Chapitre 20 : La rencontre

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Au réfectoire, nous nous installâmes au bout d’une grande table de cantine, face à face. Un repas unique était servi, une fois de plus composé de nourriture industrielle dont il était presque impossible de déterminer les saveurs. Anabella me partageait ce qu’elle avait lu, bien que j’eusse suivi en direct une partie de sa lecture.

« C’est absolument dingue ! Ça dépasse de loin ma capacité de compréhension de la politique. Comment a-t-on pu en arriver là ?

— Je ne comprends pas, répondis-je. Qui dirige si les dirigeants sont des clones ?

— Et bien, je suppose que personne ne dirige réellement. Ce sont les besoins de la société qui dirigent. Ces besoins sont des données d’entrée pour les algorithmes qui définissent comment fabriquer les clones.

— Ça me fait un peu peur d’entendre ça. Si les mêmes clones, sont faits, refaits, et mis à) jour encore et encore, depuis des siècles, et que l’humanité n’a plus sa volonté propre… je trouve que c’est une forme de mort.

— Comment ça « une forme de mort » ?

— Ce n’est pas vraiment ça, ils sont tous bien vivants. Mais ils sont tous « destinés » à quelque chose. Je peux aller plus loin, ils sont programmés pour quelque chose. Ils sont programmés avec des gènes mais eux-mêmes choisis par un programme informatique. Ce qui fait que l’humanité n’est plus grand-chose d’autre qu’un programme informatique, une machine biologique. Chacun a son libre arbitre, mais l’humanité a-t-elle toujours le sien ?

— Arrêt Ameer, tu me fais flipper.

— Nous sommes les derniers... »

Je fus interrompu par un vacarme tout près de notre table. Un groupe de sextuplés de l’aile commerciale se chamaillait pour savoir lequel était le plus… le plus quelque chose. Je me demandai à voix basse :

« Ils se battent pour savoir lequel est le plus quoi ?

— Il n’y a pas besoin de mettre quelque chose derrière « plus », ils sont pareil ! répondit un autre clone en s'approchant de moi.

— Mais alors pourquoi se battent-ils ? »

Mon interlocuteur était visiblement de l’aile Administrative dans laquelle nous logions en attendant d’être envoyés ailleurs. Il me répondit :

« Laissez tomber, ils ont le mal du clonage. Ils ont besoin de se différencier. Ceux-là sont plus atteints que la moyenne !

— Il n’y a jamais d’égalité parfaite, lui répondis-je alors que les sextuplés reprenaient leur chamaillerie. En admettant qu’ils soient parfaitement identiques chimiquement et qu’ils aient été élevés de manière parfaitement identique, l’influence de l’environnement est loin d’être négligeable. Ils devraient pouvoir se différencier sans problème.

— Il y a toujours un partage inéquitable, surenchérit Anabella. Il n’y a qu’une place en hublot et une place en couloir, tout ne peut pas être symétrique. La moindre dissymétrie fait pencher la balance dans un sens et l’un prend une place de dominant, d’autres de dominé. Tout ça est très fortement dû au hasard tant ce genre de loi est chaotique. »

J’aime quand Anabella est d’accord avec moi de cette façon, qu’elle complète mon raisonnement. Cela me procure toujours un léger frisson. Elle me fit un clin d’œil car elle m’avait entendu penser. Je conclus notre analyse collective par : « Il n’y a qu’à leur demander de se battre pour savoir qui a eu le plus de chances, ce sera plus simple ».

Le clone prit place à côté de moi, en face d’Anabella. Elle reconnut le clone qui l’avait regardée de manière insistante à la bibliothèque.

Il me regarda et dit « Oui c’est bien ce que je pense. C’est un peu comme ces matchs de télékinésie, en réalité ils n’ont aucun intérêt ! Mais que voulez-vous, c’est le mal de notre temps, tout est bon pour se différencier, vêtements, coupe de cheveux, modulateurs de fréquence vocale, parfums excentriques etc. Tant que ça reste dans la sphère privée évidemment. »

Je voulus lui demander ce qu’étaient des matchs de télékinésie quand Anabella prit la parole.

« Est-ce vous que j’ai vu tout à l’heure à la bibliothèque du premier étage ?

— Oui c’était bien moi. Je m’apprêtais à vous demander un coït mais j’ai été coupé par l’éleveur. »

Il dit cette phrase avec un naturel déconcertant. Mon lien télépathique avec Anabella était toujours présent, mais elle entra dans une rage intérieure telle, que je crois que même sans amplificateur je l’aurais entendue penser.

Anabella se leva, et fit le tour de la table. Elle faisait presque la même taille debout que notre invité assis. Celui-ci ne se douta de rien mais moi, j’étais tout de même sur mes gardes. Elle empoigna les cheveux à l’arrière de la tête de notre interlocuteur et lui écrasa violemment le visage contre la table. Sentant un accès de violence arriver, j’avais pris soin de placer ma main sous le front du malheureux, victime de la sanguinité italienne, juste avant que son visage ne percute la table. Sa tête fut secouée mais j’évitai le pire en l’empêchant de s’exploser le nez sur une surface dure. Anabella comptait persister jusqu’à ce qu’elle parvienne enfin à blesser notre voisin de table qui ne se défendait pas plus que ça.

Je me levai pour la séparer du futur cadavre qui semblait consentir à son sort. Je la pris fermement dans mes bras et lui expliquai qu’il ne serait sans doute pas bon pour nous de déclencher une émeute. Le réfectoire n’était pas particulièrement surveillé, j’en déduisis que les violences n’étaient sans doute pas fréquentes. Seul un agent de sécurité était présent et hésita à s’approcher. Il fit demi-tour quand il vit que la situation s’était calmée. Furieuse et vexée d’avoir été stoppée dans son élan, Anabella nous repoussa et quitta le réfectoire.

« Ça va monsieur ? demandai-je.

— Je vous remercie, je ne m’attendais pas à me faire attaquer, répondit-il les mains légèrement tremblotantes. Que lui a-t-il pris ?

— Excusez-moi de sourire, je la connais bien. Elle s’est emportée mais ce n’est pas bien grave, nous avons évité les dégâts ! répondis-je surexcité par la démonstration de ce choc culturel foudroyant. Vous savez, là d’où je viens, on ne propose pas de relations sexuelles de manière aussi ouverte. Chez certaines personnes, de telles propositions sont reçues comme un manque de respect flagrant.

— D’où venez-vous donc ? Vous semblez effectivement très différent de nous autres.

— Je viens d’une époque lointaine dans le passé. Une époque où le hasard avait une plus grande part qu’aujourd’hui.

— Vous êtes un humain de souche ? C’est incroyable, plus personne n’en a vu depuis des siècles. »

Je ressentis une certaine fierté à me sentir unique. Comme quelque chose de rare, de précieux. « Ces clones sont des barbares ! m’envoya Anabella par la pensée. »

« Oui, je suis ce que vous appelez un humain de souche, fait naturellement par un père et une mère, tout comme Anabella, la jeune femme qui vient de tenter de vous faire avaler cette table.

— Ohh, s’exclama-t-il. Vous n’avez donc pas de matricule qui donne votre référence de modèle, ça tombe sous le sens. La dame en question s’appelle Anabella ? Je suis AdCs187-Smith, vous pouvez m’appeler Adi. Permettez-moi de vous poser une question. Vous avez parlé d’une « jeune femme », Je l’aurais plutôt qualifié d’âgée.

— Comment ?! s’exclama Anabella qui écoutait la conversation, prête à redescendre pour lui faire ravaler ses paroles. Qu’est-ce qu’il a Danny Purvis, il veut que je lui apprenne la politesse ? »

Danny Purvis était un chanteur de notre époque au physique assez peu avantageux. Je coupai la transmission télépathique avant qu’un drame ne se produise, puis je répondis à mon voisin de table.

« Enchanté Adi, je suis Ameer Saliba, tu peux m’appeler Ameer. Quel âge donnerais-tu à Anabella ?

— Je ne sais pas, trente ans sans doute, comme moi, répondit-il alors que je m’assurais que la communication fut bien coupée.

— Et tu trouves que c’est vieux ?

— On peut difficilement faire plus vieux. C’est rare de trouver des gens qui ont au-delà de trente-cinq ans. Tu ne dois pas en être loin toi non plus.

— Je les ai dépassés, mon cher. C’est étonnant, je n’aurais pas cru que l’espérance de vie chuterait autant avec les progrès de la médecine. Là d’où je viens, il est raisonnable d’espérer vivre quatre-vingt-dix ans.

— C’est comme nos plus hauts dirigeants, ceux du consortium. Ils vivent plus longtemps que nous.

— Comment ça, ce ne sont pas des clones comme toi ?

— On utilise le terme « clone » de manière un peu abusive. En réalité nous sommes créés artificiellement dans des éprouvettes chez Human Lab. Nous avons un référencement qui correspond à notre modèle ainsi qu’un nom qui vient s’y adjoindre. Par exemple moi je suis « AdCs187 – Smith ». « Ad » signifie que j’ai été conçu pour travailler dans le secteur administratif. « Cs » signifie que je suis un Cadre Subalterne. « 1 » parce que je suis un homme, on utilise « 2 » pour les femmes… »

« 1 pour les hommes et 2 pour les femmes » pensai-je, c’est comme chez nous. Etant donné l’état d’Anabella, je préférais autant qu’elle n’entendit pas ça.

« … « 87 » correspond à mon numéro de modèle. Tous les clones administratifs cadres subalternes ne sont pas strictement identiques au gène près. Il y a quelques variations d’un clone à l’autre pour assurer un minimum de diversité et d’équilibre. « Smith » est mon nom, c’est assez commun, précisa-t-il sans savoir que je m’en doutais bien. Donc il y a plusieurs AdCs187, et parfois on tombe sur un autre AdCs187 – Smith mais c’est suffisamment rare pour qu’on s’en sorte. Cependant, tous les modèles ne sont pas clonés. Certains sont des modèles uniques fabriqués sur mesure. C’est souvent le cas pour nos dirigeants qui sont rarement remplacés à l’identique sans qu’il n’y ait eu aucune mise à jour.

— Des études ont-elles démontré que les hommes ou les femmes étaient plus adaptés à certains métiers ?

— Je pense que ces paramètres sont connus chez Human Lab ainsi qu’à la tête de toutes les entreprises, mais pas de la population. Cependant le critère « 1 » ou « 2 » est généré aléatoirement pour ne pas créer de déséquilibre dans la population.

— Ah oui bien sûr, dis-je. Mais enfin non, pourquoi ? me repris-je. Vous ne vous reproduisez pas si j’ai bien compris. Vous vivez quand même en couple ?

— Non, nous vivons seuls avec ceux de notre groupe la majorité du temps. Et en effet, nous ne pouvons pas nous reproduire, tous les clones sont stériles. Au début de l’ère des clones, des essais ont été effectués pour produire des clones dénués de désir sexuel. Les résultats montrèrent qu'environ quatre-vingt dix pour cent des clones devenaient dépressifs et dénués de toute motivation. La production est revenue sur ce paramètre.

— Ah oui, me mis-je à rire. J’ai vu que vous aviez une sexualité, vous êtes même très directs.

— Comment ne pas être direct ? Si tu ne demandes pas tu n’as pas de relation sexuelle.

— C’est un peu plus compliqué que ça chez nous. Disons que nous devons y mettre les formes. Mais tu as raison, ça serait plus simple ni nous faisions comme vous.

— Et comment dois-je mettre les formes pour coucher avec votre consœur humaine de souche ? »

Je commençais à être un peu gêné de la tournure de la conversation mais la curiosité me poussait à continuer.

— Je ne pense pas pouvoir te l’expliquer de façon simple, mais je peux te dire que dans notre culture nous sommes assez exclusifs. Parmi les formes que tu te dois de respecter, il faut t’assurer que la femme que tu convoites n’a pas déjà un partenaire unique. Je vais te simplifier la tâche, concernant Anabella, je suis son partenaire unique. »

Je me sentis en légère discordance avec ma bonne morale en formulant la chose de cette manière. Il faut dire que tout le monde ne respecte pas forcément ce raisonnement, et que même dans ce cas, Anabella et moi n’étions pas officiellement en couple. Qu’importe, elle n’entendait pas.

« Ah très bien, accepta Smith, il n’est pas possible de coucher avec elle.

— Je te rassure il y a une contrepartie, je ne pourrai pas non plus aller demander aussi simplement que tu le fais à une jolie clone de coucher avec moi.

— Vous êtes très compliqués, constata-t-il. Pour nous, c’est nécessaire d’être direct pour maximiser nos chances. Les clones administratifs n’ont pas un physique très recherché dans notre culture.

— C’est absurde de ne pas optimiser le physique des clones s’il est constaté qu’il est bon pour leur productivité d’avoir des relations intimes.

— C’est la raison pour laquelle des clones prostitués sont fabriqués en grande quantité. Ils sont entièrement gérés par une branche du consortium. Les prix sont assez élevés et l’argent va directement au consortium qui partage les gains dans les entreprises qui le composent.

— C’est horrible, ils instrumentalisent le sexe ! »

Je me sentis idiot après avoir prononcé cette dernière phrase. Quoi qu’il en fût, je me rendais compte petit à petit que celle société était peut-être plus moche que cette de laquelle je venais.

« Mais nous parlions de l’espérance de vie de vos dirigeants, repris-je. Pourquoi vivent-ils plus longtemps ? Ils sont bien fabriqués dans des éprouvettes comme vous ?

— Ah ça oui ça ne change pas.

— Alors pourquoi vivent-ils plus longtemps ?

— Ils ont eu un peu plus de chance que nous autres… »

Smith s’apprêtait à m’expliquer quand je vis que j’étais en retard pour suivre mon cours général.

« Adi, tu m’expliqueras ça plus tard. Je dois filer. Je suis dans la chambre cent vingt et un, Anabella dans la chambre cent vingt-deux. Passe me voir plus tard. ».

Adi baissa les yeux et me laissa partir. Il se leva à son tour et dit « Méfie-toi de cet endroit », puis il quitta la pièce par l’autre côté. C’est ainsi que nous fîmes la rencontre de Smith. Il avait commencé à me montrer que ce nouveau monde réservait de nombreuses surprises. Et tel un enfant, je les découvrais progressivement en retournant à l’école…

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