Chapitre 8

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– Johana, ta mère s’inquiète beaucoup à ton sujet. Et on est tous les deux bloqués ici, alors pourquoi ne pas mettre ce temps à profit pour t’aider à aller mieux ? Je ne te demande pas de te confier, juste de me parler.

Les doigts de la jeune femme se refermèrent sur le blouson de cuir brun qu’elle tenait sur ses genoux. Mâchoire contractée, mine déterminée et regard d’acier, elle releva la tête pour lui offrir un sourire en coin.

Rêve toujours.

– Tout ça ne mène à rien, souffla-t-il. Je pourrai tout aussi bien te laisser seule pendant le reste de la séance et revenir une fois l’heure écoulée. J’ai tout essayé pour t’aider à extérioriser, là je suis à court d’idées…

Le sourire de Jo s’élargit un peu plus. Ce petit jeu du chat et de la souris l’amusait beaucoup. Le voir ramer comme un forcené commençait à lui plaire, bien plus qu’elle n’osait se l’avouer.

Dans la grande pièce aux murs clairs et aux lignes épurées, seul le tic-tac de la pendule de Newton résonnait. Bureau design laqué blanc, immense fenêtre avec vue sur le quartier de la butte-aux-cailles, machine à café aux motifs zébrés et courbes graphiques. L’odeur de caféine la prit à la gorge, elle ravala un haut le cœur avant de replanter ses yeux dans ceux du docteur Franchot.

Pour faire plaisir à sa mère, Jo avait accepté de rencontrer le psychologue. Une sorte de deal lui assurant la paix à la maison. Chose promise, chose due. Tous les lundis, la jeune femme se rendait donc au cabinet du docteur Franchot et s’installait pendant une heure dans un fauteuil noir à bras crossés en attendant de pouvoir partir. Nouveau rendez-vous, même rituel. Comme chaque semaine, la secrétaire lui avait assurée qu’elle pouvait entrer sans s’annoncer et, comme chaque semaine, Jo avait tout de même toqué. Elle avait pénétré dans la pièce, salué le docteur d’un geste de la tête et s’était assise face à ce grand bureau impersonnel.

Plus qu’un quart d’heure… courage, il va se lasser avant moi.

– Ok, capitula-t-il. On va changer d’approche, si tu le veux bien. Qui ne dit mot consent, je vais donc interpréter ton silence comme un accord. Je vais énumérer tout ce qui me passe par la tête à propos de toi, de ton attitude, de tout ce que tu nous caches, à moi et à ton entourage.

Nouvelle pression sur le blouson de cuir, assortie d’un léger mouvement de tête sur le côté.

– Parfait, reprit-il en posant son calepin. Je pense que tu es une jeune fille compliquée, tout à fait saine d’esprit, mais beaucoup trop intelligente pour son âge. Jusqu’à là, rien d’anormal. Je reçois une quantité astronomique d’adolescents de ce genre dans mon cabinet, et à chaque problème sa solution. En principe, ils ont juste besoin d’un peu d’attention. Je m’intéresse à toi depuis plus d’un mois, et rien, conclut-il en la regardant au-dessus de ses lunettes. Je pense que tu es une jeune fille compliquée, certes, mais je pense aussi qu’il n’y a jamais de fumée sans feu. Il y a deux ans, la semaine où tu as disparu, annonça le docteur. Je suis sûr que c’est là que réside le problème.

La jeune femme dodelina de la tête, avant de laisser glisser son cuir sur le carrelage et de saisir les bras du fauteuil. Elle traina le siège sur quelques centimètres, juste assez pour faire face au psychologue, et s’accouda au bureau.

– Je vous en prie docteur, dites m’en plus sur ma personne, murmura la blonde d’une voix rauque.

– Heureux de constater que tu n’es pas muette. Je commençais à avoir des doutes, plaisanta-t-il en s’enfonçant dans son dossier. Que s’est-il passé ?

Jo arracha ses coudes du bureau pour s’installer à son tour plus confortablement dans son fauteuil. Bras croisés sous la poitrine, elle l’observa un long moment avant d’hausser un sourcil.

– Très bien, renchérit-il. J’ai compris, je vais parler et tu vas écouter. C’est un début. D’après ce que m’a expliqué ta mère, tu as toujours été… un peu à part, hésita le psy. Tu n’as jamais eu beaucoup d’amis, tu ne t’es jamais mélangée aux autres. Tu as été suivie très tôt, peut-être trop tôt. Je pense que tout ça était un peu prématuré, et que c'est d'ailleurs ce qui a amorcé la suite. Tu n'avais que six ans, et l'étiquette d'austiste Asperger est très lourde...

La mâchoire de Jo tressauta, comme à chaque fois que l’on abordait cette partie de l’histoire. Malgré son trouble, elle ne releva pas. Il aurait été trop content de provoquer une quelconque réaction.

– … je comprends, ça a dû être difficile pour toi. Les enfants peuvent être cruels à cet âge-là, d’autant plus que c’est à cette période que se fait le développement affectif. L’estime de soi peut en pâtir et…

– Arrêtez-moi cette soupe prémâchée version psy de comptoir, par pitié, l’interrompit Jo. Allez droit au but. Plus que quelques minutes avant que je sorte de votre bureau, et vu le montant du chèque que vous fait ma mère toutes les semaines, j’imagine que votre temps est précieux, précisa-t-elle en lorgnant sur sa montre.

Interloqué, monsieur Franchot se racla la gorge avant de reprendre :

– Ta mère est persuadée que ton absence de ces deux dernières années est la source du problème. Ce que je peux comprendre. Pour ma part je pense qu'au contraire, tu as très bien vécu cette période. Que c'était ta décision. Ton envie. Ton besoin de t'éloigner. En revanche, je mettrai ma main à couper que ta première dispartition en fin de seconde n'avait rien de calculé. Et que c'est là que réside le traumatisme, lâcha-t-il tout de go.

Un nouveau sourire, plus moqueur cette fois-ci, apparu sur le visage de la jeune femme. Après un dernier coup d’œil à son poignet, elle se leva puis récupéra le blouson qui trainait à ses pieds. Sans un mot, elle tourna les talons et claqua la porte derrière elle. Un léger mouvement de tête à la secrétaire pour lui souhaiter une bonne semaine, et Jo descendit les escaliers quatre à quatre. Enfin dehors, le vent frais s’engouffra dans ses cheveux, la faisant frissonner au passage. Les yeux clos, elle prit une grande inspiration tout en fourrant sa main dans la poche de son jean. Fidèle au poste, le Zippo prit place entre son pouce et son index avant de venir se lover au creux de sa paume.

Malgré l’heure tardive et la fraîcheur de ce début d’automne, Paris ne lui avait jamais paru aussi belle. Les rues ne désemplissaient pas et pour cause, puisque la Butte-aux-Cailles était l’un des quartiers les animés et cosmopolites de la capitale. En cette fin de journée, les attaché-case avaient laissé place aux minaudières à strass et sacs grossièrement estampillés Louis Vuitton. Les travailleurs pressaient le pas pour rentrer chez eux, tandis que les fêtards envahissaient les bars et terrasses illuminées.

Quelques gouttes de pluie l'obligèrent à se réfugier sous l’abribus le plus proche. Pour la troisième fois en moins de dix minutes, Jo regarda sa montre. Dix-neuf heure trente passé, et toujours pas l’ombre de la ligne 67. Une énième vérification du panneau d’affichage lui confirma que le bus devrait déjà être là. Frustrée, , elle se leva et entreprit de faire les cent pas au rythme des trombes d’eau qui tombaient à présent. Concentrée sur ses va-et-vient, un bruit sourd lui fit lever la tête. Non loin d’elle, vautrée sur le banc et essoufflée comme si elle avait couru un marathon, une fille aux cheveux fuchsia venait de faire son apparition. La punk glissa une main dans ses tifs couleur barbe à papa, avant de se tourner vers Jo et de se ratatiner un peu plus sur le siège en ferraille. Cheveux plaqués, maquillage en berne et fringues ruisselants, la pluie avait fait on œuvre.

– ‘lut ! tenta la nouvelle venue avec un demi-sourire.

Jo se demanda si elle devait répondre ou non. Après tout, personne ne lui en tiendrait rigueur. Elle voulait juste attendre son bus tranquillement. Mais aujourd’hui, personne ne semblait décidé à la laisser tranquille.

– Salut, abdiqua la blonde en reportant son attention sur le tableau d’affichage.

– T’attends le bus ?

Non, je fais des crêpes.

– J’ai l’air de faire autre chose ? rétorqua-t-elle toujours concentrée sur les horaires.

– Heu… non. Mais tu peux attendre longtemps.

– Pourquoi ? demanda Jo en se tournant vivement.

– Parce qu’aujourd’hui, c’est grève générale, expliqua-t-elle en pointant du doigt une affichette.

Jo se rapprocha de la feuille et serra les poings en pestant contre ces incapables de la RATP. Journée de merde oblige, un malheur n’arrivait jamais seul. Elle enchaînait tuile sur tuile et la journée n’était pas encore finie. Elle avait passé la matinée à esquiver Ethan, son inscription aux options proposées par la fac lui avait donné du fil à retordre, tout comme Gladys qui s’était payé sa tête avant de partir et ce psy à la noix qui essayait à tout prix d’analyser ses moindres faits et gestes. Elle expira un bon coup. Il ne lui restait plus qu’à trouver un moyen de rentrer. Bien décidée à ne pas se laisser abattre, elle réajusta son sac à dos mais un coup tonnerre déchira le ciel, la figeant sur place avant même qu’elle n'ait eu le temps de mouiller ses chaussures. Jo esquissa un pas en arrière, avant de s’assoir à son tour sur l’inconfortable banc.

– Qu’est-ce que tu fais là ? Demanda la blonde en fixant le ciel. Puisque tu savais que le bus ne viendrait pas, qu’est-ce que tu fiches ici ?

– Je… je m’abrite. Je rentrais chez moi, et la pluie m’a surprise. Je voulais juste attendre que ça passe, et repartir ensuite.

Jo se détacha du ciel orageux. Cheveux bubble-gum et mascara dégoulinant, sa camarade renifla avant de resserrer une veste en toile autour de ses frêles épaules. Une parka aux couleurs militaires qui, à en croire ses lèvres violacées, ne devait pas lui tenir bien chaud. Sans un mot, Jo se délesta de son blouson et le lui tendit.

– Ah ! C’est gentil, mais non merci. Tu vas attraper froid si…

– J'suis pas trempée, moi. Tu n’auras qu’à me le rendre quand tu te seras réchauffée. Allez, vire-moi cette veste et enfile ça, la houspilla-t-elle en remuant frénétiquement le cuir.

Résignée, la punk lui sourit et obéit sans rechigner en marmonnant un timide merci. Jo sortit son portable et pianota dessus avant de le porter à son oreille. Pour une fois, ce truc allait lui servir à autre chose qu’à vérifier que sa montre fonctionnait à merveille. Une sonnerie, puis deux. Un bip, puis la voix de sa mère qui lui explique comment parler après un autre bip. La malchance s'acharnait. Jo raccrocha sans prendre le temps de laisser un message vocal, et tenta sa chance avec celui qui ne l’avait jamais laissé tomber.

« Salut, c’est Dan ! Laissez-moi un… »

Furax, la blonde appuya une bonne dizaine de fois sur l’icône rouge avant de jeter le Smartphone au fond de son sac et de balancer sa tête en arrière, frappant à plusieurs reprises le plexiglass en soupirant.

– Heu… au fait, moi c’est Rose, l’interrompit une toute petite voix à sa droite.

Effarée, Jo se redressa et leva les yeux au ciel ; de mieux en mieux, cette journée était sans conteste une énorme blague.

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