Les apparences sont toujours trompeuses.

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Je m'appelle Angélique et je suis une sorcière !

Enfin, là, au début de mon histoire, je ne le sais pas encore.

Eh oui ! Cela commence mal, me direz-vous, et vous n'auriez pas tort. Avec un prénom pareil, on s'attend à trouver un joli brin de fille, douce et attentionnée, pleine d'empathie.

Je ne suis en rien responsable de cette situation trompeuse ! Qu'on se le dise.

Lors de ma naissance, ma mère décida de m'associer une soeur jumelle. Mon papa aux "anges" se souvint que pendant l'accouchement, sa femme lui tordit tous les doigts et lui pinça les avant-bras sans compter les crachats à la figure d'un flot ininterrompu d'insultes. Lui, encaissa sans rien dire, trop heureux de l'arrivée de ces adorables bébés. Avec ces deux bouts de choux, il gagnerait bientôt une paix royale et pourrait enfin s'adonner à la pêche.

Mais très vite, mes parents déchantèrent.

Chacun d'eux n'avait pas de compétence particulière en matière de magie ou de sorcellerie, si ce n'est quelques connaissances en prédiction avec des tarots ou des osselets. Ils découvrirent que chaque jumelle développait des facultés fort troublantes voire redoutables sans se douter de rien.

Sur le plan du caractère, nous étions à l'opposé l'une de l'autre.

Cela incita Marguerite, ma maman, à nous baptiser d'un prénom en correspondance avec nos prédispositions. Ainsi moi, Angélique, je dus affronter les sautes d'humeur de Maligna. Et ce, en raison de la grande indulgence de François, mon papa, baba devant ses deux princesses.

À nos 15 ans.

François et Marguerite acquirent un joli cottage en Baie de Somme. Ils élevaient depuis quelques temps, des chevaux réputés dans la région, une race confidentielle de Henson dont l'existence datait d'une bonne quarantaine d'années. Il s'agissait d'un savant mélange de poney fjord et d'anglo-arabe.

Intéressant me direz-vous !

Cet animal très sociable et facile à monter offrait le plaisir d'agréables randonnées. Sa robe de couleur sable s'intègrait à nos paysages de plages, de vasières et de prairies. Très tôt, Maligna et moi prîmes goût à l'équitation sur ces magnifiques montures. Nous participions aux sorties équestres et ne manquions pas d'exercer nos talents particuliers, seules à en connaître l'existence.

  • Maligna, je t'ai vu faire !
  • Mais non, tu rêves !
  • Mais bien sûr que si, je viens de voir ce phoque sauter tel un cabri alors que d'habitude il se prélasse avec nonchalance sur la vase.
  • Si tu voulais, tu pourrais exceller tout autant.
  • Comment cela ?
  • Mais t'es pas cap ! T'as la trouille ! Tiens regarde ces oiseaux posés sur l'eau.
  • Oui eh bien !
  • Sais-tu qu'il s'agit de blettes ?
  • Non !
  • Ma prof de svt nous a expliqué l'origine en cours. Conçus en bois, ils revêtent plusieurs belles couleurs. Au tout début dans la baie, les chasseurs d'oiseaux utilisaient des volatiles blessés, dont on prononçait le mot "blettés" en picard, pour attirer leurs congénères à l'instinct grégaire.
  • Voilà qui me verra moins sotte ce soir.
  • En attendant Angélique, je te mets au défi d'attirer plus d'oiseaux que moi.
  • Très bien, je relève le défi.

Nous descendions de nos chevaux. Puis, en remuant le nez, nous attirions à nous tous les faux oiseaux à la ronde. Les chasseurs seraient sans doute furieux de voir disparaître leur piège en bois.

  • Bien, à nous de jouer.

Nous installions alors nos leurres dans la vase, le bec face au vent puis nous disparaissions dans des buissons d'argousiers aux fruits d'un bel orange vif. Très vite, des volatiles mis en confiance par les faux attroupements au sol se décidaient à se poser.

  • J'en ai 13 ! se vantait Maligna.
  • Et moi 15. Je mène !
  • Oui mais cela ne durera pas.

Maligna soulevait un sourcil et affichait un sourire empreint de perversité. Une nuée de baies s'abattait sur mes leurres et la jolie bande de chevaliers guignettes s'éparpillait.

  • J'en ai 14, reprenait Maligna.
  • Oh, vraiment tu es insupportable. Les miens sont tous partis.
  • Ce n'est pas grave Angélique. Tu as gagné un gage.
  • Je sens que je vais beaucoup m'amuser.
  • Tu devras... fit-elle en faisant semblant de réfléchir, faire disparaître le journal de papa ainsi que ses lunettes et... les chaussons de maman, reprenait-elle très enjouée.
  • Mais bien sûr !
  • Et avant le repas du soir.

Sur l'intant, je ne pus résister à l'envie de piéger ma soeur. Alors je dressai mes deux mains vers le ciel. Aussitôt une tornade de sable s'éleva dans les airs et enveloppa Maligna qui eut un mal fou à s'en défaire. Quand elle se libéra enfin de ce sortilège, elle barbotait dans la vase au milieu de ses faux oiseaux et le spectacle ne manquait d'intérêt. Mais peut-être avais-je, ce jour-là, dépassé des limites invisibles...

15 longues années plus tard

Maligna et moi vivions pas trop loin l'une de l'autre. Nous avions aménagé la demeure des parents pour que chacune de nous y trouva son compte. Alors, deux entrées séparées, deux chambres et des parties communes pour la toilette et les repas permettaient de s'organiser.

A trente ans nous n'avions toujours pas trouvé d'ami, que dis-je, de véritable compagnon de vie. Il faut dire que si nous en avions croisé durant les années précédentes, ceux-ci ne tenaient pas en place et parfois ils se sauvaient au beau milieu d'une nuit sans lune. Et les motifs de fuite s'avéraient nombreux.

D'abord, l'intéressé devait affronter deux femmes désireuses de l'accaparer, à la fois possessives et jalouses. Ensuite, nos pouvoirs grandissant, nous usions de filtres amoureux et de charmes subtils au point que le malheureux se mettait à hululer, en courant en hiver sur les tuiles du toit. Il répondait contre sa volonté à des concours de balayage dans les parties communes, nu comme un ver avec un joli tablier autour de la taille.

À la fin, il se retrouvait à cheval sur l'un de nos balais de paille et disparaissait dans la brume d'un soir d'hiver survolant la Baie de Somme entre le Crotois et Saint-Valéry. Seul le fidèle destrier reprenait sa place habituelle dans le placard.

J'ai oublié de préciser que nos parents n'étaient pas restés avec nous. Oh ! Bien sûr, ils auraient bien voulu. La maison était confortable mais vivre à quatre devenait impossible. Une nuit où nous jouions encore de nos privilèges, ils acceptèrent de déguster l'un de nos breuvages que nous élaborions pour accompagner une partie de dés. En quelques heures, ils se changèrent en deux crapauds fort boutonneux. Evidemment, ils ne pouvaient résider plus longtemps dans la demeure et d'évidence, ils prirent leurs quartiers permanents dans la lande.

Je sais qu'ils vivent toujours là, enfin je crois ?

On les entend coasser à la tombée de la nuit. Mais je n'ai pas de certitude, ni ma soeur non plus, que ce soit bien eux plutôt que l'un ou l'autre de leurs congénères amphibiens.

Nos amis les plus fidèles sont restés, soit lontemps vivants, soit ont fini empaillés. Quand ils devenaient âgés, on ne pouvait se résoudre à les voir s'éteindre. Alors nous trouvâmes dans un ancien grimoire une recette subtile permettant de saisir des êtres de chair et d'os en statue de pierre. Il y eut ainsi dans toute la maison, des chouettes, des serpents, des araignées, des furets, des grenouilles figés à jamais. Dans l'écurie, certains de nos Henson, trop vieux, eurent aussi ce privilège de "vivre" très longtemps sans avoir à s'en préoccuper.

Il devenait difficile de subsister sans ressource et de nourrir tout notre petit monde. On pouvait toujours dépouiller le voyageur d'une nuit, un jeune couple en weekend, quelques anglais photographes qui séjournaient dans la partie chambre d'hôte que nous avions aménagée derrière le poulailler et les écuries.

Mais très souvent, ils rejoignaient en catastrophe l'hôpital d'Abbeville.

Ils avaient en effet du mal à digérer le petit déjeuner fort copieux du matin. Avec ma soeur, nous mettions tout notre coeur à réaliser un pain à base d'insectes, de bave de crapaud, de fleurs de marais et de quelques gouttes de venin extraites d'une de nos pensionnaires, la vipère péliade. Cela provoquait une très importante dysenterie. Dès lors, l'accident en véhicule durant la poursuite de leur voyage, devenait inévitable et les pauvres agonisaient dans d'atroces souffrances aux urgences locales.

Bien sûr, ils n'avaient pas conscience d'avoir été délestés de leur menue monnaie avant leur départ. Et personne ne faisait le rapprochement avec leur dernier lieu de villégiature.

Une fois pourtant, un type bizarre vint nous voir, le genre enquêteur privé. Ces questions devenaient embarrassantes et nos réponses beaucoup trop évasives. Alors, un soir d'été, il disparut alors qu'il nous espionnait de loin. Il s'éleva dans les airs avec grâce. Nos deux balais jouèrent avec lui longtemps au point qu'il n'arrivait jamais à toucher le sol. Nous entendions ses hurlements mais aussi ses os craquer. Il sombra dans un vieux puits abandonné.

Nous conservâmes sa moto équipée en side-car. C'était si drôle, ces ballades sur les chemins de randonnées au son pétaradant de notre nouveau destrier, soleil couchant, dans les senteurs humides pleines d'insectes au vol frénétique et de chauve-souris décontenancées...

Un vie sans toi !

Tu disparus un soir, mais je ne sais plus très bien car je perds la mémoire.

Nous avions toutes deux amélioré nos sortilèges au point de nous méfier l'une de l'autre. La maison devenait trop étroite pour nous. Dans toutes les pièces dormaient à jamais des visiteurs nocturnes, à quatre pattes, avec des ailes ou rampant. En prenant de l'âge, nos sens s'abusaient facilement et nos sorts devenaient incertains. Alors, lors d'une de nos nombreuses disputes, j'ai prononcé cette phrase définitive.

  • Maligna, je veux que tu disparaisses à jamais ! tout en invoquant au passage quelques illustres sorciers de mes références personnelles.

D'un coup ton corps s'est figé et tu t'es peu à peu délitée. Quelques minutes plus tard, il ne restait de toi qu'une humeur au reflet bleuté aussitôt enfermée dans un bocal de verre.

Au sol gisait tes derniers vêtements.

Alors mon dernier et seul compagnon "éclair de feu" a poussé dans un cagibi tes inutiles reliques à côté de ton fidèle destrier, endormi à jamais...

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