Chapitre 11

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Moins d’une semaine avant la reprise des cours, une effervescence sans précédent animait la maison toute entière. Pendant que les parents multipliaient les allers-retours professionnels pour orchestrer la sortie du produit phare de la rentrée, Gladys faisait le grand ménage dans son dressing et Ethan n’avait pas levé le nez de ses bouquins depuis au moins deux jours. À chacun son sens des priorités. Jo, pour sa part, regardait tout ce petit monde s’activer. Accoudée au bar de la cuisine, un fin sourire apparut sur son visage lorsque la sonnette retentit. Cette fois-ci, comme promis, il n’était pas en retard. Vieux sweet délavé, baskets en fin de vie et coupe de cheveux négligée en prime, Dan passa la porte sans attendre. Devant le regard moqueur de son amie, il s’empressa de se justifier.

– Quoi ? J’ai pas à me faire beau, tu m’aimes comme je suis toi, non ?

– C’est vrai, pouffa-t-elle. Et je crois même que je te préfère comme ça plutôt que sur ton trente-et-un.

– J’en étais sûr ! D’ailleurs j’ai choisi ce pull tout spécialement pour toi, renchérit-il en tirant sur l’horrible bout de tissu.

– Je savais que j’étais une fille chanceuse, mais à ce point…

Portés par leurs éclats de rire, ils gravirent les marches jusqu’au premier étage. Jo s’affala sur le lit, puis se redressa pour faire une place à son ami qui plongea tête la première sur le matelas. L’air de rien, elle recula un peu et attrapa son traversin qu’elle cala entre eux. Au moins, il était au parfum : la barrière n’était toujours pas tombée.

– Alors ? demanda-t-il en saisissant le polochon qui les séparait.

– Alors, quoi ?

– Ta dernière séance chez le psy ?

– Ca fait une semaine qu’on s’est pas vus, on va vraiment débuter la conversation comme ça ? soupira-t-elle en roulant sur le dos.

– Oui, parce que c’est important et que tu refuses d’en parler. J’ai l’habitude de te tirer les vers du nez, t’as jamais été bavarde. Alors ?

– C’est un emmerdeur.

– Ca, ça m’aurait étonné ! Mais encore ?

– J’ai pas besoin d’un psy…

– T’en as besoin et tu le sais. Mais c’est pas le sujet. Dis-moi que ça avance. Explique-moi sur quoi vous travaillez en ce moment. Ca fait un bon mois que tu le vois maintenant.

– Tu sais, c’est sensé se passer uniquement entre lui et moi.

– M’en fous, grommela-t-il en se rapprochant un peu plus. Parle-moi, et tout de suite. Tu me connais Jo, et tu sais que je suis en train de perdre patience.

– Ca va, ça va ! souffla-t-elle en se redressant sur un coude pour lui faire face. Il m’a parlé de… mon diagnostic.

Sa voix se perdit dans un murmure à peine audible. Un voile obscurcit ses prunelles, et elle cligna plusieurs fois des yeux pour reprendre contenance.

– Je vois, chuchota son ami. Et qu’est-ce qu’il en pense ?

– Il en pense ce qu’il a lu dans tous ses foutus livres de psycho ! Il m’a servi un refrain prémâché, et m’a recraché mot pour mot ce que j’aurai pu lire sur Wikipédia. C’est tellement inutile tout ça, conclut-elle en s’asseyant sur le bord du matelas.

Dan fit le tour du lit et s’accroupit devant elle. Il lui sourit, puis se laissa tomber sur le parquet sans la quitter des yeux. Fatiguée de lutter, Jo secoua la tête en glissant à son tour sur le sol.

– À moi, tu sais que tu peux tout me dire. Je serai toujours là pour toi…

– Et si je ne veux pas que tu sois là ? susurra-t-elle en relevant ses yeux embués vers son ami.

– Tant pis pour toi, il va falloir me supporter, reprit-il avec un sourire.

– Dan… te sens pas obligé de faire ça. C’est pas ton rôle. Je sais que tu t’en veux, mais à l’époque c’était pas à toi de le sauver…

– Jo, arrête ça, trancha-t-il. Ca n’a rien à voir.

– Tu sais que si…

– Au début, peut-être, admit-il en serrant la mâchoire. Mais plus aujourd’hui. Comment tu peux penser une chose pareille ?

– Tu exiges la vérité de ma part, mais t’es incapable d’entendre la tienne. Ce qui est arrivé n’était pas de ta faute, tout comme la dépression de ta mère et l’alcoolisme de ton père.

– Je sais tout ça…

– Mais tu continues à t’en vouloir, conclut-elle en se levant.

Elle saisit à la volée le Removaze posé sur la table de chevet et s’installa à son bureau. Les yeux clos, attentive à chaque cliquetis du puzzle, Jo fit tourner le cylindre entre ses doigts. Elle le savait prêt à craquer, ce n’était plus qu’une question d’heures. Mais une main chaude et enveloppante la ramena à la réalité. Jo se raidit au contact des doigts sur sa peau, avant de lâcher le cylindre sans broncher.

– Arrête avec ce truc, dit-il en posant le casse-tête sur le bureau. Je sais que tu fais ça pour éviter de parler, ça a toujours été ta technique favorite. Faire l’autruche…

– C’est l’hôpital qui se fout de la charité.

– Peut-être, mais un problème à la fois si tu veux bien. Si j’étais sûr que ces séances chez le psy étaient bénéfiques, je ne m’en mêlerai pas. Mais je te connais. Et je sais à quel point tu peux être têtue. D’ailleurs, je plains ce pauvre mec…

– T’as un humour décapant.

– Ca, c’est pas nouveau ! conclut-il tout sourire. Nora n’ose pas te bousculer. Elle prend des pincettes à chaque fois qu’elle s’adresse à toi. Elle a peur de ta réaction, peur que tu partes à nouveau.

– Je suis au courant, admit-elle en repliant ses genoux sur sa poitrine.

– J’suis pas ta mère…

– Ca aussi je suis au courant.

– … donc, pour ma part, j’ai aucun problème à te pousser dans tes retranchements. Maintenant, tu vas me dire ce que tu as fait pendant ces deux dernières années, déclara-t-il sans ciller.

Jo hésita une seconde, avant de lui offrir son plus beau sourire et de remonter sa manche gauche. Elle laissa glisser son index sur sa peau tatouée, partant de son épaule pour finir sur son poignet. Sourcils froncés et bras croisés, Dan s’installa sur le bureau. Sans un mot, elle se leva et s’accroupit à côté de son lit. D’un geste expert elle en tira une mallette noire qu’elle fit glisser aux pieds de son ami, puis tapota délicatement dessus et l’invita d’un regard à en vérifier le contenu. Intrigué, Dan s’assit à son tour pour ouvrir la valise.

– Ok, donc tu t’es tatouée toute seule… conclut-il en effleurant le dermographe du bout des doigts. C’est un début de réponse. Pas celle que j’attendais, mais c’est déjà ça…

– Et qu’est-ce que tu veux savoir, exactement ? dit-elle en se saisissant de la machine.

Surpris par sa question, qu’il attendait pourtant depuis des semaines, Dan s’adossa contre la table de chevet et prit une minute pour réfléchir. S’il n’avait qu’un nombre de questions limité, mieux valait ne pas se louper. Jo fouilla dans la mallette, en extirpa ce qui ressemblait à un minuscule pot de peinture qu’elle posa devant elle, dégaina le petit pistolet et lui servit un sourire en coin en attendant la question qui tardait à venir.

– D’accord, reprit Dan en se redressant. Où étais-tu ?

Jo retira son pull, déboucha le petit récipient et y trempa le faisceau d’aiguilles. Sans un regard pour son ami, elle enfila un gant en latex et s’attaqua au remplissage de sa dernière œuvre d’art. Une ancre marine, visiblement pas assez colorée à son goût.

– Comme quand on était gamins, c’est ça ? soupira Dan devant la mine fermée de la blonde. Ok… alors, est-ce que t’es restée en France ?

Toujours concentrée sur son dessin, Jo approuva d’un signe de tête. Habitué aux confessions à mi-mot, champion toute catégorie de devinettes et roi de la lecture entre les lignes, Dan se prêta au jeu sans rechigner. Il expira profondément avant de reprendre :

– En région parisienne ?

– Non.

– Un endroit que je connais ?

– J’pense pas, non.

– Est-ce que… est-ce qu’on t’a retenue contre ta volonté ? hésita-t-il.

– Non, Dan. J’étais pas prisonnière d’un malade mental pendant deux ans, répondit-elle un brin moqueuse.

– Donc, t’aurais pu revenir quand ça te chantait, murmura-t-il. Ca veut dire que t’avais besoin de t’éloigner…

Jo lui sourit timidement, avant de reporter son attention sur l’ancre à moitié vide. Perdu, Dan croisa à nouveau les bras et se laissa retomber contre le bois. Lorsqu’il se décida enfin à rouvrit la bouche, Jo le stoppa dans son élan. Index en l’air, elle jeta un coup d’œil à sa montre avant de froncer les sourcils et de se lever précipitamment. En deux enjambées elle atteignit la porte et, toujours en silence, y colla son oreille. Perplexe, Dan se redressa à son tour pour la rejoindre.

– Jo, qu’est-ce que tu…

D’un geste brusque, la blonde le fit taire. Après avoir vérifié une seconde fois l’heure, elle s’éloigna de quelques centimètres.

– Y a quelqu’un en bas, chuchota-t-elle.

– Attends, quoi ? Y a un intrus au rez-de-chaussée ? questionna-t-il en empoignant le premier objet qui lui tomba sous la main.

– J’en sais rien. Normalement y’a plus personne à cette heure-ci. Les parents ne rentrent pas avant deux heures, Gladys répète dans moins de dix minutes à l’autre bout de la ville et Ethan est parti bosser y’a une demi-heure… Et tu peux me dire ce que tu comptes faire avec mes baguettes ? reprit-elle un sourcil en l’air.

Dan pesta et balança les deux bouts de bois sur le lit. Sans demander son reste Jo se faufila dans le couloir, son ami sur les talons. Puis, au milieu de l’escalier, ils s’immobilisèrent en tendant l’oreille. Une voix d’homme, puis celle d’une femme. Plusieurs bips électroniques, quelques grésillements puis à nouveau une voix féminine. Curieuse, Jo reprit sa descente dans un silence religieux, prêtant attention à la moindre marche qui aurait pu craquer sous son poids. Arrivé en bas, une voix familière la sortit de sa torpeur.

– Raccroche, s’il te plait…

Installé dans la cuisine, son sandwich à portée de main, Ethan s’adressait au portable posé en face de lui. Il expira et attendit que son interlocuteur raccroche, avant de pianoter rapidement sur le Smartphone. Une série de bips retentit, la même que Jo avait entendu quelques secondes plus tôt, suivie d’une voix fluette qu’elle ne connaissait pas.

« Bonjour, je ne suis pas disponible pour le moment mais laissez-moi un message avec vos coordonnées et je… Ethan ! Non, arrête ça. Tu… mais lâche ta sœur ! Arghhhhh, Ethan !... Biiiiiiip ».

Un sourire radieux se dessina sur les lèvres du blondinet. Puis, sans plus de cérémonie, il raccrocha et rangea son portable dans la poche arrière de son jean avant de débarrasser la table. Visiblement pressé, il quitta la cuisine à la hâte pour se planter devant Jo qui, plongée dans ses réflexions, n’avait pas bougé d’un millimètre.

– Qu’est-ce que tu fais là ? questionna-t-il en attrapant son blouson sur le porte-manteau.

– J’allais te poser la même question. T’es pas censé travailler à cette heure-ci ?

– Tu me fliques ? reprit-il goguenard. Si, mais je dois bosser tard ce soir et mon patron m’a dit de prendre mon temps. J’compte pas mes heures, mais c’est bientôt la reprise des cours et je dois me remettre dans le bain, conclut-il en brandissant un imposant bouquin.

Un bruyant raclement de gorge les interrompit. Leurs regards glissèrent sur la rampe d’escalier en fer forgé, pour finir sur le visage contrit de Dan. D’un mouvement de tête, Jo l’invita à retourner dans la chambre avant de reporter son attention sur Ethan. Celui-ci enfila son blouson comme si de rien n’était et, un peu penaud, fourra son manuel dans un sac à dos usé jusqu’à la corde avant de sortir sans un mot. Incapable de faire le moindre mouvement pour le retenir, elle se contenta de le regarder passer la porte.

Elle imagina sans peine l’incroyable réconfort qu’il pouvait éprouver, à entendre la voix d’une personne qu’il avait tant aimé. Et en regardant s'éloigner par la fenêtre de l’entrée, elle se dit qu’elle aussi, dans une telle situation, paierait sans aucun doute le forfait de sa mère pour garder la ligne active. Juste pour pouvoir entendre sa voix, encore et encore.

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