Chapitre 7

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La sentence était tombée et Nora avait fini par avoir gain de cause. La sortie familiale n’était pas une option, pour le dessert elle payerait donc une glace à tout le monde à l’étale du coin. Un long soupire collectif avait suivi l’annonce. Sans y prêter attention, Nora s’était dépêchée de débarrasser la table et d’attraper son manteau en poussant les plus récalcitrants dehors.

Le mois de septembre arrivait à grand pas. Dans quelques jours, il faudrait penser à la rentrée. Sans grande conviction, Jo avait jeté son dévolu sur le Droit. Et loin d’avoir pris le temps d’éplucher les programmes des nombreux cursus proposés à l’Université Paris-Dauphine, elle ne savait pas vraiment à quoi s’attendre. Mais peu lui importait puisque, fidèle à elle-même, Jo avait décidé d’improviser et de miser encore une fois sur son talent à faire avec les cartes qu’on lui donnerait. Jusqu’à maintenant, malgré de très mauvaises mains et quelques égratignures, elle s’était toujours tirée d’affaire.

Loin d’être les seuls à s’être laissés tenter par un cornet rafraîchissant, les rues animées témoignaient de leur manque d’originalité. Petit couple se bécotant, gamins zigzaguant entre les passants, parents à bout de nerfs coursant leurs infatigables bambins et étudiants bobos profitaient de la bulle Montmartroise. L’été touchait à sa fin, mais les températures avoisinant les trente degrés obligeaient tout ce petit monde à chercher l’ombre des parasols en terrasse. Au beau milieu de ce tumule, bras croisés et tête baissée, Jo avançait en évitant soigneusement les coups de coudes des passants distraits. À sa droite, mains enfoncées dans les poches et lunettes Jeepers Peepers sur le nez, Ethan fendait la foule sans s’occuper des badauds sur son passage tandis que Gladys, écouteur vissés sur les oreilles, ne quittait pas son portable des yeux. En tête de file, Nora et Marc avançaient main dans la main et sans se presser, profitant du soleil pour s’extasier devant des boutiques qu’ils connaissaient pourtant déjà.

Une sortie en famille digne de ce nom !

Au bout de dix minutes de marches, ils arrivèrent enfin devant Kosak, un glacier particulièrement prisé pour ses douceurs dont la devanture ressemblait d’avantage à une boutique de souvenir grand luxe pour touristes qu’à une simple étale où acheter son cornet caramel beurre salé. Après avoir passé commande auprès de Marc, désigné d’office pour tenir le rôle de serveur, les autres s’installèrent sur la terrasse du bistrot voisin. Nora héla le garçon de café et commanda pour toute la tablée.

Rentrée oblige, bon nombre de parisiens n’étaient plus en vacances et avaient retrouvé leurs habitudes. Deux laveurs de vitres s’afféraient à briquer les vitrines noires de pollution, les commerçants profitaient de leur pause déjeunée pour balayer devant leurs échoppes et un homme en costume très BCBG réorganisait quelques annonces proposées par son agence immobilière. Sur le trottoir d’en face, un autre en polo noir estampillé « New view » placardait de nouvelles affiches dans les sucettes. Kimy Kimera, sosie officielle de la chanteuse, reprenait du service et faisait son show au Paradis Latin en fin d’année. Un magnifique cadeau de Noël pour la vieille tante à qui on ne sait jamais quoi offrir en période de fêtes et qu’on n’aime pas tant que ça. Ou à Gladys, si cette année sa mère l’obligeait à avoir une attention pour chaque membre de la famille. L’idée arracha un rictus à Jo, tandis que ses yeux détaillaient la tablée. Avachis dans leur fauteuil en rotin, les jumeaux tentaient par tous les moyens d’échapper au regard inquisiteur de Nora. Mais si les deux petits nouveaux pensaient avoir une chance de s’en sortir sans encombre, Jo, elle, savait très bien qu’ils n’en avaient aucune. Lorsque sa mère avait une idée en tête, rien ne pouvait l’arrêter.

– Alors, alors… débuta Nora l’air de rien. Comment ça se passe ?

Interloqués, Ethan et Glady relevèrent la tête tandis que le visage de Jo s’illumina d’un sourire mutin. Ils allaient tous passer à la casserole, elle y comprit.

– De quoi tu parles ? reprit Ethan, faussement désinvolte.

– De vous, tiens ! De qui d’autre ? La maison, la rentrée ?...

– Tout se passe très bien maman, coupa Jo. Tu n’as pas à t’en faire, on s’entend à merveille et la rentrée se prépare doucement.

– Hummm… murmura la mère, peu convaincue. Parce que je pensais à ton…

– Je t’ai dit que tout allait très bien, trancha-t-elle vivement.

– D’accord… si tu le dis, souffla-t-elle sans ciller. Je vais aller voir où en sont nos commandes.

– Oui, voilà. Et préviens-nous si vous avez besoin d’un coup de main, conclut-elle alors que Nora avait déjà quitté la table.

Jo se mordit l’intérieur de la joue. Ça lui avait échappé. Elle ne voulait pas blesser sa mère, mais n’arrivait jamais à la préserver de ses coups de sang. La jeune femme expira profondément, secoua la tête et reporta son attention sur les jumeaux qui la fixaient sans un mot. Pour enfoncer le clou, la blonde plissa un peu plus les yeux. L’effet ne se fit pas attendre. Gladys, portable toujours greffé à la main, prétexta une envie pressante et Ethan, sourcil en l’air, la suivit de près. Seule avec elle-même, Jo laissa à nouveau glisser son regard vers les affiches de la chanteuse au maquillage exubérant. Happée par ses deux pupilles marron cerclées d’or, Jo arrêta de mâcher son chewing-gum quelques instants. Le klaxon d’un chauffard furieux la ramena à la réalité, l’obligeant à détacher ses yeux de la diva en carton pour les laisser retomber sur la minuscule table ronde.

Posée à côté d’un cendrier en plastique du plus bel effet, trônait une cigarette électronique. Ultime trace d’une vieille habitude dont Marc avait eu un mal fou à se débarrasser. Un peu plus loin, le porte-carte de sa mère et deux téléphones. Sans doute ceux des parents puisque les deux diablotins, en parfait spécimen de leur génération, ne se séparaient jamais des leurs. Jo marqua un temps mort, arrêtant de mâchouiller son bonbon pour la seconde fois en moins d’une minute. Prudente, elle jeta un coup d’œil aux alentours. Gladys, accoudée au bar, taillait le bout de gras avec un barman plutôt mignon. Les parents patientaient dans la file d’attente en tapant du pied et Ethan était aux abonnés absents. Une chance pareille ne se représenterait sans doute pas de sitôt. C'était le moment ou jamais de se rassurer en tuant dans l'oeuf l'hypothétique infidélité de son beau-père. Rien qu'un coup d'oeil rapide et sans conséquence, histoire de se tranquiliser et d'arrêter de se poser des questions inutiles. Sans plus de cérémonie, elle se saisit du premier portable qui lui tomba sous la main et le déverrouilla.

Par chance, le propriétaire du téléphone n’était pas du genre geek parano. Un simple glissement sur la surface lisse lui donna accès au menu principal, le pied pour une bille en nouvelle technologie comme elle. Quelques secondes lui suffirent pour se rendre compte qu’elle avait fait mauvaise pioche. Mine de rien, elle reposa l’appareil de sa mère avant de s’emparer de l’autre. À voix basse, comme pour elle-même, la jeune femme formula une courte prière. Si la chance pouvait lui sourire une fois de plus, ça arrangerait ses affaires. Le visage crispé, elle tenta la même manœuvre que précédemment et soupira de soulagement. Un fonds d’écran impersonnel aux courbes bleu et jaune apparut. Pour son plus grand bonheur, Marc n’était pas non plus branché nouvelle technologie.

Elle vérifia les sms et appels, pour finir par les mails et le répertoire. Rien de suspect, uniquement des messages bateau et des contacts qui, pour la plupart, lui semblaient professionnels. Sinon, quelques promotions sur la lingerie, des publicités vantant des produits de beauté miracles ou encore des réductions sur la dernière télévision 4K chez Darty. Désabusée, elle souffla la mèche qui lui chatouillait le nez et s’enfonça dans son fauteuil.

L’absence de preuve n’en était pas une. Ce n’est pas parce qu’elle n’avait, à première vue, rien trouvé dans le portable de son beau-père, qu’il n’avait rien à se reprocher. Elle mordilla nerveusement sa lèvre, avant de replonger une dernière fois dans les méandres de l’appareil. Ses doigts trouvèrent quelques icônes au hasard, ses yeux se perdirent un instant sur des lignes sans importance. Rien de rien. Elle retourna une dernière fois dans la boîte mail et prit son mal en patience lorsque l’icône de chargement se mit en action. Juste en dessous de la boîte de réception, sur la ligne calendrier, une petite cloche venait de faire son apparition. Lors de sa première inspection, elle n’avait pas dû laisser le temps à l’application de faire la mise à jour. La notification était apparue en même temps qu’une centaine d’autres mails, ce qui ne manqua pas de la faire sourire ; son beau-père n’était décidément pas du genre connecté.

Sans s’attarder sur la montagne de messages qui s’entassaient dans la boîte, la jeune femme cliqua sur le calendrier.

Rappel hebdomadaire: Demain RDV Dr. Plaitinger, Hôpital de la P-S – 15h15.

Elle tiqua. Il s’agissait sans doute de l’hôpital de la Pitié-Salpêtrière, et elle vérifierait la spécialité de ce docteur Plaitinger un peu plus tard. Mais son beau-père n’avait jamais abordé un quelconque problème de santé. Qui était ce médecin que Marc rencontrait toutes les semaines à la même heure ? Et comment faisait-il pour se libérer chaque lundi, alors qu’il était obligé de faire des heures supplémentaires les samedi matin pour boucler certains dossiers ?

Deux conclusions s’imposaient ; soit il faisait effectivement des heures le week-end pour pouvoir se libérer tous les lundis après-midi, soit il mentait depuis le début sur ses sorties solitaires du samedi. Et les deux situations la mettaient dans une situation délicate. Que cachait-il à sa mère ? Une santé fragile ou une maîtresse ? Bien qu’il y ait des dizaines d’autres explications plausibles, c’étaient les deux seules qui lui venaient à cet instant. Et la lecture de « Mademoiselle Lou » y était sans doute pour quelque chose. Perdue dans la contemplation du smartphone, la jeune femme sursauta lorsqu’une main se posa lourdement sur son épaule. D’un mouvement brusque elle se dégagea, avant de se lever pour faire face à l’intrus qui avait osé la toucher. Contraint de relâcher son emprise, Ethan la dévisagea quelques instants avant d’indiquer d’un mouvement de tête le portable au creux de sa main.

– J'te dérange pas trop ? Fais comme chez toi, si tu veux t’as qu’à fouiller dans les affaires de mon père.

– Oh, ça va ! Je regardai juste l’heure, y a pas mort d’homme, se défendit-t-elle.

– Sinon, t’as une montre au poignet. Ça marche aussi, souligna-t-il sèchement.

Prise la main dans le sac, le rouge lui monta aux joues. Comme pour se débarrasser d’une preuve gênante, Jo balança l’appareil à côté de celui de sa mère. Elle regretta aussitôt de ne pas y avoir pensé avant, elle aurait pu prétexter avoir confondu les deux portables. Mais la répartie lui manqua. Elle ouvrit la bouche, puis la referma lorsqu’elle se rendit compte que, quoi qu’elle dise, elle ne ferait que s’enfoncer d’avantage. Dans un timing parfait, Nora apparut et manqua de trébucher sur un pied de table en y déposant tant bien que mal le plateau trempé de café.

– Oups ! Quelle gourde, je vais prendre celui-ci, dit-t-elle en s’emparant d’une tasse. C’est celui qui a le plus morflé.

Sans piper mot et sous le regard acéré d’Ethan, Jo se laissa lourdement tomber sur le siège le plus proche. Un dernier coup d'oeil au blondinet lui confirma que leur discussion n’était pas terminée. Un sucre imbibé entre les dents, elle commença à réfléchir à l’excuse bidon qu’elle lui servirait le moment venu. Elle n’avait jamais su faire, mais il devenait urgent qu’elle apprenne à mentir.

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