Chapitre 9

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Le ridicule de la situation lui arracha un rire caustique. Coincée sous un abri de fortune avec cette fille dont elle ignorait tout, hormis qu'elle avait assorti ses cheveux à son prénom, elle repensait à ce qui l’attendrait à son retour à la maison. Qui allait lui mettre le grappin dessus en premier ? Sa mère, pour la réprimander de son manque d’implication dans la thérapie ? Gladys, pour lui reprocher d’avoir malencontreusement détruit la clé USB où étaient stockées toutes ses horribles musiques phares ? Marc, pour lui remonter les bretelles quant à l’oubli d’un sous-vêtement noir dans la lessive de blanc ? Ou Ethan, pour lui demander des comptes sur leur dernière discussion restée en suspens ? Dépitée, elle se surprit à penser qu’elle était tout aussi bien ici, en compagnie de cette parfaite inconnue au nom ridicule.

– Rose, hein ? répéta-t-elle.

– C’est ça, Rose. En principe, c’est là que tu me dis comment tu t’appelles. Histoire de… faire connaissance, de taper la discut’ quoi.

– Jo, murmura la blonde après une brève hésitation.

– Jo, t’as pas l’air dans ton assiette, constata la punk.

– Tout va bien.

– On dirait pas, insista-t-elle. Allez, dis-moi ce qui va pas ! Fais-toi plaisir, de toute façon c’est sûrement la dernière fois qu’on se voit. Tout ce qui se dit sous l’abribus, reste sous l’abribus !

La réplique la fit sourire. D’où venait cette drôle de fille à l’allure grunge ? Robe fleurie girly, rangers à lacets violet et collant à pois, le bon goût venait de se prendre un KO technique en bonne et due forme. Toujours sur la réserve, Jo dévisagea sa camarade un moment. Mais pour une fois, peut-être à cause de la tempête qui avait redoublé d’intensité, elle n’était pas complétement réticente à l’idée de discuter. Pour faire abstraction des éclairs, rien de tel que de s'occuper.

– Je n’aime pas l’orage, finit-elle par lâcher.

– D’accord… Ca, je peux le comprendre. Mais t’es sûre que c'est la météo capricieuse qui te tracasse ?

– Ca… et mon psy. Je ne l’aime pas non plus, et je crois bien que c’est réciproque.

Voilà, la bombe était lâchée. Il ne faudrait pas longtemps à Rose pour couper court à la conversation, balbutier deux ou trois mots inintelligibles pour finir par se concentrer sur ses chaussures et éviter une discussion catastrophique dont elle préfèrera se préserver.

– Pourquoi est-ce que tu ne l’aimes pas ce pauvre homme ?

– Quoi, c’est tout ? demanda la blonde. Pas de questions gênantes ? Ou d'interrogatoire pour comprendre ce qui ne va pas chez moi ?

– Ah ! J’veux pas être désobligeante, mais pour ton information, j’ai tout de suite vu que t’étais une fille bizarre… Alors quoi ? Qu’est-ce qu’il a de si terrible ce gars ?

– Il n’arrête jamais de poser des questions. Il veut tout comprendre, tout passer au crible.

– Un psy quoi, conclut la punk. Qu’est-ce que t’espérais exactement ?

– Qu’il réagisse comme tous ceux que j’ai vus jusqu’ici. Qu’il baisse les bras et encaisse son chèque chaque semaine sans rechigner et sans faire de vagues. Mais ce con a l’air de prendre son taf au sérieux. Moi et ma chance légendaire, murmura-t-elle en tripotant l’anse de son sac à dos.

Un silence s’installa, le clapotis des semelles de sa nouvelle amie effleurant le béton en fond sonore. Recroquevillée sur elle-même, un genou ramené contre sa poitrine, Rose l’observait sans gêne. Sans doute attendait-elle la suite des confessions.

– Moi aussi, j’ai dû faire un détour par la case psy il y a quelques années.

Ca l’aurait étonné, tiens ! Sûrement une de ces ados paumées en mal d’attention dont le docteur Franchot lui avait parlé un peu plus tôt. Elle n’en pensa pas moins, mais se retint de toutes remarques.

– Hum… maugréa Jo. Et ça t’a aidé ?

– Pas du tout.

– Encourageant, conclut-elle avec un sourire.

Au même moment, son sac se mit à vibrer. Elle farfouilla à l’intérieur et en retourna presque le contenu pour décrocher à temps. Sur l’écran, un numéro inconnu. Dubitative, elle décrocha avec l’espoir que sa mère, éventuellement en panne de batterie, ait emprunté un portable pour la rappeler.

– Allô ?

– Jo ? questionna une voix masculine.

– Heu… ouais, hésita-t-elle.

– T’es où ?

– Et toi, t’es qui ? rétorqua-t-elle du tac-au-tac.

– Ah, ah ! Peau de vache jusqu’au bout donc... C’est Ethan. Alors, t’es où ?

Vexée, Jo se renfrogna et croisa les bras sur le sac posé sur ses genoux. Un nouveau coup de tonnerre, plus fort que les précédents, l’obligea à resserrer son étreinte.

– Qu’est-ce que ça peut te faire ?

– Tu devrais déjà être rentrée de ton cours de batterie. Je voulais être sûr que ça allait.

– J’ai pas besoin d’une nounou ! Je vais très bien, j’ai juste… fait un détour.

– Un détour ? Sous la flotte ?

– Merde Ethan ! Je fais encore ce que je veux !

– Ok, pas besoin de t’énerver, capitula-t-il. C’est comme tu le sens, si tu préfères papoter avec ta nouvelle copine un peu bizarre, c’est toi que ça regarde…

Les yeux ronds de surprise, Jo bondit de son siège. Son sac s’écrasa au sol, épongeant le béton au passage. Téléphone toujours collé à l’oreille, elle détailla les alentours à la recherche du blondinet. À présent, il pleuvait à torrent. Mais à cet instant, peu lui importaient la pluie, le tonnerre ou les éclairs. Sans crier gare ni même prendre la peine de saluer Rose, Jo quitta son cocon, sommaire mais commode, et s’engagea sous les trombes d’eau.

Derrière elle, un éclat de voix se perdit dans le brouhaha ambiant. Jo ne s’en soucia pas. Arrivée à l’angle de la rue Simonet, elle bifurqua à gauche pour atterrir sur Bobillot. Avec une cadence soutenue, elle aurait atteint la Place d’Italie et sa station de métro en moins de dix minutes. Contrariée, elle n’avait pas pris le temps de vérifier l’étendue de la grève, ni même les arrêts proposés à la station. Peut-être n’y aurait-il aucun métro en circulation, ou peut-être qu’aucun ne desservait le quartier Montmartre. Ce serait bien sa chance.

La pluie s’était calmée et elle voyait maintenant un peu plus loin que le bout de ses chaussures. Trempée pour trempée, Jo ralentit le pas et profita de sa ballade pour visiter le quartier jusqu’à tomber sur le Saint Graal. Bordé de rampes en fer, l’escalier semblait s’enfoncer dans les entrailles de la capitale. Paré d’une enseigne stylisée lui indiquant qu’elle était arrivée à bon port, la station grouillait de monde. Une autre pancarte installée pour l’occasion informait les usagers des lignes maintenues, tandis qu’une troisième s’excusait auprès des parisiens mécontents. Prête à s’engouffrer dans le tunnel, Jo se figea un instant. Plus loin, à quelques mètres seulement, s’étendait le boulevard Vincent Auriol. Et au bout de l’artère, Jo le savait, l’Hôpital de la Pitié Salpêtrière lui tendait les bras.

Après cinq secondes de fausse hésitation, elle abandonna la station pour rejoindre le boulevard. Tout en jetant de temps à autre un coup d’œil derrière elle, histoire de s’assurer qu’elle avait semé Ethan, Jo marcha jusqu’à la rue Bruant. Mais ses connaissances géographiques de la ville lumière s’arrêtaient là. Ses origines banlieusardes refaisaient surface, la laissant perplexe devant l’immensité du lieu. Dans une succession de bâtiments éclectiques, l’hôpital s’étendait sur des dizaines d’hectares. Une fois de plus, il lui faudrait ruser. D’un pas décidé, elle pénétra dans le premier bâtiment qui lui tomba sous la main : l’institut de cardiologie, à en croire les panneaux d’affichage.

Bardé de baies vitrées, l’accueil du bâtiment ressemblait trait pour trait à tous les hôpitaux que Jo avait connu jusqu’ici. Du blanc, du blanc et encore du blanc. Dans tous les établissements qu’elle se souvenait avoir fréquenté, seules les unités consacrées aux enfants avaient droit à une palette de couleurs un peu plus développée. Derrière un guichet qui le cachait presque entièrement, un jeune homme au visage rond mangé par des lunettes over sizes s’afférait à tapoter sur un ordinateur qui semblait faire des siennes.

– Aaaaaah ! Mais c’est pas vrai ! Qu’est-ce qui lui arrive encore à cette machine de malheur ?

– Bonjour, se risqua Jo.

– Bonjour, grogna le standardiste sans lever les yeux de son écran. Je peux vous aider ? Vous avez rendez-vous ?

– Non, j’ai pas rendez-vous.

– Tant mieux, parce que ce truc fait grève aujourd’hui ! conclut-il en repoussant le clavier.

– Décidément, c’est une grève générale, plaisanta-t-elle en fixant l’écran noir.

– Je vois. Pas de bus ? s’enquit-il en détaillant ses vêtements trempés.

– Pas de bus, non. Mais vous pouvez peut-être m’aider.

– Je vous écoute.

– Je cherche un certain docteur Plaitinger.

– Ca ne me dit rien du tout. Vous êtes sûre qu’il est cardiologue ?

– À vrai dire, je n’en sais rien… Je sais qu’il exerce à la Pitié Salpêtrière. Mais c’est tout, admit-elle.

– C’est tout ? Vous savez combien de services compte ce groupe hospitalier ?

– Pas vraiment. Une soixantaine ? tenta-t-elle avec un sourire.

– Plus de soixante-dix, répartis sur quatre-vingt-dix bâtiments, précisa le jeune homme. Et je ne connais pas tous les médecins. Je suis désolé, ce nom ne me dit rien. Pourquoi vous cherchez ce docteur précisément ?

– Je voudrais un rendez-vous, mentit-elle.

– Mais bien sûr, marmonna-t-il. Sans connaître sa spécialité ?

La remarque était pertinente. Elle n’avait rien préparé ni planifié, et s'était contenté de mettre les deux pieds dans le plat. Comment pouvait-elle espérer obtenir des réponses avec ce genre de répartie hasardeuse ?

– D’accord, laissez-tomber. C’était une mauvaise idée. Je suis désolée de vous avoir dérangé, conclut-elle en tournant les talons. Bonne journée.

– À vous aussi. Dites, vous êtes sûres de vouloir ressortir comme ça ? Vous n’avez pas une veste ou un truc un peu plus chaud ?

Encore une fois, ce type avait raison. La perspicacité incarnée. Jo s’immobilisa dans l’entrée et fouilla son sac, avant de conclure que sa BA du jour et son départ précipité allait l’obliger à se trimballer en sweet trempé jusqu’à ce soir. Une main dans ses cheveux emmêlés, elle se retourna une dernière fois vers le guichet.

– Ma bonté me perdra, souffla-t-elle.

Devant la mine incrédule du standardiste, Jo empoigna son sac qu’elle hissa sur son dos et quitta l’établissement. Une fois à l’extérieur, elle détailla la ribambelle de bâtiments qui s’étalait à perte de vue. Où pouvait bien exercer ce docteur Plaitinger ? À défaut de tomber sur du personnel coopératif, il lui fallait trouver une autre solution. Quatre-vingt-dix établissements à visiter et autant de standardistes à questionner. La tâche lui semblait colossale. Plongée dans ses pensées et en pleine élaboration d’un plan d’attaque, parce qu’elle ne se ferait pas rembarrer deux fois pour la même étourderie, un coup de klaxon la fit sursauter. Au volant d'une vieille voiture orange aux chromes rouillés, garée quelques mètres plus loin, le blondinet lui faisait de grands signes. Résignée, Jo leva les yeux au ciel et s’approcha.

– Quoi ? aboya-t-elle par la fenêtre ouverte.

– Monte.

– Non merci, je vais rentrer à pied.

– Arrête ta comédie et monte ! lui ordonna Ethan. Tu vas chopper la mort, et ta mère va me tuer si elle sait que je t’ai laissé marcher sous la flotte.

– T’as pas à t’en faire, personne n’ira lui raconter. Tu peux dormir sur tes deux oreilles, trancha-t-elle en s’éloignant.

– Pose ton cul dans cette voiture, bordel ! Sinon, c’est moi qui lui explique que tu refuses de m‘adresser la parole. Et j’ai cru comprendre que c’était important pour elle qu’on s’entende bien.

– Attends, c’est moi ou ça ressemble fortement à du chantage ?

– Appelle ça comme tu veux, je m’en cogne. Maintenant, monte. On rentre, conclut-il en se penchant au-dessus du siège passager pour ouvrir la portière.

Jo pesta dans sa barbe, grogna une insulte qui se fraya un chemin jusqu’aux oreilles d’Ethan et s’affala sur le siège avant de claquer la porte. Un petit sourire satisfait sur les lèvre, le blondinet démarra et s’engagea sur le boulevard.

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