Chapitre 28 : Les Egarés

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Je ne vis pas la ville comme d’habitude. Cette impression était due au fait que je la voyais depuis l’extérieur pour la première fois, que j’y entrais pour la première fois, et que pour la première fois, elle m’appartenait comme j’eus le sentiment que le monde entier m’appartenait. Il ne fut pas question de tenter de rejoindre le dortoir, ni de récupérer les quelques affaires auxquelles je n’accordais pas la moindre importance. J’errais au milieu d’une mégapole en tentant d’y voir plus clair sur ma situation et sur les heures, les jours qui arrivaient. Le soir tombant je commençais juste à prendre conscience la dure réalité de la clandestinité. Mon regain d’assurance se dissipait peu à peu. La ville était bien trop gigantesque, j’étais une minuscule fourmi au milieu des autres, une simple particule du flot de clones rentrant chez eux ou allant je ne sais où, tous dans la même direction. Comment allais-je survivre ? Ou allais-je dormir ? Comment viendrais-je en aide mes amis ? Je continuai ma marche et pénétrai dans la vieille banlieue d’Egality City. Là-bas, plus de beaux immeubles dominant les hommes tels des Titans, plus d’appartements de verre aux terrasses célestes, plus de lumières colorées qui animent la ville et la campagne alentour. Seuls quelques gravas, bâtiments abandonnés, caravanes de tôle tiennent misérablement debout, cachés par la splendeur de la ville comme s’ils devaient constamment rester dans son ombre.

Je me questionnais sur la façon dont pouvaient vivre les clones clandestins. D’apparence, la société semblait parfaitement réglée, mais je me rendais progressivement compte que dans l’ombre, des innocents payaient cher ce bon fonctionnement, j’en avais moi-même été témoin. Concernant les « Egarés » car c’est ainsi qu’on les appelait, ils étaient le résultat d’une atrocité commise en majeure partie par Human Lab. Quand une entreprise commande un clone, elle commande un certain modèle défini et optimisé par les « algorithmes ». Human Lab, ou toute autre entreprise de production de clones, est responsable de la conformité du clone par rapport au modèle. Si la moindre erreur est détectée, la gestation est arrêtée et un nouveau clone est produit pour satisfaire le client. Bien sûr, c’est aux frais de Human Lab. Il arrive parfois qu’un clone soit à quatre-vingt-quinze pourcents conforme et que Human Lab ne le détecte pas, ou alors qu’elle décide de mener quand même la gestation à son terme, elle peut ainsi limiter les pertes financières. En règle générale cela n’est jamais visible car soit l’entreprise cliente ne se rend pas compte de la non-conformité du clone, soit elle négocie un rabais pour accepter un clone tout de même très proche du modèle demandé. Malheureusement il arrive que l’entreprise cliente refuse le clone. Dans ce cas il est totalement à la charge de Human Lab. Quand la gestation a été menée à son terme, le clone ne peut plus être tué, c’est considéré comme un meurtre à partir d’un certain nombre de semaines de gestation. Human Lab doit alors élever l’enfant, puis lui trouver un poste, pour lequel il n’aura pas été prévu. Parfois il s’agit d’un clone proche de ceux utilisés sur place, au laboratoire. Il est parfois envoyé à l’Asile et finit par travailler comme employé de Human Lab, mais ce n’est pas toujours le cas. Pour les autres, les moins intéressants, c’est une perte d’argent importante que d’élever le petit, le loger, et prendre le risque que son comportement dissident ne sème le trouble dans le bon fonctionnement de l’entreprise. Pour optimiser les profits au maximum et limiter les risques, il arrive donc que ces clones « rejetés » soient lâchés en liberté, avant même d’avoir subi un élevage. C’est une catastrophe car ceux-ci n’existent pas dans la société. Ils ne sont pas déclarés et ne peuvent recevoir de crédits. Dans le cas même où ils pourraient recevoir des crédits sur je ne sais quel compte, ils ne pourraient se loguer nulle part et ne pourraient rien payer. La monnaie physique ayant totalement disparue durant l’ère des robots, ces clones se voient bien souvent condamnés. Une partie survit toutefois. Parfois ils vivent seuls, mais une partie d’entre eux se regroupe en communauté, installée dans des bidonvilles, des ruines, en périphérie de la ville. Pour survivre, ils sont obligés d’être dans l’illégalité. Ils sont tolérés par les forces de l’ordre mais dès qu’ils s’approchent des quartiers habités, ils provoquent la panique de la population et sont chassés. Autant dire que les Egarés démarrent leur vie avec un certain nombre de difficultés, un peu comme je m’apprêtais à terminer la mienne.

Totalement dépourvu du moindre objectif, je m’avançais hasardeusement sur un chemin, une sorte de terrain vague devrais-je dire, au sein duquel on semblait distinguer un chemin dessiné par des habitations sommaires.

GRAVURE A FAIRE

Dans cet endroit de la ville, le sol n’était ni dallé ni magnétique. Quelques arbustes secs étaient dispersés çà et là. De vieux bidons en métal rouillé servaient parfois de réceptacle à eau et placés sous des gouttières naturelles formées par divers décombres.

Je vis de la fumée sortir d’un amas de tôle. Il devait y avoir de la vie là dessous. Je m’approchais lentement pour découvrir un pied tout d’abord, puis une flamme, et enfin le visage d’un homme surpris de m’apercevoir. Je me décalai complètement. Deux hommes se réchauffaient autour d’un feu et faisaient cuir quelque chose sur une brochette de fortune, sans doute un rat qu’ils allaient se partager. Lorsque je fis un pas en avant dans leur direction, ils cessèrent leur activité, se figèrent en me fixant. Je fis un pas de plus et les saluais pour montrer que ma venue n’était pas hostile. Ils se levèrent. Je levai mes mains au niveau de mon buste et montrai mes paumes. Ils partirent alors en courant emportant avec eux le rat mi-cuit sur sa brochette. Je ne m’étais visiblement pas approché suffisamment subtilement pour dépasser la vigilance de ces hommes qui montraient au premier regard les signes d’une persécution constante de la société qui les avait créés. Je ne tentai pas de les retenir, et pris place près du feu. La nuit tombante, cet endroit me constituerait un abri de fortune. En me penchant en avant pour passer sous la tôle, je vis un autre homme endormi près du feu. Il n’était pas visible de l’extérieur. Je m’installai près de lui, non loin du feu. Je l’observai du coin de l’œil, appréhendant qu’il se réveille et que dans la surprise il ait une réaction violente. Curieusement je n’avais pas faim, mais Valentine, elle, criait famine. Je ne me sentais pas de chercher de la nourriture, j’étais bien trop fatigué. Un peu d’eau m’aurait toutefois fait le plus grand bien. J’observai autour de moi, sur le sol poussiéreux, et cherchai quelque chose de potable à boire. Près de l’homme endormi, il y avait un récipient, un bol de plastique découpé dans un bidon de détergent. Il y avait du liquide à l’intérieur. J’avançai mon visage près du bol et respirai que ça n’avait pas l’air potable. Je trempai mon doigt dedans pour remarquer une viscosité qui rendait définitivement impossible que je goutte cette mixture. L’homme allongé ne dormait pas finalement, il était à moitié dans le coma, les yeux mi-clos et les paupières battantes. Il tenait dans ses bras une petite batterie percée. Si cela ne m’avait pas paru improbable, j’aurais juré qu’il était shooté au liquide de batterie et détergent. Quand on sait les possibilités d’obtenir des effets psychotropes « propres » à l’aide d’impulsions électriques programmées par automates, on n’envisage pas de revenir à l’utilisation de produits chimiques industriels archaïques et particulièrement toxiques. Quoi qu’en y réfléchissant bien, il semblait logique de demander comment ceux qui n’existent pas, les fantômes de la société, auraient accès à ce genre de technologies. Quoi qu’il en fût, cet homme n’avait pas l’air dangereux. Je décidai de me reposer quelques minutes avant de reprendre la route pour chercher de l’eau et faire taire Valentine qui ne cessait de piailler qu’elle avait soif.

C’est finalement la bouche sèche et les lèvres crevassées que je fus réveillé un peu plus tard. Un groupe d’individus armés de lances de fortune, de couteaux parfois, de poêles, de morceaux de canalisation, me toisaient d’un air hostile. Je voulu prendre les devants et engager la conversation malgré ma bouche pâteuse qui ne réclamait qu’un verre d’eau. L’un d’eux, un gros bonhomme, immense, un géant barbu et bedonnant m’adressa la parole en premier.

« Qu’est-ce que tu fais ici ? D’habitude tu vas déposer ta merde beaucoup plus loin ! Tu n’es pas le bienvenu !

— Je crois que vous vous méprenez sur mon compte. Essayai-je de temporiser. Je ne sais pas de qui vous voulez parler, mais ce n’est pas moi. Je ne cherche qu’à boire un peu d’eau et trouver un abri pour dormir. »

Le géant eu l’air méfiant, il fronça les sourcils puis demanda : « On ne rejette jamais des clones de ton âge, et t’as pas l’air d’avoir survécu seul pendant des années, il n’y a qu’à voir ta peau, tes vêtements. T’es bien trop propre, tu viens de la ville. Qui es-tu ?

— Je suis un AdCS187, je m’appelle Smith.

— Ça ne veut rien dire pour nous, Smith. Que fais-tu ici ?

— Du calme, ne soyez pas si méfiants …

— … tu crois peut-être que notre condition nous le permet ? Ecoute-moi bien. Les gars de la ville nous chassent. On survit comme on peut avec ce qu’on trouve. Tu crois peut-être qu’ils viennent nous accueillir bien gentiment quand on a besoin d’eau ? Maintenant tu nous dis ce que tu fais ici avant qu’on te bouffe t’as compris ?

— Je suis un échappé de l’Asile. Je n’existe plus, je suis comme vous, tentai-je de dire pour me rapprocher d’eux. Votre situation est déplorable, dis-je sur un ton aussi diplomate que possible, mais vous savez, vous n’êtes pas les seuls à être mis en marge, à être traités comme du bétail… »

Je déblatérais des arguments, des morceaux de phrases en rafales pour que l’une d’elle les touche. Je pensai que je ne m’en sortirai pas avec un débit de parole trop élevé et mis fin à mon début de monologue.

« … Laissez-moi le temps de vous expliquer. Pour l’instant, sachez que je ne suis pas la personne que vous semblez connaître, je suis moi aussi persécuté, et j’ai besoin de votre aide.

— Cela n’a pas d’importance, c’est toi qui vas nous aider ! »

Le colosse s’approcha de moi et pointa son espèce de pique en ma direction. Sur ses premiers pas, je me suis figé, le regardant approcher. Comme si ne rien faire, essayer de ne constituer aucune menace, ne pouvait conduire qu’à une issue positive pour moi. Puis quand sa pointe commença à être à ma portée, je pris la décision très lucide de me mettre en mouvement. Il fallait que je me relève, je n’en avais pas le temps. Que je roule ? Je risquais d’exposer mes points vitaux. Finalement mon cerveau reptilien prit la décision pour moi, je me protégeai avec mes bras autant que possible pendant que je me relevai. Au fond je crois que j’espérais toujours qu’il me laisse tranquille, qu’il ne veuille que m’impressionner. Quand les nerfs à vif de mes avant-bras crièrent à leur premier contact avec l’oxygène, et que quelques lambeaux de peau tentaient vainement de rattraper mon sang pour qu’il circule à nouveau dans le droit chemin, je compris qu’il n’était plus question que ce gros monsieur me laissât tranquille. Je me hissais alors une sortie à l’arrière du petit abri de tôle que je squattais depuis peu, prêt à courir aussi loin qu’il le fallait, loin d’une quelconque source d’eau, prêt à ne plus jamais boire une seule goutte de ma vie… de ce qui me restait de vie. Les sauvages n’étaient pas assez stupides pour me laisser partir et bloquaient l’autre sortie. Acculé au fond de mon cercueil rouillé j’enjambais alors l’homme allongé qui ne s’occupait guère du grabuge, et me plaquait contre la paroi. Lorsque mon assaillant voulut en finir, mes jambes me poussèrent violemment en arrière faisant basculer les tôles qui ne tenaient que par gravité. L’abri s’effondra sur le pauvre homme et sur la tête du géant. Je ne pris pas la peine de vérifier s’il était arrêté ou blessé, mes jambes étaient encore prisonnières. Je m’extirpai difficilement tandis que l’immense homme barbu relevait les plaques comme de vulgaires couvertures. L’endroit, si calme à mon arrivé, s’était transformé en arène en quelques instants, je reçu un coup sur la tête qui a plu de je ne sais quel nuage, et l’homme à la lance était désormais sur moi. C’en était trop, je n’arriverais pas à m’échapper. « Ameer, Anabella, pardon ! Pleurais-je » Un corps étranger pénétra quelque part sur mon dos, j’eus à peine le temps de déterminer si j’avais mal ou non, il ne me resta qu’une seconde pour penser « Je viens te rejoindre Valentine ».

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