L'Homme En Noir

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Quand elle ouvre les yeux, la lumière même faiblarde des lieux lui agresse la rétine. Une violente migraine vient lui compresser les tempes et ce n'est que quelques secondes plus tard que Tina se rend compte que ses poignets sont entravés. Assise dans un vieux fauteuil autrefois luxueux, la jeune femme tente de se défaire de ses liens. Elle gigote sur son siège et tire de toutes ses forces au point où l'une de ses omoplates finit par lui envoyer un message douloureux qui met fin à toutes ses tentatives. Tina abdique. Elle se sent soudainement affaiblie, incapable de lever le petit doigt, comme prise dans un étau invisible qui compresse sa petite silhouette gracile.

— C'est inutile, Mademoiselle Leonis. Tout ce que vous réussirez à faire, c'est de vous blesser et nous en serions vraiment désolé, dit une voix grave au timbre monocorde presque ennuyeux.

Tina Sursaute. Son cœur s'affole tandis qu'elle tourne la tête dans tous les sens pour identifier la présence. Tout ce qu'elle peut voir, ce sont des murs aux tapisseries rongées d'humidité. Une désagréable brise venue du parquet élimé la fait frissonner. Elle n'est vêtue que d'un petit haut de lin à motif floral élégant au demeurant, mais bien insuffisant à cette heure de la soirée.
L'odeur âcre de fumée et d'huile chaude provenant des carcasses de voitures calcinées, là dehors, lui parvient jusque dans la pièce, à la faveur d'un nouveau courant d'air. Cet endroit est une vraie passoire. Tina plisse le nez de dégoût mais ça ne semble pas indisposer l'inconnu qui se trouve avec elle.
À travers de larges et grandes fenêtres aux vitres parfois brisées, elle peut voir les lumières de la ville d'Istarios. Du bleu, du rouge, celui des gyrophares de la police et des secours dont les sirènes lui indiquent qu'ils sont tout proches.

— Au secours ! Aidez-m...!

Poussé par un élan de courage ou par un instinct de survie incontrôlable, la jeune femme hurle et espère se faire entendre des oreilles qui traînerait dans le coin. De la police peut-être ? Alan ? L'association d'idées est étrange, mais pas idiote. C'est alors que des phalanges osseuses, gantées de cuir noirs, viennent étouffer les cris de la Chronomancienne. Se détache alors dans la pénombre une silhouette mince, engoncée dans un costume sombre parfaitement taillé à son allure malingre. Filiforme. Puis un visage émerge dans un contrejour qui accentue les traits faméliques de l'homme à la voix ennuyeuse. Un nez aquilin, le teint pâle et le crâne glabre. Ce qui effraie réellement Tina, c'est son regard. Des yeux qui semblent presque sortir de leurs orbites, d'un noir d'onyx totalement dépourvu d'iris. Un regard terrifiant, abyssal, insondable. "S'y plonger, c'est se perdre dans les méandres d'un monde terrible" se dit la demoiselle. Pourtant, cette allure, ce visage, contrastent étrangement avec la voix croassante de l'homme et la certaine prévenance dont il fait preuve à l'égard de sa prisonnière.

L'homme s'appelle Corvus – ceci explique cela – et il est le bras-droit, l'assistant, le sbire de l'Homme En Noir. Cela dit, lui-même préfère se définir comme un outil utile à la vengeance de son Maître. Il est parfaitement conscient de n'être qu'un pion dans les plans de ce dernier et justement ! Cela le remplit d'une gratitude immense. Corvus en dégage même une fierté qui frôle le fanatisme. Toujours est-il que tel l'oiseau de mauvais augure, avec qui il partage de nombreux traits physiques, reste perché par-dessus l'épaule d'une Tina figée par la peur. Doucement, les doigts du geôlier quittent ses lèvres, mais restent assez près encore pour la faire taire de nouveau si besoin.

— Ssscht... Ne gaspillez pas votre énergie de la sorte. Personne ne peut vous entendre, mais moi si et j'ai une ouïe vraiment délicate...

La petite brune, tétanisée, se force à fixer devant elle. Elle y voit des draps crasseux cachant les courbes anguleuses de meubles abîmés par les ans et l'abandon. Un salon plongé dans la pénombre qui a perdu son faste depuis longtemps. Petit à petit, se dessine dans son esprit, les indices du lieu où elle est retenue. Du moins, sa nature.
Corvus reprend :

— ... Me promettez-vous de vous taire et ne plus crier ? Nous nous en porterions que mieux tous les deux.

Tina opine vivement du chef. Elle ne se fait pas prier, bien décidée pour le moment à se montrer docile. Alors les mains gantées du corbeau desserrent leur emprise. La jeune femme reprend son souffle, ferme les yeux puis force son esprit à reprendre un fil normal de pensée après une trouille pareille. L'occasion aussi de reprendre un peu d'assurance et de concentration, car la Britannique n'est pas pour autant résignée à jouer les demoiselles en détresse. Loin de là !
Sa formation au sein du Temple l'a préparé à ce genre de situation. Au départ, Tina pensait que c'était le lot de tous les Sorciers au service de Hécate que savoir se sortir d'un tel mauvais pas. Puis avec le temps, elle s'est rendu compte que Alan, Duncan et les autres se montraient plus intransigeants avec elle. Plus inquiets aussi. Être affublé d'un don aussi unique que le sien éveillera bien des ambitions et des désirs de la part des ennemis de la Déesse. Elle devait être préparée.
Elle a fait ce qu'elle a pu en tout cas.

Cette pensée fugace fait émerger les derniers souvenirs d'avant son enlèvement.
Tina se souvient de la voix de Callahan au téléphone, de l'effondrement du Voile, l'ordre de se réfugier au Temple. Son sac fut prêt en un rien de temps et puis l'on sonna à la porte. Enfin, le néant. La Chronomancienne n'a pas eu de mal à faire la déduction de tout ceci. Le responsable se trouve là, devant ses yeux. En tout cas, elle y croit mordicus.

— Qui êtes-vous ? Que voulez-vous ? Pourquoi m'avoir amenée ici ? Et puis... où sommes-nous ?

Les questions fusent et ne semblent pas heurter le calme de son geôlier. Ce dernier s'est détourné de la jeune femme pour se concentrer sur des lignes, des cercles et des figures géométriques, tracées à même le parquet fatigué.
Ses gants se tâchent de blanc. De la craie, de la cire viennent abîmer le tissu noble qui couvrent ses mains semblables à des serres de rapaces. Quant à l'ingrédient final de son œuvre d'art, il viendrait bien assez tôt. De quoi rendre plus curieuse encore une jeune Sorcière, intriguée autant qu'inquiète. Tina n'a pas eu le temps d'apprendre tous les arcanes de son art après seulement trois ans de présence au Cercle. Ses connaissances sont encore plus parcellaires quand cela concerne une magie interdite par la Déesse.

— Je ne puis vous dire quoique ce soit Mademoiselle Leonis, si ce n'est que vous êtes unique. Vous êtes aussi un espoir pour la personne que je sers depuis de longues années maintenant, dit Corvus sans même quitter la tâche à laquelle il s'attèle avec application. Vous êtes même son unique espoir.

Cette fois, il tourne la tête vers Tina. Les lumières vacillantes de la pièce soulignent les traits émaciés de son visage et lui donne une allure vraiment surnaturelle, osseuse. Son nez fin et légèrement crochu ressemble à un bec. Les orbites creuse et ses yeux sombres lui donne tous les aspects d'un charognard. Décidemment, son patronyme est parfaitement bien choisi. Si, sur le coup, la Sorcière est excédée d'entendre à nouveau cette diatribe, croiser les yeux de Corvus lui ôte toute envie de lui hurler dessus d'aller "se faire frire chez les Grecs avec son espoir". Cela n'empêche pas son esprit qui tourne à cent à l'heure depuis son réveil. De comprendre les subtilités du discours de Corvus au demeurant poli et avenant. Ils en ont donc après son pouvoir.

Alan lui a dit un jour ce même mot : "unique".
Comme si cela justifiait tout ce qui lui était tombé dessus depuis ce jour, mettant la patience de la Chronomancienne à rude épreuve. Elle, la simple petite institutrice tombée dans une Faille par mégarde, avec dix ans de sa vie envolés au passage. Jamais elle n'a demandé ce pouvoir ! d'ailleurs elle s'en serait parfaitement bien passé. La Déesse en a décidé autrement lui a-t-on dit. Quelle Déesse ? Où est-elle ? Qu'elle lui explique ce qu'elle attend d'elle !
Dans les pires moments de cette incompréhension, Tina s'est montrée aussi désespérée que défiante à l'égard du Cercle et de tout ce qui lui arrivait. Et puis la tristesse est venue envelopper tout cela dans un manteau de douce mélancolie. Perdre dix ans de sa vie en dix minutes de voyage dans une Faille ce n'est pas rien. Sa famille la croit morte. Son fiancé d'alors a refait sa vie. Personne n'est préparé à cela. Encore moins quand on apprend la vérité sur le monde qui nous entoure.
Ce pouvoir elle n'en a pas voulu, mais il est là malgré tout qu'elle le veuille ou non. Alors Tina a fini par se résigner et rejoindre cette drôle de famille. Duncan, Alan, Nora et les autres ont tout fait pour l'aider, à leurs manières. Callahan plus encore.
Voilà que son cœur se serre de nouveau.

Dehors, le tumulte étouffé est monté d'un cran. L'air saturé de particules magiques lui parvient sans mal et fait redresser un Corvus jusque-là un genou au sol, penché sur son rituel.

— Qu'est-ce qu'il se passe ? demande Tina entre peur et inquiétude.

Ses doigts se tortillent dans tous les sens pour tenter de se soustraire à ses liens mais en vain. Se sentant toujours aussi lourde, la jeune femme devine par la même occasion que sa magie est placée, elle aussi, sous entrave. Son regard divague sur la pièce, Corvus s'est posté à la fenêtre tel un charognard observant sa prochaine carcasse à ronger.
Tina repère un objet particulier. Un vase ébréché et poussiéreux, posé sur l'un de ces meubles, couvert d'un drap. "Ça pourrait faire l'affaire non ?" se demande la Sorcière.
Gagner du temps, distraire son geôlier, utiliser son environnement. Ça cogite dans la petite tête de la maitresse d'école.

— Il semblerait que vos amis soient très occupés avec les envahisseurs de la Faille. Mais, ils ne s'en sortent pas si mal, je dois le reconnaitre, dit alors Corvus d'un air détaché, presque distrait.

En contrebas, à quelques dizaines de mètres de là, les Sorciers venaient de reprendre la Chôra et battre le Riptide Alpha qui y semait la terreur. Non sans mal. Et eux sont là, au milieu de ce chaos sans qu'aucun des deux partis ne se rendent compte de leur présence. Encore moins les Humains. L'endroit est en réalité placé, lui aussi, sous une bulle magique qui efface les signes de présence de ses habitants. Ou plutôt de ses locataires inattendus. Voilà à quoi s'attelait "le corbeau" depuis tout à l'heure. D'un point de vue extérieur, l'endroit n'est qu'une vieille bâtisse délabrée dont plus personne ne prend garde depuis des lustres. Abandonnée depuis tout aussi longtemps. Autrefois, elle détonnait dans le décor méditerranéen avec son style victorien. Désormais, ce n'est plus qu'un tas de pierres à la charpente presque effondrée.
"Soit proche de tes amis, encore plus proches de tes ennemis, voire sous leur nez." Une stratégie qui paie jusqu'à présent.

Les mots de Corvus font sourire Tina. Elle n'est pas peu fière d'apprendre la nouvelle, se sentant même victorieuse pour ses compagnons. Ses lèvres s'ouvrent pour laisser échapper une petite pique cinglante dont elle a le secret parfois, mais... rien ne sort. La Chronomancienne est paralysée. Figée sur place par la terrible présence qui est apparue sans crier gare.
Corvus incline aussitôt sa grande carcasse filiforme. À le voir ainsi, l'on dirait un roseau qui manque de se fendre sous une force prodigieuse.

— Maître ! Vous êtes de retour. J'en suis heureux. Comment cela s'est passé ? demande le corbeau avec un entrain retrouvé. Presque de l'enthousiasme dans sa voix. Comme si la vie revenait en lui à la vision de celui qu'il sert avec dévouement.

Les pas qui font à peine geindre le parquet grisâtre indiquent que le nouvel arrivant a pris place dans le monde matériel. Il passe à côté de Tina et réserve sa première attention pour répondre à son serviteur.

— Quelques éléments aléatoires que nous avions anticipés sont venus fouiner dans nos affaires. Cela dit, nous avons toutes les largesses que nous voulons pour continuer mon œuvre.

L'homme est grand. Il marque presque la cinquantaine. Une mâchoire carrée et des cheveux noirs qui grisonnent légèrement aux tempes. Habillé d'un costume semblable à celui de Corvus. Le seul signe qui le distingue de ce dernier est une petite étoile à huit branches entrelacées, agrafée au revers du col de sa veste. Il est élégant et naturellement charismatique. Il en impose non pas uniquement par cette aura sombre, mais aussi tout simplement par sa présence.
L'inconnu se tourne enfin vers la prisonnière, toujours assise sur son fauteuil, et continue de s'adresser au "corbeau" resté en retrait derrière lui.

— Corvus, as-tu au moins proposé de quoi se sustenter, à notre invitée ?

Le serviteur baisse la tête, penaud et disparait plutôt que de se confondre en excuses inutiles. Tina est interdite par cette arrivée et la scène qui vient de se dérouler sous ses yeux. Des yeux qui sont irrémédiablement attirés vers ceux de l'Homme En Noir ; deux pupilles oblongues sur un iris d'émeraude résolument ophidiennes.
Nouveau frisson pour Tina.

— Ce n'est pas comme cela que nous traitons nos invités d'ordinaire. Veuillez m'excusez Mademoiselle Leonis, dit-il d'une voix gave, presque suave et teintée d'un accent britannique un peu désuet mais qui sait apparaitre charmant.

La Chronomancienne se retrouve libre et se masse les poignets, mais reste assise sur son vieux siège décrépi. Se pinçant la lèvre, elle n'ose pas prononcer sa question, toujours la même d'ailleurs. L'homme la prend de vitesse tout en lui tournant le dos pour observer les signes tracés à même le sol du vieux salon.

— Je sens le doute et une certaine incompréhension chez vous. Quoi de plus normal ? Commençons par le commencement : je m'appelle Henry Brythes et vous vous trouvez dans mon ancienne demeure que je viens de réinvestir.

La simple évocation de ce nom attire chez Tina un tel effroi que son instinct de survie s'affole pour tenter de la sortir de ce maudit salon. De filer à l'anglaise et fissa. Sauf que son corps en a décidé autrement.
Depuis trois ans et son arrivée au sein du Temple, elle entend parler de ce nom et de ses sombres "exploits". On l'a préparé aussi à sa rencontre en lui disant que si ça arrivait un jour, elle devait tout simplement fuir. Le destin a un étrange sens de l'humour.
Corvus lui, c'est un timing parfait qu'il possède. Alors qu'un silence de plomb est tombé sur le salon, le serviteur revient avec un plateau d'argent. Il questionne avec un enthousiasme déplacé, les deux âmes présentes.

— Du thé ?

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