonne et remonta celui de Ménilmontant pour rejoindre la station du Père Lachaise. Munie d’un plan de la RATP, elle brava l’averse et la mauvaise humeur des parisiens, pour finalement arriver à bon port et cueillir le métro de dix-neuf heures neuf, direction Anvers. De là, il ne lui resterait qu’une dizaine de minutes de marche pour gagner Montmartre.

Par chance, en ce dimanche soir il n’y avait pas foule. Elle se faufila en évitant autant que possible les quelques passagers, et s’installa sur le premier siège libre. Dehors, la nuit recouvrait déjà en grande partie la ville lumière. L’automne avait pris ses marques et les couleurs ocre donnaient à la capitale un petit air canadien, les grandes étendues et les lacs en moins. Pour Jo, rien n’égalait la beauté de cette nature qui accepte de mourir, pour mieux revivre quelques mois plus tard. L’idée avait quelque chose de poétique. La renaissance, la résurrection, l’abandon de ce que l’on est pour devenir ce que l’on veut.

Au bout d'une petite demi-heure, lorsque la rame s’immobilisa devant son arrêt, Jo descendit en se frottant les mains avant de les fourrer dans ses poches. Au pas de course, elle remonta le boulevard de Rochechouart et tourna sur la rue Dancourt. Affamée, elle jeta un coup d’œil à la vitrine du Bon Bock et s’attarda sur les menus proposés. À l’intérieur du petit bistrot, l’effervescence était palpable. Jo saliva devant les quelques plats traditionnels proposés à la carte, mais finit par reprendre son chemin le ventre vide. Elle longea le square Louise Michel pour atterrir non loin du Sacré Cœur, et atteindre finalement l’angle de la rue Cortot où elle s’immobilisa.

Garée devant la maison, une sublime berline bouchait le passage. Curieuse, elle contourna le bolide, passa le portail et remonta l’allée à pas de velours. Puis, elle se statufia. Devant la porte d’entrée, une silhouette encapuchonnée l’attendait avec, à son bras, un blouson de cuir qu’elle reconnut aussitôt.

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