Introduction

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Les premières lueurs de l'aube viennent caresser sa peau à travers les stores ajourés de la chambre à coucher. La nuit a été « agitée » et cela se voit à sa petite mine béate et ce petit sourire de connivence, malicieux, qu'elle échangeavec lui. Sa peau se pare d'un petit frisson agréable quand les doigts de son fiancé la frôlent, suivant son échine délicate pour remonter tendrement vers sa nuque. Ils sont en couple depuis quatre ans et s'aiment passionnément. Le mariage est prévu pour cet été. Un enfant dans la foulée, c'est une bonne idée, non ? En tout cas, ils s'y emploient. Que demander de plus dans une vie si... parfaite ?

— Bonjour Mademoiselle Leonis, susurre-t-il en l'embrassant sur la tempe, bien dormi ?

Le sourire de la jeune femme s'élargit. Elle réprimede justesse un petit gloussement, chose qui a le chic d'attendrir un peu plus son fiancé. Tina, c'est son nom, s'étire de tout son long – c'est-à-dire à peine un mètre soixante – et prend une mine faussement boudeuse.

— Je ne sais pas si le terme « bien dormi » s'applique à cette question, si tu vois ce que je veux dire.

Elle se redresse dans le lit, les cheveux mi-longs et bruns, en bataille. Tina lêve un sourcil inquisiteur à l'intention de son homme qui reste alanguit avec un petit rictus amusé. À sa question, il affiche un faux air outré et pose la main sur le cœur.

— Alors là ! Je ne vois absolument pas de quoi tu parles ?
— Ah non ? Le voisinage, je suis sûre que si...

Elle le taquine bien évidemment. C'est une chance que d'habiter dans un appartement neuf et parfaitement isolé, Madame Markowitz ne devrait pas se plaindre. En théorie.
Le fiancé, Mark, se gausse avant de regarder l'heure à sa montre. Ses doigts peinent à attraper le bracelet de métal du garde-temps échoué sur la table de nuit.

— Bon sang, déjà ? J'vais être en retard pour aller chercher tes parents à l'aéroport, peste-t-il en ruant hors des draps comme un beau diable.

Beau. Il l'est. Aux yeux de Tina tout du moins.
C'est un jeune homme de son âge, à peine la trentaine. Grand et athlétique, mais pas trop. Mark a des cheveux blonds coupés courts et de superbes yeux bleus. Des allures d'Apollon grec perdu sous les latitudes Britanniques, car c'est de là qu'il vient : d'Angleterre. Comme elle d'ailleurs.
Il est opérateur financier dans une entreprise florissante de la Boulé, le quartier des affaires ici à Istarios. Une mutation les a amené à s'installer dans cette petite ville de Grèce située non loin d'Athènes, sur les rives de la mer Égée. Tina n'a pas été dépaysée en trouvant un poste d'institutrice ici, elle-même est à moitié grecque par sa mère. Istarios ne lui est pas inconnue car toute petite déjà elle venait en vacances ici. Et c'est tout naturellement dans la « Cité Des Légendes » que le mariage aura lieu. D'où l'arrivée des parents de la future mariée pour commencer les préparatifs. Tous les deux s'activent aussitôt et débutent une routine familière pour l'un et l'autre.

Pendant que Mark prend sa douche, Tina se charge du petit déjeuner. Habillée d'un maillot trois fois trop grand appartenant à sa moitié, la jeune femme fait cuire des œufs au plat. À la radio passe un vieux hit des années 80 qu'elle entonne avec énergie en se servant du manche de la spatule à œuf comme d'un micro. Une scène cocasse qui n'étonne même plus Mark. Tina est une véritable bombe d'enthousiasme et de bonne humeur, il faudrait une apocalypse pour réussir à l'entamer. La table mise, un toast disparait entre-temps avec quelques gorgées de thé. Moment choisi pour le fiancé de revenir et, à Tina de prendre sa place dans la salle de bain.

— Tu es tout de même plus présentable, s'amuse-t-elle avant de lui glisser une tartine grillée pour l'empêcher de répondre.

Mark grommele pour la forme, entame son café en prenant bien garde de ne pas y tremper sa cravate. Nouveau coup d'œil à la montre. Puis l'horloge. C'est une vieille manie, il déteste être en retard. Sous la douche, c'est un vrai désastre cacophonique. Son occupante chante à tue-tête sur des notes que l'on pensait inatteignables pour le commun des mortels. « C'est prodigieux, tant de talent » ironise Mark dans la cuisine, le nez dans sa tasse et secouant la tête avec un petit sourire goguenard. Au même instant, l'oreille droite de Tina siffle. Coïncidence ?
Trois quarts d'heure plus tard, le couple de tourtereaux est prêt pour une nouvelle journée qui s'annonce radieuse en ce début de printemps. L'institutrice attrape sa sacoche contenant ses cours, ses livres ainsi que ses clés. Le silence retombe quand la porte se referme sur l'appartement déserté.

— Évite de te mettre ma mère à dos dès son arrivée, hein ? souffle la maîtresse d'école volant un baiser à son fiancé sur le pas de l'immeuble.
— Tu sais très bien qu'elle m'adore, rétorque ce dernier qui sourit tendrement.
— Ça, c'est ce qu'elle veut te faire croire. Elle attend juste le bon moment pour te manger tout cru.

Tina rit à voir la tête que tire son promis. Elle lui tapote gentiment la joue et Mark prend un air vaguement pincé.

— Hin ! Hin ! Allez, file. Tes petits copains vont t'attendre.
— Je pars, je disparais, je ne suis plus là !

Et pendant qu'elle parle, la jeune femme fait de grands mouvements de bras comme un prestidigitateur détournant l'attention de son auditoire pour le grand final. Mark ricane et tous les deux partent chacun de leur côté.

Istarios est une ville à taille humaine, partagée entre tourisme et technologie. Entre son héritage antique qui se lisait dans les vieilles pierres de son centre-ville, et la modernité de son quartier financier. Une cité vivante, effervescente, située au bord de la mer Égée. Comme le reste du pays, elle se trouve au croisement des cultures orientales, européennes et méditerranéennes. Ce qui la rend éclectique et ouverte sur le monde qui l'entoure. Accueillante à tout point de vue. Une ville où il fait bon vivre de l'aveu même de Tina qui ne regrette pas d'avoir délaissé la grisaille Londonienne pour le soleil Hellène.

Même à sept heures et demi du matin, les rues du quartier de l'Astù dans lequel ils habitent sont  animées. Les restaurants se font livrer, les boutiques ouvrent les volets et les premiers touristes déambulent pour venir chercher de quoi petit-déjeuner. L'institutrice s'amuse encore de ces mêmes visages, de ces mêmes habitudes. Elle s'émerveille toujours de la beauté des ruelles pittoresques qu'elle doit traverser pour rejoindre la petite école où elle enseigne. La façade en colonnades du musée d'Histoire de la ville l'imprégne de sa magnificence loin d'être obsolète à ses yeux. Oui, Tina se considére réellement comme une chanceuse.

Kalimera*, mademoiselle Leonis ! la salue la libraire chez qui elle a ses habitudes, alors ce mariage ? Ça se prépare ?
— Bonjour, madame Andreou. Oh oui ! Nous avons commencé à repérer quelques endroits sympathiques pour la cérémonie, mais chaque chose en son temps ! répond une Tina enjouée, marchant quelques pas à reculons.

La librairie, une vieille dame qui refuse de fermer boutique malgré son âge, rit. Ses épaules se secouent légèrement.

— « Chaque chose en son temps ». Ah ! les jeunes de maintenant !

Tina lui adresse un dernier geste de la main et poursuit son chemin sur les pavés de la ruelle commerçante. D'un pas agile, la petite brune oblique vers la rue du théâtre. C'est ce qu'elle pense. 




L'air se met brutalement à vibrer et lui vrille subitement les tympans. La sacoche tombe au sol, bientôt suivie de sa propriétaire. Ses genoux s'écorchent sur le macadam, mais cette douleur n'est rien comparée à celle qui lui compresse les tempes. Les mains portées sur ses oreilles, Tina a l'impression que sa tête est placée dans un caisson sous pression. Derrière ses paupières closes, elle « voit» des fractales de lumières hallucinées s'enchainant à une vitesse folle qui finissent par lui donner la nausée. Puis soudain, l'air lui manque.
Depuis quand a-t-elle cessé de respirer ?

Son corps obéit le premier, par instinct de survie. Sa poitrine se remplit d'une grande goulée d'air, dans une inspiration rauque et désespérée. Un affreux goût de métal se dépose sur sa langue et renforce un peu plus les haut-le-cœur. Ses yeux sont maintenant grands ouverts . Et ce qu'ils voient la terrifie. Bien après l'avoir surprise. Le ciel est d'un rouge sang. Les nuages aux couleurs criardes et fluorescentes y défilent si rapidement qu'elle en a le tournis.
Nouvelle inspiration. Tina baisse la tête et regarde tout autour d'elle dans une panique latente qui grimpe en elle de seconde en seconde. Istarios est bien là, mais dans quel état ?

— Qu'est-ce que... où je suis ? s'affole la jeune femme qui n'a même pas la force de se remettre sur ses pieds.

Les mots lui manquent en reconnaissant le musée de la ville. Le bâtiment s'est écroulé sur lui-même, son fronton envahi par des lierres aux feuilles violacées pulsantes d'une lueur peu engageante. Les autres bâtiments de la ville ont subi le même sort. Le tout baigne dans une ambiance cataclysmique sous un ciel de sang. Le vent souffle comme l'en attestent les tourbillons de poussière et la végétation étrange. Pourtant, il n'y a aucun bruit. Un éclair vient strier l'empyrée, l'air vibre à nouveau et la douleur fait hurler Tina. Sa voix, comme le reste, ne rencontre aucun écho. Elle est complètement annihilée par le silence des lieux. Un silence si pesant que Tina se sent comme écrasée par lui.

La semelle de ses bottines font crisser l'herbe qui ressemble à un minerai fin et translucide. Tout son corps tremble de peur, d'incompréhension aussi. C'est inconcevable pour un esprit si rationnel, si humain finalement. Tina sanglote, hèle à qui est capable de l'entendre sans capter que rien, ni personne ne peut la comprendre. Malgré tout, sa voix porte à travers le silence. Elle fait trembler l'air. Le signal est ténu, faible mais présent. Et surtout... inconnu dans ce monde. Un univers qui n'est pas dénué de vie comme il paraît le montrer. Bien au contraire.

Les minutes qui passent lui semblent interminables. Elle remonte ce qui s'apparentait autrefois à l'artère principale du centre-ville d'Istarios. L'odeur de soufre, le goût de métal sur la langue se font plus prégnants, écœurants au point de parfois lui faire rendre le repas qu'elle n'a plus dans l'estomac depuis longtemps. La bile lui brûle la gorge autant que la poussière, poussée par le vent muet, l'irrite. La rue est bordée par ce qui était autrefois de vénérables immeubles. Une jungle singulière est venue ronger les tours de verre et d'acier de la Boulê. Des lianes épaisses, violettes et épineuses contrastent avec de larges feuilles de fougères au bord coupant comme un rasoir. Tina l'apprend à ses dépens, même à travers des manches de sa petite veste de cuir.

C'est de cette jungle inhospitalière que vient la menace.
Deux paires d'yeux jaunâtres brillent dans les ombres du feuillage irisé. Quand elle les apercoit, Tina réprime un hoquet de peur puis un sanglot. Son talon cogne contre une pierre et elle bascule en arrière. Le choc avec le sol lui coupe le souffle et l'institutrice se mord la langue. La créature émerge de sa cachette. Elle a vaguement l'apparence d'un félin dont la peau est faite de verre. On peut distinguer un sang bleu courir dans ses veines et des organes s'agencent à chaque mouvement. Une vision aussi étrange qu'effrayante. La bête feule, claque des mâchoires et s'ébroue comme pour inviter Tina à se relever et... courir. La chasse n'en serait que plus excitante. La déception est de taille car sa proie pousse sur ses pieds et se traine à reculons pour finalement se faire acculer contre une carcasse rouillée de ce qui fut autrefois une voiture.

Les larmes tracent des sillons clairs sur les joues crasseuses de la brune qui ne comprend pas à quel moment sa vie a basculé dans un tel cauchemar. C'est ça ! Un cauchemar ! Elle va se réveiller ? Elle a simplement fait un malaise en pleine rue et c'est tout simplement une vision de son inconscient qu'elle ne pense pas si tordu. Cette pensée la plonge dans une hilarité déconcertante pour son adversaire. Tina rit à s'en rompre les cordes vocales. Les nerfs lâchent définitivement et voilà qu'elle se pince douloureusement les poignets. « Réveille-toi ma vieille, la plaisanterie a assez duré » pense-t-elle dans un dernier sursaut de lucidité. La patience du félin de verre s'épuise. Les ronds qu'il fait autour de la petite forme hilare se resserrèrent puis il s'arrête. Il se cabre sur ses appuis puis bondit en avant, prêt à la déchiqueter sans aucune pitié. Ainsi va la vie ici. Tina lève les bras devant elle comme si cela la protégerait des crocs et des griffes de la créature. Mais rien ne vient.

L'absence de son n'aide en rien à comprendre l'absurdité de la situation. Elle ne doit faire confiance qu'à cette nouvelle perception qui s'est imposée malgré tout. Le goût ferreux sur sa langue se fait soudainement plus prégnant. Tina sent autour de son corps comme de milliers d'étincelles crépitantes qui lui fait dresser les poils sur la peau. Puis Il y eut une odeur de brûlé et de sang puis de transpiration et de crasse aussi. Les bras de la petite brune s'abaissent, hésitant tout d'abord, puis lui en tombent. Au sens figuré, bien évidemment. Ses yeux s'écarquillent, ébahis. Devant elle se trouve le corps du félin, allongé sur le flanc, le derme roussit par une profonde brûlure et l'œil éteint. Il est mort, sans aucun doute. Une ombre enveloppée dans un long manteau déchiré et élimé par le vent, le toise de toute sa hauteur. La jeune femme ne peut distinguer son visage quand il se tourne vers elle. Pas un mot ne sort de sa bouche. De toute manière, elle n'aurait pas pu les comprendre. À la place, il fait un geste en croisant les bras sur sa poitrine, puis les serrent fort. Tina cligne des yeux, encore abasourdie et pas franchement sûre de réellement capter la signification de tout ceci. Cela voulait simplement dire « Accroches-toi »

S'accrocher ? Oui, mais à quoi ? À qui ? Elle secoue la tête et les nerfs cédent un peu plus encore. L'institutrice lâche prise et hurle tout son saoul, tempêtant des montagnes de jurons. C'est un caractère qu'elle se découvre, poussé par la peur et la totale aberration de la situation. Elle s'est même remise sur ses pieds, prête à en découdre avec l'inconnu. Seulement voilà, il disparait. Évaporé. À la place, ses mains s'entourent d'une douce lumière bleutée. Elle pulse lentement avant de s'évanouir à son tour.

— Mais ? gémit la petite brune, définitivement perdue.

Un cercle de lumière entouré d'un halo verdâtre et iridescent apparait derrière elle. De l'autre côté, se tient un homme, la main tendue vers elle.

— Tina Leonis, enfin on vous retrouve, souffle-t-il, soulagé.

Ça alors, elle pouvait l'entendre !
« Accroches-toi » repense alors l'exploratrice perdue. Sa main se glisse dans celle de l'homme et tout s'évanouit autour d'elle. En lieu et place de l'apocalyptique Istarios se trouve un temple baignant sous une lune pleine et ronde. Tina n'a jamais vu de lune si grosse que ce soir-là. Cette fois, la nausée est la plus forte. Son estomac encaisse tant bien que mal la douleur d'une telle sensation comme si elle venait de faire un grand huit en sens inverse et la tête à l'envers.

— Ça fait toujours cette impression la première fois, lança l'homme à ses côtés.

Il se tient un peu en retrait, lui laissant assez d'espace pour reprendre son souffle. Derrière lui, un autre individu, plus vieux en apparence et portant une horrible chemise hawaïenne, observe en silence. Tina se laisse choir et renifle en essuyant une autre larme. Elle s'étonne même d'en avoir encore après ce cauchemar.

— Qui êtes-vous ? Qu'est-ce qu'il m'est arrivé ? articule-t-elle avec difficulté.
— Je m'appelle Duncan, et lui, c'est mon frère Alan. Vous êtes tombée dans une faille temporelle et... vous avez fait un tel raffut dans le Voile que j'ai pu vous retrouver, répond Duncan avec bienveillance.
— Une faille ? Le Voile ? Qu'est-ce que c'est que ça ? Mark ! Je veux voir Mark !

Son regard va d'un frère à l'autre. Affolé. C'est un bazar sans nom dans son esprit. Duncan tourne la tête vers son aîné qui s'approche d'un pas et s'accroupit à sa hauteur.

— Mademoiselle Leonis, est-ce que vous pouvez me dire en quelle année nous sommes ?
— 2014, pourquoi ?

Un silence de plomb tomba sur le parvis du Temple. Les deux frères se regardent en se demandant comment expliquer correctement les choses à la jeune rescapée.

— Nous devrions rentrer. Les choses vont être un peu longue à comprendre, murmure doucement le plus âgé des deux.

Duncan tend déjà la main vers la jeune femme avec toute la galanterie qui s'impose dans son éducation un peu désuète. Tina la repousse, furieuse. Fatiguée. À bout.

— Je n'irais nulle part tant que vous ne m'aurez pas dit ce que je viens de voir. Et pour cette question... et...

Les mots s'étouffent dans sa gorge. Elle a peur de comprendre, la main se porte devant sa bouche. Duncan prend la relève de son frère.

— Nous sommes en 2024, Mademoiselle Leonis. Vous êtes restée dans cette Faille dix ans. Mais pour vous, cela n'a duré que quelques minutes. Vous avez été déclarée disparue par les autorités. Quant à nous, nous sommes les représentants du Cercle. Et ici c'est notre Temple, sous la protection de la déesse Hécate. Créatrice de la Magie. Nous sommes des Sorciers. Et vous êtes des nôtres maintenant...

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